Œuvres critiques/La Vérité en marche/Lettre au Sénat

Charpentier (Œuvres critiques, t. 2p. 702-709).

LETTRE AU SÉNAT

Ces pages ont paru dans l’Aurore, le 29 mai 1900.

Huit mois s’étaient de nouveau écoulés, entre le précédent article et celui-ci. L’Exposition universelle avait ouvert ses portes le 15 avril 1900, on se trouvait en pleine trêve. Et mon procès de Versailles était remis régulièrement de session en session. Tous les trois mois, on m’assignait, afin que la prescription ne fût pas acquise ; et, le lendemain, je recevais un autre papier, me prévenant de n’avoir pas à me déranger. Il en était de même pour mon affaire des trois experts, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, qu’on renvoyait de mois en mois, indéfiniment. — Il a fallu près de quinze mois, après la grâce d’Alfred Dreyfus, pour mûrir le monstre, la loi d’amnistie, la loi scélérate.

Messieurs les Sénateurs,

Le jour où, la mort dans l’âme, vous avez voté la loi dite de dessaisissement, vous avez commis une première faute. Vous, les gardiens de la loi, vous avez permis un attentat à la loi, en enlevant un accusé à ses juges naturels, soupçonnés d’être des juges intègres. Et c’était déjà sous la pression gouvernementale que vous cédiez, au nom du bien public, pour obtenir l’apaisement qu’on vous promettait, si vous consentiez à trahir la justice.

L’apaisement ! Souvenez-vous qu’au lendemain de l’arrêt de la Cour de cassation, toutes chambres réunies, l’agitation a repris plus violente, plus meurtrière. Vous vous étiez déshonorés en pure perte, du moment que votre loi de circonstance, dont on attendait l’injustice désirée, tournait au triomphe de l’innocent. Et souvenez-vous qu’il s’est trouvé un tribunal militaire pour consommer quand même la suprême iniquité, soufflet à notre plus haute magistrature, dont la conscience nationale aura à rougir, tant que l’outrage n’aura pas été réparé.

Aujourd’hui, on vous demande de commettre une seconde faute, la dernière, la plus maladroite et la plus dangereuse. Ce n’est plus d’une loi de dessaisissement qu’il s’agit, c’est d’une loi d’étranglement. Vous n’aviez fait que changer les juges, vous êtes sollicités cette fois de dire qu’il n’y a plus de juges. Après avoir accepté la vilaine besogne d’adultérer la justice, vous voilà chargés de déclarer la justice en faillite. Et, de nouveau, on vous met sur la gorge la nécessité politique, on vous arrache votre vote au nom du salut de la patrie, on vous affirme que, seule, votre mauvaise action peut nous donner l’apaisement.

L’apaisement ! Il ne saurait être que dans la vérité et dans la justice. Vous ne l’obtiendrez pas plus en supprimant les juges que vous ne l’avez obtenu en les changeant. Vous l’obtiendrez moins encore, car vous aggravez la décomposition sociale, vous jetez le pays à plus de mensonge et à plus de haine. Et, lorsque apparaîtra la misère de cet expédient d’une heure, lorsque tant d’ordures enterrées achèveront d’empoisonner et d’affoler la nation, c’est vous qui serez les responsables, les coupables, les mandataires dont l’histoire dira la criminelle faiblesse.

Il y a plus de deux mois déjà, messieurs les Sénateurs, lorsque j’ai demandé à être entendu par votre Commission, mon désir était surtout de protester devant elle contre le projet d’amnistie dont on nous menaçait. Cette protestation, je n’écris aujourd’hui cette lettre que pour la renouveler avec plus d’énergie encore, à la veille du jour où vous allez être appelés à discuter cette loi d’amnistie, que je considère à mon point de vue personnel comme un déni de justice, et au point de vue de notre bonheur national comme une tache ineffaçable.

Ce que j’ai dit devant votre Commission, ai-je besoin de vous le répéter ici ? On finit par éprouver quelque fatigue et quelque honte à redire sans cesse les mêmes choses. C’est une histoire que sait le monde entier, qu’il a jugée depuis longtemps, au sujet de laquelle des Français seuls peuvent continuer à se battre, dans le coup de démence des passions politiques et religieuses. J’ai dit qu’après m’avoir brutalement fermé la bouche à Paris, par l’impudent « La question ne sera pas posée », et qu’après avoir voulu, à Versailles « serrer la vis à Labori », il était vraiment monstrueux de me refuser le procès que j’ai voulu, les juges que j’ai payés à l’avance de tant d’outrages, de tant de tourments et de près d’une année d’exil, pour l’unique triomphe de la vérité. J’ai dit que jamais amnistie plus extravagante ni plus inquiétante n’aura bafoué le droit, car on n’a jamais amnistié à la fois que des délits et des crimes du même ordre, en faveur de condamnés subissant déjà leur peine, tandis qu’il s’agit ici d’amnistier le plus étrange mélange d’actes différents, commis dans des ordres divers, dont plusieurs n’ont pas même encore été soumis aux tribunaux. Et j’ai dit que l’amnistie était faite contre nous, contre les défenseurs du droit, pour sauver les véritables criminels, en nous fermant la bouche par une clémence hypocrite et injurieuse, en mettant dans le même sac les honnêtes gens et les coquins, suprême équivoque qui achèvera de pourrir la conscience nationale.

D’ailleurs, je n’ai pas été le seul à dire ces choses, ce jour-là. Le colonel Picquart et M. Joseph Reinach avaient voulu, comme moi, être entendus par votre Commission. Et cette dernière a donc eu l’édifiant spectacle de trois hommes dont les cas sont absolument différents, et dont on entend se débarrasser par le même moyen expéditif du déni de justice. Ils ne se connaissaient pas avant l’Affaire, ils sont venus de trois mondes opposés, ils se trouvent l’un sous la seule menace d’une action devant un conseil de guerre, l’autre avec un procès en cours devant les assises, le troisième condamné par défaut à trois mille francs d’amende et à un an de prison. N’importe, on confond leurs cas, on les jette à la même solution bâtarde, sans se soucier de la situation atroce où on les laisse, de leur vie brisée, des accusations dont ils ne pourront se laver, des preuves de leur bonne foi qu’ils ne pourront apporter. On achève de les salir en les renvoyant dos à dos avec des bandits, par une comédie infâme qui entend donner une couleur de magnanimité patriotique à une mesure d’iniquité et de lâcheté universelles. Et vous ne voulez pas que ces trois hommes protestent de toute leur douleur de citoyens lésés dans leurs intérêts et dans leur amour de la grande France, dont ils n’ont cru être que les dignes enfants ! Certes, je proteste encore, et je sais bien que le colonel Picquart et M. Joseph Reinach protestent ici avec moi, comme ils l’ont fait le jour où nous avons déposé devant votre Commission.

Mais, ces choses, messieurs les Sénateurs, tout le monde les sait, vous les savez vous-mêmes mieux que personne, étant dans la coulisse politique où la monstrueuse aventure s’est cuisinée. Votre Commission les savait, ce qui explique l’angoisse juridique où elle s’est longtemps débattue, la répugnance qu’elle éprouvait à patronner un projet indigne, répugnance dont la pression gouvernementale, dans les circonstances que vous connaissez, a pu seule avoir raison. Vous-mêmes, j’en suis certain, vous convenez tout bas que jamais on ne vit pareil amas de turpitudes, de mensonges et de crimes, d’illégalités flagrantes et de dénis de justice. C’est même l’épouvantable entassement des attentats et des hontes qui vous terrifie. Comment nettoyer le pays de tout cela ? Comment faire rendre la justice à chacun, sans que la France du passé en soit ruinée, jusque dans ses vieilles fondations, et sans être obligé de reconstruire enfin la jeune et glorieuse France de demain ? Et les pensées lâches naissent dans les esprits les plus fermes, il y a trop de cadavres, on va creuser un trou pour les enfouir à la hâte, avec l’espoir qu’on n’en parlera plus quand on ne les verra plus, quitte à ce que leur décomposition perce la mince couche de terre qui les recouvre, et fasse bientôt crever de la peste le pays tout entier.

C’est bien cela, n’est-ce pas ? et nous sommes d’accord sur ce point que le mal, monté des profondeurs cachées du corps social, révélé au plein jour, est effroyable. Et nous ne différons que sur la manière de tenter la guérison. Vous, hommes de gouvernement, vous enterrez, vous paraissez croire que ce qu’on ne voit plus n’existe plus ; tandis que nous autres, simples citoyens, nous voudrions purifier tout de suite, brûler les éléments pourris, en finir avec les ferments de destruction, pour que le corps tout entier retrouve la santé et la force.

Et l’avenir dira qui avait raison.

L’histoire est fort simple, messieurs les Sénateurs, mais il n’est pas inutile de la résumer ici.

Au début, dans l’affaire Dreyfus, il n’y a eu qu’une question de justice, l’erreur judiciaire dont quelques citoyens, de cœur plus juste, plus tendre que les autres sans doute, ont voulu la réparation. Personnellement, je n’y ai pas vu d’abord autre chose. Et voilà que, bientôt, à mesure que la monstrueuse aventure se déroulait, que les responsabilités remontaient plus haut, gagnaient les chefs militaires, les fonctionnaires, les hommes au pouvoir, la question s’est emparée du corps politique tout entier, transformant la cause célèbre en une crise terrible et générale, où le sort de la France elle-même semblait devoir se décider. C’est ainsi que, peu à peu, deux partis se sont trouvés aux prises : d’un côté, toute la réaction, tous les adversaires de la véritable République que nous devrions avoir, tous les esprits qui, sans qu’ils le sachent peut-être, sont pour l’autorité sous ses diverses formes, religieuse, militaire, politique ; de l’autre, toute la libre action vers l’avenir, tous les cerveaux libérés par la science, tous ceux qui vont à la vérité, à la justice, qui croient au progrès continu, dont les conquêtes finiront par réaliser un jour le plus de bonheur possible. Et, dès lors, la bataille a été sans merci.

De judiciaire qu’elle était, qu’elle aurait dû rester, l’affaire Dreyfus est devenue politique. Tout le venin est là. Elle a été l’occasion qui a fait monter brusquement à la surface l’obscur travail d’empoisonnement et de décomposition dont les adversaires de la République minaient le régime depuis trente ans. Il apparaît aujourd’hui à tous les yeux que la France, la dernière des grandes nations catholiques restée debout et puissante, a été choisie par le catholicisme, je dirai mieux par le papisme, pour restaurer le pouvoir défaillant de Rome ; et c’est ainsi qu’un envahissement sourd s’est fait, que les jésuites, sans parler des autres instruments religieux, se sont emparés de la jeunesse, avec une adresse incomparable ; si bien qu’un beau matin, la France de Voltaire, la France qui n’est pourtant pas encore retournée avec les curés, s’est réveillée cléricale, aux mains d’une administration, d’une magistrature, d’une haute armée qui prend son mot d’ordre à Rome. Les apparences illusoires sont tombées d’un seul coup, on s’est aperçu que nous n’avions de la République que l’étiquette, on a senti que nous marchions sur un terrain miné de toutes parts, où cent années de conquêtes démocratiques allaient s’effondrer.

La France était sur le point d’appartenir à la réaction, voilà le cri, voilà la terreur. Cela explique toute la déchéance morale où la lâcheté des Chambres et du gouvernement nous laisse glisser peu à peu. Dès qu’une Chambre, dès qu’un gouvernement redoute d’agir, dans la crainte de n’être plus avec les maîtres de demain, la chute est prompte et fatale. Imaginez-vous les hommes au pouvoir s’apercevant qu’ils n’ont plus dans la main aucun des rouages nécessaires, ni des fonctionnaires obéissants, ni des militaires scrupuleux de la discipline, ni des magistrats intègres. Comment poursuivre le général Mercier, menteur et faussaire, quand tous les généraux se solidarisent avec lui ? Comment déférer les vrais coupables aux tribunaux, lorsqu’on sait qu’il y a des magistrats pour les absoudre ? Comment gouverner enfin avec honnêteté, lorsque pas un fonctionnaire n’exécutera honnêtement les ordres ? Il faudrait au pouvoir, dans de telles circonstances, un héros, un grand homme d’État, résolu à sauver son pays, même par l’action révolutionnaire. Et, comme de tels hommes manquent pour l’instant, nous avons vu la débandade de nos ministres, impuissants et maladroits, quand ils n’étaient pas complices et canailles, culbutés les uns sur les autres, sous les coups des Chambres affolées, en proie aux factions, tombées à l’ignominie de l’égoïsme étroit et des questions personnelles.

Mais ce n’est pas tout, le plus grave et le plus douloureux est qu’on a laissé empoisonner le pays par une presse immonde, qui l’a gorgé avec impudence de mensonges, de calomnies, d’ordures et d’outrages, jusqu’à le rendre fou. L’antisémitisme n’a été que l’exploitation grossière de haines ancestrales, pour réveiller les passions religieuses chez un peuple d’incroyants qui n’allaient plus à l’église. Le nationalisme n’a été que l’exploitation tout aussi grossière du noble amour de la patrie, tactique d’abominable politique qui mènera droit le pays à la guerre civile, le jour où l’on aura convaincu une moitié des Français que l’autre moitié les trahit et les vend à l’étranger, du moment qu’elle pense autrement. Et c’est ainsi que des majorités ont pu se faire, qui ont professé que le vrai était le faux, que le juste était l’injuste, qui même n’ont rien voulu entendre, condamnant un homme parce qu’il était juif, poursuivant de cris de mort les prétendus traîtres dont l’unique passion était de sauver l’honneur de la France, dans le désastre de la raison nationale.

Dès ce moment, dès qu’on a pu croire que le pays lui-même passait à la réaction, dans son coup de folie morbide, c’en a été fait du peu de bravoure des Chambres et du gouvernement. Se mettre contre les majorités possibles, y pense-t-on ? Le suffrage universel, qui paraît si juste, si logique, a cette tare affreuse que tout élu du peuple n’est plus que le candidat de demain, esclave du peuple, dans son âpre besoin d’être réélu ; de sorte que, lorsque le peuple devient fou, en une de ces crises dont nous avons un exemple, l’élu est à la merci de ce fou, il dit comme lui, s’il n’a pas le cœur de penser et d’agir en homme libre. Et voilà donc à quel douloureux spectacle nous assistons depuis trois ans : un Parlement qui ne sait comment user de son mandat, dans la crainte de le perdre, un gouvernement qui, après avoir laissé tomber la France aux mains des réacteurs, des empoisonneurs publics, tremble à chaque heure d’être renversé, fait les pires concessions aux ennemis du régime qu’il représente, pour en être simplement le maître quelques jours de plus.

N’est-ce pas ces raisons, messieurs les Sénateurs, qui vont vous décider à cette concession nouvelle d’une amnistie dont le résultat sera de soustraire au châtiment les hauts coupables, que pas un ministère n’a osé poursuivre ? Vous pensez vous sauver vous-mêmes, en disant qu’il faut bien sauver le gouvernement de l’embarras mortel où il s’est enlisé par ses continuelles faiblesses. Si un homme d’État, énergique, simplement honnête, avait mis la main au collet du général Mercier, dès son premier crime, tout serait depuis longtemps rentré dans l’ordre. Mais, à chaque recul nouveau de la justice, l’audace des criminels a naturellement grandi ; et il est très vrai que le tas des abominations a grossi si démesurément, qu’il faudrait à cette heure un beau courage pour liquider l’Affaire, selon la justice, au mieux des intérêts de la France. Personne n’a ce courage, tous frissonnent à l’idée de s’exposer au flot d’injures des antisémites et des nationalistes, tous ménagent la folie où le poison a jeté certaines majorités d’électeurs, de sorte que vous voilà acculés à une lâcheté encore, à une faute suprême qui achèvera de livrer le pays à la réaction, de plus en plus triomphante et audacieuse.

Pourtant, n’avez-vous pas conscience que c’est une singulière opération que d’enterrer les questions gênantes, avec l’idée enfantine qu’on les supprime ? Voici trois ans que j’entends répéter par les hommes politiques qu’il n’y a pas ou qu’il n’y a plus d’affaire Dreyfus, lorsqu’ils ont un intérêt à le croire. Et l’affaire Dreyfus n’en suit pas moins son développement logique, car il est certain qu’elle finira seulement lorsqu’elle sera finie. Aucune puissance humaine ne peut arrêter la vérité en marche. Aujourd’hui que souffle une nouvelle panique, vous voilà terrifiés, bien résolus de nouveau à décréter qu’il n’y a plus d’affaire Dreyfus, que jamais plus il n’y en aura. Vous espérez, en creusant davantage le trou dans lequel vous l’enfouissez, et en jetant la loi d’amnistie par-dessus, que désormais elle ne ressuscitera pas. Vains efforts, elle reviendra comme un spectre, comme une âme en peine, tant que justice ne sera pas faite. Il n’est de repos, pour un peuple, que dans la vérité et l’équité.

Et le pis est que vous êtes peut-être de bonne foi, lorsque vous vous imaginez que, grâce à cet étranglement de toute justice, vous allez faire de l’apaisement. C’est pour l’apaisement tant désiré que vous sacrifiez, sur l’autel de la patrie, vos consciences de législateurs honnêtes. Ah ! pauvres naïfs, ou simples égoïstes maladroits, qui vont une fois de plus se déshonorer en pure perte ! Il est beau, l’apaisement, depuis qu’on livre, membre à membre, la République à ses ennemis, pour obtenir leur silence. Ils crient plus fort, ils redoublent d’injures, à chaque satisfaction qu’on leur donne. Cette loi d’amnistie que vous faites pour eux, pour sauver leurs chefs du bagne, ils hurlent que c’est nous qui vous l’arrachons. Vous êtes des traîtres, les ministres sont des traîtres, le Président de la République est un traître. Et, lorsque vous aurez voté la loi, vous aurez fait œuvre de traîtres, pour sauver des traîtres. Ce sera l’apaisement, je vous attends à ce lendemain de l’amnistie, sous le flot de boue dont on vous couvrira, aux applaudissements des cannibales qui danseront la danse du massacre.

Ne voyez-vous pas, n’entendez-vous pas ? Depuis qu’il est convenu qu’on se taira, qu’on ne parlera plus de l’Affaire pendant la trêve de l’Exposition, qui donc en parle toujours ? Qui a violenté Paris, aux dernières élections municipales, en reprenant la campagne de mensonges et d’outrages ? Qui mêle de nouveau l’armée à ces hontes, qui continue à colporter des dossiers secrets, pour tenter de renverser le ministère ? L’affaire Dreyfus est devenue le spectre rouge des nationalistes et des antisémites. Ils ne peuvent régner sans elle, ils ont un continuel besoin d’elle pour dominer le pays par la terreur. Comme autrefois les ministres de l’Empire obtenaient tout du Corps législatif en agitant le spectre rouge, ils n’ont qu’à brandir l’Affaire, pour hébéter les pauvres gens dont ils ont détraqué la cervelle. Et, encore une fois, voilà l’apaisement : votre amnistie ne sera qu’une arme nouvelle aux mains de la faction qui a exploité l’Affaire pour que la France républicaine en crevât, et qui continuera à l’exploiter d’autant plus que votre amnistie va donner force de loi à l’équivoque, sans que la nation puisse désormais savoir de quel côté étaient la vérité et la justice.

Dans ce grave péril, il n’y avait qu’une chose à faire, accepter la lutte contre toutes les forces du passé coalisées, refaire l’administration, refaire la magistrature, refaire le haut commandement, puisque tout cela apparaissait dans sa pourriture cléricale. Éclairer le pays par des actes, dire toute la vérité, rendre toute la justice. Profiter de la prodigieuse leçon de choses qui se déroulait, pour faire avancer le peuple, en trois ans, du pas gigantesque qu’il mettra cent ans peut-être à franchir. Accepter du moins la bataille, au nom de l’avenir, et en tirer pour notre grandeur future toute la victoire possible. Aujourd’hui encore, bien que tant de lâchetés aient rendu la besogne presque impossible, il n’y a toujours qu’une chose à faire, revenir à la vérité, revenir à la justice, dans la certitude qu’en dehors d’elles il n’y a pour un pays que déchéance et que mort prochaine.

Mon cher et grand Labori, qu’on a réduit au silence, en une de ces heures lâches dont j’ai parlé, a eu cependant l’occasion de le dire avec son éloquence superbe, dans une circonstance récente. Puisque le gouvernement, puisque les hommes politiques n’ont cessé d’intervenir dans l’Affaire, de la soustraire aux tribunaux qui, seuls, devaient la résoudre, ce sont les hommes politiques, c’est vous, messieurs les Sénateurs, qui avez charge de la finir, pour la plus grande paix et le plus grand bien de la nation. Et je vous répète que, si vous comptez que votre misérable loi d’amnistie atteindra ce résultat, vous aggravez vos fautes anciennes d’une faute dernière, d’une erreur qui peut être mortelle et qui pèsera lourdement sur vos mémoires.

Un de mes étonnements, messieurs les Sénateurs, est qu’on nous accuse de vouloir recommencer l’affaire Dreyfus. Je ne comprends pas. Il y a eu une affaire Dreyfus, un innocent torturé par des bourreaux qui savaient son innocence, et cette affaire-là, grâce à nous, est finie, relativement à la victime elle-même, que les bourreaux ont dû rendre à sa famille. Le monde entier sait aujourd’hui la vérité, nos pires adversaires ne l’ignorent pas, la confessent, les portes closes. La réhabilitation ne sera guère qu’une formule juridique, lorsque l’heure viendra, de sorte que Dreyfus n’a plus même besoin de nous, puisqu’il est libre et qu’il a autour de lui, pour l’aider, l’admirable et vaillante famille qui n’a jamais douté de son honneur et de sa délivrance.

Alors, pourquoi recommencerions-nous l’affaire Dreyfus ? Outre que cela n’aurait aucun sens, cela serait sans profit pour personne. Ce que nous voulons, c’est que l’affaire Dreyfus finisse par l’unique dénouement qui puisse rendre la force et le calme au pays, c’est que les coupables soient frappés, non pour nous réjouir de leur châtiment, mais pour que le peuple sache enfin et que la justice fasse l’apaisement, le seul véritable et solide. Nous croyons que le salut de la France est dans la victoire des forces de demain contre les forces d’hier, des hommes de vérité contre les hommes d’autorité. Et c’est pourquoi nous ne pouvons admettre que l’affaire Dreyfus n’ait pas comme conclusion la justice pour tous et qu’on n’en tire pas les leçons qui aideraient à fonder demain définitivement la République, si on réalisait toutes les réformes dont elles ont montré la nécessité impérieuse.

Encore un coup, ce n’est pas nous qui recommençons l’affaire Dreyfus, qui l’utilisons pour nos besoins électoraux, qui en rebattons les oreilles de la foule afin de l’étourdir. Nous ne réclamons que nos juges naturels, nous mettons dans la justice pour tous l’espoir qu’elle fera promptement la vérité et qu’elle pacifiera ainsi la nation. On dit que l’Affaire a fait beaucoup de mal à la France, c’est un lieu commun que des ministres eux-mêmes emploient, quand ils veulent enlever des votes. À quelle France l’Affaire a-t-elle fait tant de mal ? Si c’est à la France d’hier, tant mieux ! Et il est certain, en effet, que toutes les vieilles institutions en sont disloquées, qu’elle a fait apparaître l’irrémédiable pourriture du vieil édifice social, si bien qu’il ne reste guère qu’à le jeter bas. Mais pourquoi m’affligerais-je de ce mal qu’elle a fait au passé, si elle a servi l’avenir, si elle a travaillé à la propreté, à la santé de la France de demain ? Jamais fièvre n’aura plus nettement fait monter à la peau la maladie qu’il faut guérir. Et ce n’est pas l’affaire Dreyfus que nous voulons reprendre, nous ne voulons plus que soigner et guérir la maladie dont elle a servi à nous montrer la virulence.

Mais il est encore un but plus grave, une pressante nécessité qui me hante. L’amnistie qui enterre, l’amnistie qui prétend tout finir dans le mensonge et l’équivoque, a pour terrible conséquence de nous laisser à la merci d’une divulgation publique de l’Allemagne. J’ai déjà fait plusieurs fois allusion à cette effroyable situation, qui devrait angoisser les véritables patriotes, troubler leurs nuits, leur faire exiger la liquidation complète et définitive de l’affaire Dreyfus, comme une mesure de salut public, dont l’honneur et la vie même de la France dépendent. Et, puisque aujourd’hui il faut enfin parler haut et clair, je parlerai.

Personne n’ignore que les nombreux documents fournis par Esterhazy à l’attaché militaire allemand, M. de Schwartzkoppen, sont au ministère de la guerre, à Berlin. Il y a là des pièces de toutes sortes, des notes, des lettres, entre autres, dit-on, toute une série de lettres dans lesquelles Esterhazy juge ses chefs, donne des détails sur leur vie privée, peu édifiants. D’autres bordereaux s’y trouvent, je veux dire d’autres énumérations de documents offerts et livrés, dont le moindre prouve sans discussion possible l’innocence de Dreyfus et la culpabilité de l’homme que deux de nos conseils de guerre ont innocenté, malgré l’évidence éclatante de son crime. Eh bien ! j’admets qu’une guerre éclate demain entre la France et l’Allemagne, et nous voilà sous l’épouvantable menace : avant même qu’on ait tiré un coup de fusil, avant qu’une bataille soit livrée, l’Allemagne publie en une brochure le dossier Esterhazy ; et je dis que la bataille est perdue, que nous sommes battus devant le monde entier, sans même avoir pu nous défendre. Notre armée est atteinte dans le respect et dans la foi qu’elle doit à ses chefs, trois de nos conseils de guerre sont convaincus d’iniquité et de cruauté, toute la monstrueuse aventure crie notre déchéance sous le soleil, et la patrie croule, nous ne sommes plus qu’une nation de menteurs et de faussaires.

J’en ai eu souvent le mortel frisson. Comment un gouvernement qui sait peut-il accepter une minute de vivre sous une menace pareille ? Comment peut-il parler de faire le silence, de rester dans le péril où nous sommes, sous le prétexte que le pays veut être apaisé ? Cela passe l’entendement, et je dis même que c’est trahir la patrie que de ne pas immédiatement faire la lumière par tous les moyens possibles, sans attendre que cette lumière vienne de l’étranger, dans quelque coup de foudre. Le jour où l’innocent sera réhabilité, le jour où les vrais coupables seront frappés, ce jour-là seulement on aura brisé dans la main de l’Allemagne l’arme qu’elle a contre nous, car la France, d’elle-même, aura reconnu et réparé son erreur.

Et l’amnistie vient fermer ainsi une des dernières portes ouvertes à la vérité. Je n’ai cessé de le répéter, on n’a pas voulu entendre le seul témoin qui, d’un mot, peut faire la lumière, M. de Schwartzkoppen. Devant la cour d’assises de Versailles, ce serait mon témoin, celui dont je demanderais l’audition par commission rogatoire, celui qui ne pourrait se refuser à dire enfin la vérité entière et à l’appuyer sur les documents qu’il a eus entre les mains. La solution souveraine est là, elle n’est pas ailleurs. Elle viendra de là tôt ou tard, et c’est folie à nous de ne pas la provoquer, pour en avoir l’honneur, au lieu d’attendre qu’on nous la jette à la face, en quelque circonstance tragique.

Ma stupeur a été grande, le jour où je me suis présenté devant votre Commission, lorsque le président m’a demandé, de la part du président du conseil des ministres, si j’étais en possession d’un fait nouveau, pour le produire à Versailles. Cela voulait dire que, si je n’avais pas la vérité dans ma poche, comme j’y ai mon mouchoir, je n’avais qu’à me laisser amnistier, sans tant de protestations. Une telle question m’a étonné, de la part du président du conseil, qui sait très bien qu’on ne porte pas ainsi la vérité sur soi, et que les procès sont précisément faits pour la faire jaillir des interrogatoires, des témoignages et des plaidoiries. Mais, surtout, l’ironie d’une telle demande, adressée à moi, devenait extraordinaire, lorsqu’on se souvenait de tout ce qui a été fait pour me fermer la bouche, pour m’empêcher d’établir cette vérité dont on se préoccupait maintenant de constater la présence dans ma poche. J’ai répondu au président de votre Commission que j’étais en possession du fait nouveau, que si je n’avais pas la vérité sur moi, je savais parfaitement où la trouver, et que je priais simplement le président du conseil d’inviter le garde des sceaux à conseiller au président des assises, à Versailles, de ne pas arrêter en chemin ma commission rogatoire, lorsque je lui demanderais de faire interroger M. de Schwartzkoppen. Et l’affaire Dreyfus finirait, la France serait sauvée de la plus redoutable des catastrophes.

Votez donc la loi d’amnistie, messieurs les Sénateurs, achevez l’étranglement, dites avec le président Delegorgue que la question ne sera pas posée, serrez la vis à Labori avec le premier président Périvier ; et, si la France un jour est déshonorée devant le monde entier, ce sera votre faute.

Je n’ai pas, messieurs les Sénateurs, la naïveté de croire que cette lettre vous ébranlera, même un instant, dans le parti formel où je vous soupçonne de voter la loi d’amnistie. Votre vote est facile à prévoir, car il sera fait de votre longue faiblesse et de votre longue impuissance. Vous vous imaginez que vous ne pouvez pas faire autrement, parce que vous n’avez pas le courage de faire autrement.

J’écris simplement cette lettre pour le grand honneur de l’avoir écrite. Je fais mon devoir, et je doute que vous fassiez le vôtre. La loi de dessaisissement a été un crime juridique, la loi d’amnistie va être une trahison civique, l’abandon de la République aux mains de ses pires ennemis.

Votez-la, vous en serez punis avant peu, et elle sera plus tard votre honte.