Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/Les Lépadées
LES LÉPADÉES.
Les mémoires si profonds et si féconds en résultats, du docteur Carus, sont toujours pour moi une source de plaisir et d’instruction. Toute ma vie je me suis, occupé d’histoire naturelle, mais j’avais plutôt des croyances et des présomptions qu’un savoir basé sur l’observation ; grâce à lui, chacune des parties du règne animal devient claire à mes yeux, je vérifie dans les détails les faits que j’avais déduits de l’ensemble, et plus d’un résultat dépasse mes espérances et mes prévisions. Je trouve en cela la plus douce récompense de mes consciencieux efforts, et je songe avec plaisir à telle ou telle particularité que j’avais, pour ainsi dire, prise au vol, et notée dans l’espoir qu’elle pourrait bien un jour vivifier quelque partie de la science. Je rapporterai donc ici quelques observations sur les Lépadées, telles que je les trouve consignées dans mes papiers.
Toute coquille bivalve, étant séparée du monde extérieur par son enveloppe calcaire, doit être considérée comme un individu : son genre de vie, ses mouvements, son mode de nutrition et de reproduction, tout le prouve. Le Lepas anatifera semble, au premier abord, un mollusque bivalve ; mais nous voyons bientôt qu’il y a plus de deux valves ; nous trouvons, en effet, deux valves accessoires qui sont nécessaires pour recouvrir cet animal et tous les cirrhes dont il est muni (9). Tout cela est facile à comprendre si l’on a sous les yeux le mémoire de Cuvier sur les Anatifs, inséré dans ceux du Muséum d’histoire naturelle, t. II, p. 100. Aussi ne voyons-nous pas en lui un être isolé, mais plusieurs réunis par un pédicule ou un tube avec lequel ils peuvent se fixer, et dont l’extrémité inférieure se dilate comme un utérus, et possède la propriété de sécréter des coquilles à l’extérieur. Il existe donc sur la peau de ce pédicule des places régulières, correspondantes à certaines parties internes de l’animal ; ce sont cinq points déterminés d’avance, où se forme la substance calcaire, et qui s’accroissent jusqu’à une certaine limite, à partir du moment où ils commencent à se montrer.
Nous pourrions observer pendant long-temps le Lepas anatifera sans acquérir plus de lumières sur ce phénomène ; mais l’examen d’une espèce voisine, le Lepas polliceps, nous conduit à des vues générales et profondes. L’organisation de l’ensemble est la même, mais la peau du pédicule n’est pas unie ou bien seulement ridée comme dans l’autre ; elle est rugueuse et parsemée d’un grand nombre de petits points saillants arrondis et tellement rapprochés qu’ils se touchent. Nous nous permettrons de soutenir que chacune de ces petites élévations a reçu de la nature la faculté de former une coquille ; et nous le croyons tellement, qu’avec un grossissement médiocre nous serions certains de le voir. Mais ces points ne sont des coquilles que dans le possible, et elles ne se réalisent pas, tant que le pédicule conserve les dimensions étroites qu’il a naturellement au commencement de sa formation. Mais dès que l’enveloppe immédiate de la partie inférieure s’étend, alors l’existence des coquilles possibles tend à se réaliser. Dans le Lepas anatifera, leur nombre est borné ; dans le Lepas polliceps, la même loi subsiste toujours, seulement les nombres ne sont pas limités ; car derrière les cinq centres principaux de la coquille il se forme des coquilles supplémentaires dont l’animal a besoin pour se couvrir et se défendre, à mesure qu’il prend de l’accroissement ; les coquilles principales, qui s’arrêtent dans leur développement, devenant insuffisantes pour cet objet.
Admirons ici l’activité de la nature qui remplace une force insuffisante par le nombre des forces. Car lorsque les coquilles principales ne vont pas jusqu’au rétrécissement, il se produit, dans tous les espaces vides qu’elles laissent entre elles, de nouvelles séries de coquilles de plus en plus petites qui forment à la fin autour du bord de la dilatation une rangée de petites perles. Là cesse toute transition de la possibilité à la réalité.
Nous voyons aussi que l’expansion de la partie inférieure du pédicule est la condition nécessaire pour qu’il se forme de nouvelles coquilles. Il semble, en examinant les choses de près, que chaque point de formation se hâte d’envahir les autres pour s’agrandir à leurs dépens, dans le moment même où ils sont sur le point de se développer. Une coquille, quelque petite qu’elle soit, ne saurait être absorbée par une plus grande ; tout ce qui est se fait équilibre. Aussi voit-on dans le Lepas anatifera une croissance régulière et normale qui, dans le Lepas polliceps, prend un plus grand développement, de manière que chaque point isolé s’étend et s’approprie le plus d’espace qu’il peut.
Mais ce que nous devons signaler à l’admiration des observateurs, c’est que la loi, qui est pour ainsi dire éludée, n’entraîne pas nécessairement de la confusion, mais que les centres réguliers d’action et de formation du Lepas anatifera se retrouvent dans le Lepas polliceps, si ce n’est que l’on voit d’espace en espace de petits mondes qui s’étendent l’un sur l’autre, sans pouvoir empêcher que des productions semblables ne se forment et ne se développent, quoique resserrées et réduites à une plus petite échelle.
Celui qui aurait le bonheur d’observer ces animaux au microscope dans le moment où le pédicule d’allonge et où commence la sécrétion de la coquille, celui-là verrait sans doute un des spectacles les plus étonnants qui puissent réjouir les yeux d’un naturaliste. Comme, dans ma manière d’étudier, de savoir et de jouir, je suis forcé de m’en tenir à des symboles ; ces êtres sont des fétiches dont les mystères ne me seront jamais dévoilés ; mais par leur organisation singulière, ils personnifient cette nature qui, tenant de Dieu et de l’homme, tend sans cesse à s’affranchir des lois qu’elle s’est elle-même posées et qu’elle observe cependant dans ses moindres productions, comme dans les plus grands phénomènes