Œuvres de Albert Glatigny/Maigre vertu

Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 159-160).

Maigre Vertu.


À Amédée Rolland.


Elle a dix-huit ans et pas de poitrine,
Sa robe est très-close et monte au menton,
Rien n’en a gonflé la chaste lustrine,
Elle est droite ainsi qu’on rêve un bâton.

Son épaule maigre a des courbes folles
Qui feraient l’orgueil des angles brisés ;
Ses dents, en fureur dans leurs alvéoles,
Semblent dire : Arrière !… au chœur des baisers.

Ses yeux sont gris trouble, et des sourcils rares
Ombrent tristement un front bas et plat
Qu’oppriment encor des bandeaux bizarres
De petits cheveux châtains sans éclat.

Heureux qui fera tomber les ceintures
De cette angélique enfant ! Ô trésor,
Qui fait des sirops et des confitures
Telles que jamais on n’en fit encore !


Ça n’a pas de cœur ! — La moindre fadaise
La fait aussitôt rougir jusqu’aux yeux.
Et de sa figure atone et niaise
Rien n’a déridé l’aspect soucieux.

Sa mère en est fière et se voit revivre
Dans ce mannequin rebutant et sec,
Dans ce long profil aux reflets de cuivre
Fait pour maintenir l’Amour en échec.

Et ça doit pourtant se changer en femme !
J’ignore au moyen de quel talisman ;
Mais on chantera son épithalame,
Un baby rosé lui dira : « Maman ! »

Qui donc remplira ce devoir austère ?
Ne cherchons pas loin. Dieu, dans sa bonté,
A créé pour elle un jeune notaire,
Homme sérieux, de blanc cravaté,

Et tous deux feront d’autres jeunes filles
Aux regards sans flamme, aux coudes pointus,
Pour qu’on voie encore au sein des familles
Fleurir le rosier des maigres vertus.