Œuvres critiques/Une campagne/La fille au théâtre

Charpentier (tome 2p. 523-525).

LA FILLE AU THÉÂTRE

L’autre soir, en voyant le Mariage d’Olympe au Gymnase, je songeais aux singuliers rôles que la convention théâtrale fait jouer à la courtisane sur notre scène française, depuis cinquante ans. Je demande à indiquer ici, dans les grandes lignes, ce chapitre intéressant et instinctif de notre histoire sociale et littéraire.


C’est d’abord, dans le coup de lyrisme du romantisme, l’apothéose de la fille transfigurée par l’amour. Nos pères, des gens de gaieté et de santé qui riaient de l’adultère et n’en avaient pas encore fait le thème larmoyant et féroce exploité par nos auteurs dramatiques, connaissaient bien la courtisane amoureuse et écrivaient même sur elle de fort jolis contes, d’une humanité pénétrante et attendrie ; mais jamais ils n’auraient eu l’étrange idée de sanctifier la courtisane, en la tirant de son plaisir et de son cœur de femme qui a beaucoup aimé. Après les déclamations superbes de Rousseau, la folie lyrique se déclare et nous donne logiquement Marion Delorme, redevenue vierge dans les bras de Didier.

Voilà désormais le thème que la littérature va développer, tant qu’une réaction violente ne se produira pas. Remarquez que la réhabilitation de la courtisane devait fatalement se trouver dans le programme du romantisme. Il arrivait au théâtre pour remplacer la tragédie par le drame, et opposait le moyen âge à l’antiquité, l’action aux récits, la passion au devoir. Du moment que la passion triomphait quand même sur le devoir, le plus grand triomphe était de relever les filles tombées dans la boue et de les baiser au front comme des saintes. L’antithèse, cette figure de rhétorique qui a suffi au génie de Victor Hugo, s’épanouissait là, avec un éclat extraordinaire.

Naturellement, il ne faut pas chercher ici un document humain, exact et observé. Le romantisme se moquait bien de la vérité humaine, telle que nous la coudoyons dans la vie de chaque jour ! Il procédait par idées générales, ou plutôt par sensations générales. Il employait toujours les personnages abstraits de la tragédie, des êtres métaphysiques et conventionnels ; seulement, il les costumait d’une autre façon. Marion, par exemple, n’était pas une courtisane étudiée dans son tempérament et dans son action propre, faite par le milieu et agissant sur ce milieu. Elle était la courtisane, c’est-à-dire un type généralisé ; elle représentait une idée, la sainteté de l’amour, le pardon par l’amour ; elle devenait un argument lyrique en faveur de la toute-puissance de la passion.

Victor Hugo a écrit là-dessus des vers admirables et a fait un drame qui gagnerait à être mis en musique. Mais cela est nul comme valeur d’observation. On sourit, on hausse les épaules. Le fameux vers : « Son amour m’a refait une virginité », est devenu une plaisanterie courante. Le pis est que notre littérature dramatique en est restée faussée pour longtemps. La fille divinisée, mourant d’amour, se poignardant ou crachant le sang, est une des bonnes plaisanteries du lyrisme romantique dont le siècle a sangloté.


Ensuite, M. Alexandre Dumas fils est venu et a embourgeoisé Marion Delorme dans la Dame aux camélias. Au fond, les deux sujets sont identiques ; d’un côté comme de l’autre, c’est le rachat de la fille par la sincérité de son amour et par la lutte qu’elle doit soutenir contre son passé. Seulement, M. Dumas, tout en gardant le thème, a fait plus vulgaire et par conséquent plus vrai.

Entendons-nous, ce vrai-là n’est que relatif, car l’observation est encore absente. Marguerite Gautier, pas plus que Marion Delorme, n’est une fille, une des vingt mille filles qui emplissent Paris. L’auteur a voulu une histoire particulière ; il l’a choisie, il l’a surtout arrangée pour la plus grande émotion des spectateurs, ce qui était son droit. Son œuvre peut être une œuvre remarquable, celle où il a mis le plus de jeunesse et le plus de cœur. Mais elle n’a toujours pas le son de la réalité, elle est banale à force d’être attendrissante, elle reste du lyrisme en peignoir et en redingote.

Armand rencontre Marguerite, et tous deux sont ravis sur les sommets de l’amour romantique ; arrive le père d’Armand, sentencieux et pleurard lui aussi, qui décide Marguerite à quitter le jeune homme pour ne pas compromettre son avenir ; et voilà Marguerite qui, dans un excès de dévouement aussi sublime que ridicule, feint de retomber dans le ruisseau, et voilà Armand qui l’insulte en lui jetant de l’argent à la figure, et voilà Marguerite qui en meurt de la poitrine, entre ses bras !

On comprend l’action énorme d’une pareille histoire sur le public. Mais comparez un instant Manon Lescaut à la Dame aux camélias, et voyez combien Manon est vivante en face de Marguerite, combien elle est jeune et vraie, justement parce qu’elle reste une fille, jusque dans la sincérité de ses tendresses. C’est que l’abbé Prévost n’a pas été gêné par l’idée romantique du rachat de la courtisane, de la fameuse virginité retrouvée dans l’amour, tandis que M. Dumas, malgré lui peut-être, déifie Marguerite, s’arrange pour qu’elle n’ait plus d’hommes après Armand, et se hâte de la tuer, de la transfigurer dans le martyre de sa passion. Aussi Manon, avec toutes ses fautes, avec son existence de fille folle de sa chair, demeure-t-elle l’éternelle jeunesse, et Marguerite n’est-elle à côté qu’une héroïne lamentable, qu’une figure voulue par l’auteur et poussée dans un certain sens, en dehors de documents exacts.

Certes, je sais qu’il faut tenir compte à M. Dumas des obstacles qu’il devait rencontrer au théâtre. Il eut toutes les peines du monde à faire représenter son drame, qui parut aux contemporains de la plus grande hardiesse. Déjà Victor Hugo avait dû attendre la Révolution de 1830 pour que Marion Delorme fût jouée. Cette question de la fille au théâtre a longtemps révolté la censure, même lorsque les auteurs faisaient de la fille une sainte. D’ailleurs, M. Dumas, qui a beaucoup osé sur les planches, professait et professe encore, je crois, le respect de certaines conventions, qu’il déclare inexpugnables. Ainsi, il prétend, dans une de ses préfaces, que jamais le public ne tolérera une femme ayant deux amants à la fois, ou passant de l’un à l’autre ; ce qui rend la peinture de la fille impossible, car elle n’existe qu’à la condition de se donner ou de se vendre. Et voilà sans doute pourquoi personne, pas plus M. Dumas que Victor Hugo, ne nous a montré la fille dans son rôle de fille ; ils ne nous donnent que le passé de la fille, ils la prennent quand elle cesse précisément d’être une fille, et ils la transforment alors d’un coup de baguette magique, pour nous forcer à l’applaudir dans la fantasmagorie de la rédemption. Que ce soit nécessité scénique ou besoin de lyrisme, il y a là, devant nos réalités quotidiennes, un tour d’escamotage.

Je crois donc que les scrupules du public de son temps auraient pu gêner M. Dumas dans l’expression complète de la vérité. Mais j’ajoute qu’il ne me paraît pas avoir voulu cette vérité, car l’idée même de la Dame aux camélias, cette idée de la fille rachetée par l’amour et la mort, exclut l’étude vraie de la femme galante, telle que nous la connaissons. Pour conclure, ce n’est là qu’une histoire sentimentale quelconque dans laquelle on a malheureusement vu l’avènement de la fille au théâtre.


Alors, se produisit une réaction fatale. On était en 1852. La Dame aux camélias, à vingt et un ans de distance, reprenait le thème lyrique de Marion Delorme. Notre littérature s’emplissait de filles éplorées, qui se traînaient aux pieds de leurs amants et qui se mouraient de la poitrine ; c’était une rédemption générale, une purification des cœurs dans les flammes de la passion ; si bien que tout ce lyrisme à faux, toutes ces plaisanteries trempées de larmes, finirent par exaspérer des gens de tempérament plus net et plus honnête. On les ennuyait avec ces contes mensongers et dangereux, l’heure était venue de renfoncer les filles dans la boue, d’autant plus profondément qu’on venait de les hausser plus haut !

Et les Filles de marbre furent écrites, et on les joua au Vaudeville en 1853. C’était une réponse. Victor Hugo et M. Dumas avaient déclaré que le cœur de la fille était assez plein d’amour pour lui mériter tous les pardons. Théodore Barrière et Lambert Thiboust répondaient que le cœur de la fille était de pierre et que quiconque avait la folie de l’aimer mourait d’un anévrisme. Ce n’était plus Marguerite qui agonisait sur les planches, au grand larmoiement du public ; c’était l’amant, c’était Raphaël qui faisait couler des flots de larmes, en venant rendre l’âme entre sa mère et sa fiancée. La situation se trouvait retournée, simplement ; et les bons spectateurs que les filles poitrinaires avaient si fort attendris, ne marchandaient pas davantage leur émotion aux pauvres amoureux atteints d’une maladie de cœur ; ce qui prouve, par parenthèse, que le public se moque absolument des thèses et qu’il demande uniquement aux auteurs de le faire rire ou pleurer.

D’ailleurs, Théodore Barrière et Lambert Thiboust, au point de vue de l’observation vraie, étaient aussi profondément dans le faux que Victor Hugo et M. Dumas. Eux aussi, partaient de leur volonté personnelle, d’une idée arrêtée à l’avance, au lieu d’interroger d’abord la réalité des faits et d’accepter les documents. Ils plaidaient : leurs confrères avaient dit blanc, eux disaient noir, violemment, pour protester ; et, entre ces deux affirmations, de pur caprice, et qui n’envisageaient chacune les choses que d’un côté, la nature tranquille continuait son œuvre. Leur Marco, avec son persiflage, son indifférence glacée, son grandissement de statue, est aussi peu humaine, aussi arrangée que Marion et Marguerite, avec leurs extases et leurs tendresses affolées. Il y a quelques scènes vigoureuses dans les Filles de marbre, des mots terribles, de belles cruautés. Mais comme tout le reste sonne le mensonge, et quelle étrange imagination que d’avoir poussé Marco au mélodrame, jusqu’à lui faire disputer Raphaël à Marie ! Je ne parle pas de cette Marie, une réduction de Mignon, qui est d’une bien étonnante fantaisie, dans un drame tout moderne. Si l’on reprenait les Filles de marbre, je crois que l’œuvre paraîtrait terriblement vieillie.

Ainsi, pas de milieu : ou la fille au théâtre est un ange, ou elle est un démon. Les uns en ont fait une repentie qui gagne tous les cœurs ; les autres ont riposté en en faisant une traîtresse qu’ils exécutent aux applaudissements du public. Voilà ce que les auteurs ont voulu. Quant à la vérité, à ce qui existe, tant pis ! personne ne s’en inquiète.


J’arrive au Mariage d’Olympe. M. Émile Augier, à son tour, étudie la fille, et, de parti pris également, se montre plus rude encore que Théodore Barrière et Lambert Thiboust. C’est toujours la même thèse, la thèse opposée à celle de Victor Hugo et de M. Dumas : une fille ne peut être qu’un monstre, une femme sans cœur et gâtée. Seulement, il pousse la logique de son paradoxe jusqu’à vouloir qu’on tue ces femmes comme des chiens, lorsqu’elles ont réussi par la ruse à s’installer dans une honnête famille.

On connaît l’histoire de cette Olympe Taverny qui se fait épouser par un grand dadais et qui aspire à entrer dans le vrai monde, où bientôt elle se conduit comme une pas grand’chose. Jusque-là, c’est parfait, MM. Meilhac et Halévy, avec leur analyse si finement parisienne, auraient tiré trois actes charmants de cette donnée. Mais où l’aventure se gâte, c’est lorsque M. Émile Augier tourne au terrible, fait d’Olympe une atroce coquine qui veut déshonorer les demoiselles bien élevées, et se met ainsi, de lui-même, dans la nécessité de l’abattre au dénouement d’un coup de pistolet. Eh ! grand Dieu ! où a-t-il pris ces faits ? Si l’histoire est vraie, elle est bien exceptionnelle. Ce n’est plus, dès lors, l’étude de la fille dans notre société ; c’est simplement l’étude d’une gredine quelconque.

Que M. Émile Augier regarde autour de lui. Nos Olympes se marient souvent, et parfois avec des comtes de Puygiron. Je ne dis pas que ces mariages tournent pour le mieux et que les maris soient longtemps enchantés de leurs femmes. Mais n’est-il pas d’une observation constante que les Olympes, dès leur entrée dans le monde, n’ont plus qu’un désir, celui de se faire accepter, de jouer à la grande dame, de donner le pain bénit ? même elles deviennent souvent d’une pruderie féroce. Peut-être ont-elles certains besoins de débauche ; seulement, elles se cachent, et si elles s’oublient avec leurs laquais, personne n’en sait rien. Voilà ce que donne la généralité des faits.

Certes, le Mariage d’Olympe reste une œuvre dramatique puissante, mais cette œuvre est, selon moi, d’une observation souvent fausse, surtout dans sa brutalité voulue. Et, qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est point parce qu’elle est hardie, que toujours le public s’est cabré devant elle ; c’est parce qu’elle n’est pas humaine, parce qu’elle sent le parti pris d’un auteur qui veut prouver quelque chose et qui dès lors se moque du vrai. Si la Dame aux camélias et les Filles de marbre ont passionné Paris, malgré leur mensonge, cela s’explique par leur côté sentimental ; tandis que le Mariage d’Olympe, sec, froid, volontairement et faussement cruel, n’a pas l’émotion nécessaire pour dissimuler son paradoxe sous les larmes. Une salle peut bien applaudir la vérité, du moins je veux le croire ; mais il est certain que, si elle applaudit un mensonge, il faut que ce mensonge soit aimable ou attendrissant.

L’insuccès relatif du Mariage d’Olympe m’avait toujours préoccupé. Est-ce que réellement le public refusait une peinture vraie de la courtisane ? J’ai vu la pièce à la scène, et je suis certain que le public refuse simplement un réquisitoire blessant dans son obstination. Malgré sa valeur littéraire, l’œuvre est condamnée, parce que, sous son apparente crudité d’analyse exacte, elle est mensongère. En tout cas, Olympe est une traîtresse du boulevard du crime, elle n’est pas la fille moderne.


Voilà donc la fille au théâtre, dans les œuvres maîtresses de notre temps. On a fait asseoir la fille sur la sellette dramatique, et tandis que, d’un côté, Victor Hugo et M. Dumas plaidaient le pardon par l’amour, de l’autre Théodore Barrière, Lambert Thiboust et M. Émile Augier réclamaient la tête de la coupable, en la noircissant de tous les crimes. Je vois bien là des avocats, la défense et l’accusation. Mais où donc sont les savants et les observateurs, qui, après avoir étudié sérieusement la fille, nous diront la vérité sur elle ?

Mon Dieu ! oui, c’est là ce que je réclame. Je crois le théâtre mûr pour la vérité, j’estime que si M. Dumas refaisait la Dame aux camélias, il ne serait plus obligé de mentir, car le public commence à comprendre que la morale n’est pas dans l’erreur. Prenez la fille moderne, et étudiez-la. Elle n’est pas plus Marion et Marguerite qu’elle n’est Marco et Olympe. Presque toujours, elle se présente comme une force inconsciente ; si elle corrompt et désorganise, ce n’est pas comme une traîtresse de mélodrame, mais comme un ferment de pourriture, que la société dépose elle-même et qu’elle laisse ensuite germer et grandir. Le milieu fait la fille, qui plus tard, par une action réflexe, gâte le milieu. Tout le problème scientifique de la prostitution est là et pas ailleurs.

On me dira : « Pourquoi étudier la fille ? Cela est sale et répugnant. » Sans doute. Mais Victor Hugo et les autres ont bien commencé, et ils n’ont eu que le tort de mentir, car le mensonge, même quand il est noble, n’est jamais bon. Ensuite, il me paraît lâche de reculer devant certains problèmes, sous le prétexte qu’ils sont troublants. C’est l’égoïsme heureux, c’est l’hypocrisie satisfaite, érigés en système : laissez faire, cachons le mal, célébrons la vertu absente et buvons frais. Je comprends la morale d’une autre façon. Elle n’est pas dans la déclamation lyrique, elle est dans la connaissance exacte des faits. Et c’est là ce naturalisme, qui soulève tant de rires et que l’on couvre de boue si bêtement.

Je finirai par ces grandes paroles de Claude Bernard : « On a compris qu’il ne suffit pas de rester spectateur inerte du bien et du mal, en jouissant de l’un et en se préservant de l’autre. La morale moderne aspire à un rôle plus grand : elle cherche les causes, veut les expliquer et agir sur elles ; elle veut, en un mot, dominer le bien et le mal, faire naître l’un et le développer, lutter avec l’autre pour l’extirper et le détruire. »