Œuvres complètes de Thucydide et de Xénophon (Buchon)/Notice sur Thucydide

NOTICE SUR THUCYDIDE,
Né vers l’an 471 avant J.-C. − Mort en 391.
Séparateur


Dans un article aussi savant que clair, inséré dans la Biographie universelle, M. Daunou a passé successivement en revue toutes les opinions émises par les anciens et les modernes sur la personne et les écrits de Thucydide, et les a mûrement et judicieusement discutées et pesées. J’ai puisé dans cet excellent travail les éléments de cette courte notice ; on ne craint pas de s’égarer en marchant à la suite de M. Daunou.

Suivant l’opinion la plus probable, Thucydide naquit en 471. Il appartenait à deux familles illustres, l’une en Thrace, l’autre dans l’Attique, et possédait dans un canton de la Thrace des mines d’or, qui le rendaient l’un des hommes les plus riches du continent. Olorus son père était, dit-on, descendant de cet Olorus, roi de Thrace, dont Miltiade épousa une des filles. À l’âge de quinze ans, Thucydide assista aux jeux Olympiques de l’année 456, et manifesta une vive émotion à la lecture qu’Hérodote y fit de son Histoire.

Depuis les jeux olympiques de 456 jusqu’à la prise d’Amphipolis par les Lacédémoniens en 424, on ne trouve rien de positif à dire sur lui. Il raconte, dans son Histoire, qu’il se trouvait à Thasos lorsqu’il reçut ordre de venir au secours d’Amphipolis ; qu’aussitôt il se mit en mer avec sept vaisseaux ; mais, qu’au moment où il arriva, sur le soir, les Lacédémoniens venaient de se rendre maîtres de la place. Malgré le service qu’il avait rendu en préservant au moins le port d’Éion, de manière à repousser toute tentative du général lacédémonien, les Athéniens, irrités de la perte d’Amphipolis, condamnèrent Thucydide à l’exil. Il parle sans amertume de cette condamnation qui se prolongea pendant vingt ans, c’est-à-dire jusqu’à l’année 403, au moment où se terminait la guerre du Péloponnèse.

Pendant ces vingt années passées hors de sa patrie, il visita successivement les différentes nations belligérantes, et profita de ses loisirs pour recueillir les meilleurs renseignemens sur les affaires du Péloponnèse. Déjà, dès l’ouverture de la guerre du Péloponnèse en 431, il avait entrepris d’en écrire l’histoire, et il avait alors quarante ans. Ce travail continua à l’occuper pendant son exil. Ainsi, ce serait entre les années 431 et 403 qu’aurait été composé ce bel ouvrage.

À la fin de son troisième livre, il parle d’une éruption de l’Etna, dont M. Daunou fixe la date à l’année 395 : il a donc au moins vécu jusque-là ; mais il faut qu’il n’ait pas atteint au-delà des premiers mois de l’année 391, puisque ce fut vers la fin de cette année que ses héritiers communiquèrent ses écrits à Xénophon.

L’histoire de Thucydide, telle que nous la possédons, est divisée en huit livres ; cette division qui a quelquefois varié dans les temps anciens, est universellement adoptée aujourd’hui.

Le livre premier est consacré à l’exposition : il contient un tableau rapide des plus anciens temps de la Grèce, tels qu’une critique sévère a pu lui en prouver la certitude, et le résumé des causes qui ont amené la guerre du Péloponnèse.

Avec le second livre, commence le récit de cette guerre. Il y comprend les trois premières années, d’avril 431 à juillet 428, en suivant toujours dans son récit l’ordre des temps par été et par hiver. L’été est, pour lui, les six mois renfermés entre l’équinoxe du printemps, où s’ouvrait la campagne militaire, à l’équinoxe d’automne, et l’hiver renfermait les six autres mois.

Les livres trois et quatre contiennent les six années suivantes jusqu’au printemps de 422.

Le cinquième livre s’étend de 422 à 416.

Le sixième livre s’ouvre au mois d’octobre 416, qui est principalement consacré aux événemens de Sicile dont il retrace l’histoire ancienne.

Le septième ne correspond qu’à l’année écoulée depuis le milieu de 414 jusqu’à l’automne de 413. C’est celui où l’intérêt historique est porté au plus haut degré.

Le huitième est si inférieur aux sept précédens, que plusieurs critiques ont déclaré qu’il n’était pas de lui. « Le ton de l’auteur, dit M. Daunou, s’abaisse tout à coup, et s’affaiblit à tel point qu’on dirait qu’il ne prend plus le même intérêt à sa matière ; sa diction devient moins précise, plus monotone, moins élégante. Selon toute apparence, l’historien s’était promis de retoucher et de perfectionner cette section de son ouvrage, qui, d’ailleurs, ne devait pas être la dernière, car elle se termine en 412, vingt-unième année de la guerre du Péloponnèse, et il avait annoncé le projet d’étendre son travail jusqu’à la vingt-septième et dernière année. »

L’Histoire de Thucydide paraît avoir été assez peu connue de son vivant. Peut-être l’estime qu’il y professe pour les Lacédémoniens retarda-t-elle pendant quelques années l’expression de l’estime qui lui était due. Quelques écrivains anciens ont rapporté qu’en l’année 391 il n’en existait qu’un seul exemplaire dont Xénophon se fit l’éditeur. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au temps de Démosthènes, elle était fort répandue et hautement appréciée par tous les bons esprits et qu’elle a pris, parmi les meilleures compositions anciennes et modernes, une prééminence qu’elle a toujours conservée depuis.

Les manuscrits les plus anciens que l’on en possède ne remontent pas au-delà du onzième siècle. La bibliothèque du roi en possède treize qui ont été décrits par M. Gail.

La première traduction de Thucydide a été faite en latin par Laurent Valla et imprimée à Venise en 1474 ; depuis cette époque il a été traduit dans toutes les langues et réimprimé dans tous les pays.

La plus ancienne traduction française est celle de Claude Seyssel, imprimée pour la première fois à Paris en 1527, en un volume in-folio, pour l’usage de Louis XII. Seyssel, en suivant l’interprétation latine de Valla, avait toujours consulté Lascaris sur les passages douteux ; mais, malgré tous les efforts de Seyssel pour mettre son style français à la hauteur de l’original, malgré l’estime qu’avait pour lui Charles-Quint qui portait toujours cette traduction dans ses voyages, sa traduction est illisible aujourd’hui.

Une seconde traduction de Thucydide fut publiée en 1610, in-folio, à Genève, par Louis Jausaud d’Usez. Si Jausaud savait le grec, il savait peu le français, et ce n’est qu’à l’aide du texte que l’on peut comprendre sa traduction, qui, pour être littérale, n’est pas exempte de contre-sens.

Perrot d’Ablancourt, dont les traductions étaient appelées de belles infidèles, a donné aussi, en 1662, une traduction de Thucydide : elle n’est plus qu’infidèle sans être belle.

La plus consciencieuse et la meilleure est celle qui a été publiée par l’Évesque. C’était un homme savant qui comprenait bien son auteur, et dont le style assez facile se lit avec plaisir. Il voile encore les nobles traits de Thucydide, mais sans les cacher ; c’est la traduction que nous avons adoptée. Nous avons aussi conservé les notes les plus utiles de l’Évesque.

Voici la manière dont l’Évesque s’exprime lui-même sur sa traduction et sur son auteur :

« Que le lecteur ne s’attende point à reconnaître dans cette traduction la fière stature et la physionomie imposante de Thucydide : elle n’en offre que le squelette, qui pourra donner seulement une idée des fortes proportions de ce grand historien. Je n’ai jamais cru aux traductions faites d’après des auteurs qui ont eu du génie dans le style : j’y ai cru d’autant moins que la langue du traducteur avait moins d’abondance, d’harmonie, de liberté, de hardiesse que celle de l’auteur. On pourrait alors comparer l’interprète à un peintre qui voudrait copier le chef-d’œuvre d’un grand coloriste, et à qui manqueraient la plupart des couleurs dont le maître a composé ses teintes.

« Cent fois j’ai voulu détruire mon travail plus ou moins avancé ; je me faisais pitié en comparant ma sèche copie aux effrayantes beautés de l’original. J’ai continué cependant ; non pour offrir à mon pays ce qui rend Thucydide admirable, mais ce qui rend utile la lecture de son histoire. La traduction de cet historien manque à la France, car on ne peut donner le nom de traduction à l’infidèle abrégé de Perrot d’Ablancourt. Je craignais d’un côté qu’elle ne manquât long-temps encore, et que la difficulté de l’exécution ne continuât de rebuter ceux qui, par leurs études, seraient capables de s’y livrer. Je craignais de l’autre que dans la foule des imposteurs littéraires, il n’en vint un qui osât publier Thucydide mis en français d’après une traduction latine ou même anglaise. Par une telle copie de copie, on ne pourrait manquer de lui faire perdre ce que j’ai tâché du moins de lui conserver : une précision que l’original peut seul inspirer ; un caractère de fermeté qui s’affaiblit toujours dans une interprétation, mais qui se détruit entièrement quand un interprète ne parle que d’après un autre interprète[1]; les tours de phrase qui sont communs à la langue grecque et à la nôtre, et les expressions qui se correspondent dans les deux langues : car l’idiome des Français est rempli d’hellénismes ; avantage qu’il doit, peut-être, à l’antique colonie fondée à Marseille par les Phocéens[2].

« J’ai fait les plus grands efforts pour rendre ma version aussi précise que le permettait notre langue. J’ai tâché de ne pas traduire seulement la pensée de mon auteur, mais de traduire encore sa phrase : c’est-à-dire de laisser, autant qu’il était possible, les différens membres de la phrase, et même les principales expressions, dans l’ordre où il les avait placés ; et j’ai reconnu que ma traduction perdait d’autant moins, que je pouvais atteindre de plus près à cette conservation du tour original. Plus d’une fois même, en relisant les morceaux que je croyais, avoir le moins malheureusement traduits, j’ai senti qu’ils pouvaient gagner encore, si j’exprimais une particule que j’avais omise, et qui se trouvait dans le texte. L’exactitude que j’ai recherchée rendra peut-être ma traduction plus utile que les traductions latines aux personnes qui, sans avoir fait de grands progrès dans la langue grecque, voudront étudier Thucydide dans sa langue[3].

« Quoi que la noble émulation de lutter contre Hérodote ait fait entreprendre à Thucydide la composition de son Histoire, il ne s’est pas rendu l’humble imitateur du père de l’histoire. Hérodote a été comparé à Homère, et il a de grands rapports avec ce poète par l’abondance de son style et le charme de sa narration, toujours si libre et si facile, qu’il semble être venu aux jeux Olympiques, et y avoir raconté sans préparation ce qu’il avait recueilli dans ses voyages. C’est un fleuve majestueux qui coule paisiblement et sans obstacle, toujours plein, jamais bruyant, et conservant ses eaux pures et limpides. Tel qu’un vieillard qui aime à conter, et qui ne sacrifie pas volontiers ce que lui rappelle sa mémoire, il divague dans ses récits, et ne les rend que plus agréables en leur prêtant le charme de la variété. Il multiplie les épisodes, sait les fondre, avec un art admirable, avec les actions principales qu’ils semblent n’interrompre que pour fournir des repos au lecteur. Il ne rejette pas même les fables ; on voit qu’il les aime, et il n’en est que plus assuré de plaire. Dans son ouvrage, comme dans les poèmes d’Homère, on ne lit pas, on est spectateur ; on assiste aux entretiens des personnages, on est avec eux. L’auteur n’a pas besoin de tracer leurs portraits, puisqu’on les voit eux-mêmes, puisqu’on est témoin de leurs mœurs, de leurs discours, de leurs pensées. C’est surtout par ce caractère que l’ouvrage d’Hérodote tient le milieu entre l’histoire et le poème épique.

« Sérieux au contraire et taciturne, Thucydide avait reçu de la nature la physionomie de son caractère ; et il porte ce caractère dans ses écrits. Il pense, en quelque sorte, plus qu’il ne parle ; il s’efforce d’offrir à ses lecteurs plus de choses que de mots. Loin de vouloir briller et plaire par l’abondance du style, il ne songe qu’à le serrer ; quelquefois même il devient obscur, pour être trop avare de paroles. On est donc obligé de le lire comme il écrivait ; et de même qu’il pensait beaucoup en écrivant, il faut aussi penser beaucoup pour le lire, et travailler avec lui, au lieu de ne faire que s’amuser en l’écoutant. Il peut fatiguer les lecteurs peu réfléchis, et il impose même une attention soutenue à ceux qui ont l’habitude de la réflexion. Hérodote entraîne ; Thucydide attache : mais de la même manière qu’on s’attache à un travail intéressant, pour lequel on s’anime, et dont on s’obstine à vaincre la difficulté. Comme il épargne les paroles et que souvent il n’en dit pas assez pour exprimer tout ce qu’il pense, c’est au lecteur à trouver, par le peu qu’il a dit, tout ce qu’il a voulu dire, comme il faut pénétrer la pensée des hommes qui n’aiment point à parler.

« Thucydide offre donc surtout le mérite d’un penseur profond ; et, comme le même homme ne peut associer les qualités contraires, il n’a pas le mérite d’être ce qu’on appelle un narrateur agréable : car ce qui constitue l’agrément d’une narration, c’est de procurer à l’auditeur un plaisir toujours nouveau, sans lui donner jamais la moindre peine.

« Cependant il existe plusieurs genres de narrations, et elles supposent aussi des mérites différens. Il en est un que l’on trouve éminemment dans Thucydide : celui de décrire et de peindre. Il le développe dans le récit des siéges, des batailles, des combats maritimes, des désordres populaires, des malheurs qui frappent les nations ; il le fait briller de tout son éclat dans le récit de la fameuse peste d’Athènes : tableau poétique que le poète Lucrèce, si savant dans l’art de peindre, s’est contenté d’imiter ou plutôt de traduire, et qui est un des plus beaux morceaux de son poème.

« Cependant, comme si Thucydide avait eu plusieurs esprits qui l’inspiraient à sa volonté, supérieur à tous les historiens dans les descriptions voisines de la poésie, il laisse, quand il le veut, bien au-dessous de lui tous ses rivaux dans les narrations simples, élégantes et pures. C’est ce que les anciens ont remarqué sur plusieurs endroits de son ouvrage, et, entre autres, sur le récit de l’imprudente et malheureuse entreprise de Cylon. Ils disaient : « Ici le lion a ri. »

« Les modernes auraient une fausse idée de la manière des anciens si, d’après ce que je viens de dire, ils s’attendaient à trouver presque partout, dans Thucydide, cette force, cette fierté qui fait son caractère. À l’exemple d’Homère, il se fait du sommeil un besoin ou plutôt un devoir. Il raconte à ses lecteurs, ou leur indique les faits sur lesquels il ne juge pas nécessaire de fixer leur attention, avec une simplicité à laquelle nos plus modestes gazetiers refuseraient de descendre. C’est peut-être ce que les lecteurs français auront peine à lui pardonner ; ils veulent qu’un auteur soit beau partout : c’est vouloir qu’aucune de ses beautés n’éclate, et que chez lui rien ne brille, parce que tout éblouit.

« Hérodote avait fait entrer dans ses livres un assez grand nombre d’entretiens et de mots remarquables, prononcés par les personnages qu’il introduit sur la scène historique. Thucydide fut le premier qui sema l’histoire d’un grand nombre de longues harangues. Cette pratique a été blâmée par les modernes : elle l’a même été par quelques-uns des anciens ; mais seulement, je crois, depuis que les républiques de la Grèce furent soumises à la puissance de Rome. Chez les peuples soumis, un maître commande, et l’on obéit : dans les états libres, il n’est point de maîtres : celui qui veut conduire les autres doit commencer par les persuader. Les harangues étaient donc convenables à l’histoire du temps de Thucydide. C’était par des harangues que les conducteurs du peuple faisaient décider la guerre, la paix, les alliances ; par des harangues qu’on obtenait la punition ou l’absolution des accusés ; par des harangues que les généraux excitaient les soldats à bien servir la patrie. Elles étaient donc des parties intégrantes de l’histoire. Thucydide, il est vrai, n’a pas rapporté les discours précisément tels qu’ils avaient été prononcés ; mais il nous avertit qu’il s’en est procuré du moins le fond, quand il n’a pu les entendre lui-même[4] : il n’a fait que les soumettre à son art.

« D’ailleurs, comme l’a très bien observé Perrot-d’Ablancourt[5], il avait une vue juste et profonde en faisant entrer, dans son Histoire, l’ornement au moins vraisemblable des harangues. Il sentait que le lecteur veut suivre un récit, et n’être pas interrompu par les réflexions longues et fréquentes de l’historien. Il conçut donc la pensée de tromper ses lecteurs en piquant leur curiosité. Ils étaient curieux de savoir ce qu’avaient dit, dans les occasions importantes, les principaux personnages de l’histoire : ce fut ces personnages qu’il supposa pénétrés des grandes vues politiques qui le distinguent entre tous les autres historiens.

« Quoique les harangues de Thucydide, considérées comme les accessoires d’un ouvrage historique, soient d’une assez longue étendue, il était obligé de les resserrer beaucoup plus qu’il ne l’aurait désiré, pour y faire entrer toutes les pensées qui lui étaient inspirées par le sujet : il en pressait le style, et la plus grande concision ne suffisait pas encore à renfermer l’abondance de ses conceptions. C’est aussi dans ses harangues qu’il est le plus riche de pensées et le plus avare de paroles : c’est là qu’il faut le deviner, et suppléer par la réflexion à toutes les idées qu’il insinue plutôt qu’il ne les exprime, et qui seraient nécessaires au développement de ce qu’il veut faire entendre ; c’est là, surtout, qu’on l’interprète quelquefois plutôt qu’on ne le comprend, et que Cicéron trouvait des pensées tellement obscures, qu’il était presque impossible de les saisir.

« Ce n’est pas seulement pour avoir épargné les mots que Thucydide est obscur ; il l’est encore par l’ordre dans lequel il les dispose, ou si l’on veut, par le désordre dans lequel il se plaît à les jeter. Il aime le fréquent usage de la figure que les grammairiens grecs nommaient hyperbate et qui consiste à troubler l’ordre des mots : figure employée fréquemment par les poètes lyriques, et qu’un historien devrait peut-être s’interdire, parce que son devoir est d’être clair. Il aime aussi à ressusciter des mots anciens, à en créer de nouveaux, à introduire dans la prose des expressions jusque-là réservées à la poésie : nouvelle source de difficultés pour les lecteurs. Pénétré de la sublimité de son sujet, il voulut en exprimer les principales parties dans le style sublime, et crut que le sublime d’expressions, consacré à la plus haute poésie, convenait à la grandeur de ce sujet, comme il s’accordait avec celle de son propre caractère, il veut plutôt être noble, grave, imposant et même terrible, que de se parer d’une aimable élégance. Loin de chercher un froid purisme, il affecte de s’approcher du solécisme[6]. Souvent il est âpre et dur dans son style, parce qu’il veut se hérisser de cette aspérité ; parce qu’il croit faire plus d’impression en frappant rudement l’oreille, que s’il la caressait de mots harmonieux : il fait retentir sa phrase du cliquetis des armes, des cris aigus des combattans, du bruit des vaisseaux qui se heurtent et se brisent. Il étonne, et c’est ce qu’il se propose : sa prétention est de se faire admirer ; il dédaigne le soin d’être aimable. L’élégance ne convient point à sa force, et il affecte de montrer cette force dans tout ce qu’elle a d’effrayant[7].

« Hérodote sera toujours préféré par les hommes qui, dans leurs lectures, ne cherchent que le plaisir : Thucydide, par ceux qui aiment une lecture qui les oblige à penser. Démosthènes le regardait comme un grand maître d’éloquence, et le copia, dit-on, tout entier huit fois de sa main. On ajoute même qu’une fois il l’écrivit tout entier de mémoire. Ce n’est pas, comme le remarque Cicéron, que l’éloquence de Thucydide convienne aux tribunaux ni à la place publique ; mais l’orateur y trouve tous les grands moyens que peut fournir le génie, et qu’il n’a plus qu’à développer suivant les règles de son art. »

Je terminerai cet article[8] par un résumé qui reproduira de la manière la plus claire les divers événemens de la vie de Thucydide. Ce tableau est fait d’après la chronologie de Dodwell.

Olympiades. Années. Age.
LXXVII 1   471 Naissance de Thucydide.
LXXXI 1 456 Il entend aux jeux Olympiques la lecture qu’Hérodote fait de son histoire. 15
LXXXVII 1 432 Commencement de la guerre du Péloponnèse, dont il entreprend d’écrire l’histoire.
   " 2 431 L’histoire de Thucydide commence avec cette année. 40
LXXXIX 1 424 Il est envoyé comme général au secours d’Amphipolis. 47
2 423 Il est exilé. 48
412 L’histoire de Thucydide se termine avec cette année. 59
XCIV 2 403 Il est rappelé. 68
XCVI 2 395 Troisième éruption de l’Etna dont Thucydide fait mention. 76
XCVII 1 392 Sa mort. 79

  1. Le moindre mal qui puisse arriver de ces versions faites d’après des versions, c’est que le second traducteur rend par des périphrases les périphrases du premier ; que lui-même est obligé de périphraser bien des mots de la traduction qu’il traduit, et qu’il affaiblit encore certaines expressions qui, dans la première version, étaient déjà plus faibles que celles de l’auteur.
  2. On rapporte la fondation de Marseille par les Phocéens à la première année de la quarante-cinquième olympiade, 600 ans avant l’ère vulgaire. Ces Phocéens n’étaient pas des habitans de la Phocide : c’étaient des Ioniens d’Asie. Assiégés par Harpage, l’un des généraux de Cyrus, ils aimèrent mieux aller chercher au loin une patrie, que de subir le joug du vainqueur. (Herod., L. I, c. CLXIV.)
  3. Il reste dans Thucydide, après tous les travaux des savans, des difficultés peut-être insolubles, et des passages qui, par leur extrême concision, peuvent recevoir des interprétations différentes, sans qu’il soit aisé de prononcer quelle est la véritable.
  4. Thucydide, l.I, par. 22.
  5. Dans la préface de sa traduction de Thucydide. Mably a profité de cette observation dans sa Manière d’écrire l’histoire.
  6. En employant les uns pour les autres les genres et les nombres des noms, les temps et les modes des verbes, etc. Ce seraient pour les Français de vrais solécismes ; mais les Grecs et surtout les Attiques, se permettaient ces licences de syntaxe. C’était même chez eu des beautés dont se parèrent les sophistes leurs imitateurs. On trouve chez ces sophistes, tels qu’Alciphron, Ælien, etc., un usage peut-être plus fréquent de l’atticisme, que chez les Attiques eux-mêmes.
  7. Le renversement de l’ordre des mots n’est point admis dans notre langue, qui se permet à peine quelques légères inversions. Elle ne peut emprunter des expressions à la poésie, puisque notre poésie n’a pas un seul mot, une seule forme qui lui appartienne exclusivement. La langue française exige la plus grande clarté et s’effraierait de cette imposante obscurité, qui semble écarter les profanes, et qui inspire une sorte de respect religieux. Elle n’admet que l’usage le plus sobre des ellipses et des mots sous-entendus. Enfin notre syntaxe est scrupuleuse, timide, ou plutôt superstitieuse, et n’ose hasarder le moindre écart. Voilà bien des caractères du style de Thucydide qui se sont effacés dans la traduction : le plus hardi des écrivains ne s’y montre qu’humble, faible, énervé, je dirais même qu’il n’y vit plus.
  8. Depuis la mise sous presse de ce volume, M. Firmin Didot, helléniste distingué, a publié une nouvelle traduction de Thucydide, en quatre volumes in-8o.