Œuvres complètes de Thucydide et de Xénophon (Buchon)/Helléniques/Livre 1

Traduction par Jean-Baptiste Gail.
Texte établi par Jean Alexandre BuchonDesrez (p. 295-307).
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LIVRE PREMIER.


CHAPITRE PREMIER.


Peu de jours après la bataille gagnée par les Athéniens sur l’Hellespont, Thymocharès arriva d’Athènes avec quelques vaisseaux. Les Lacédémoniens et les Athéniens en vinrent à un nouveau combat, où les premiers vainquirent sous la conduite d’Hégésandridas. Peu après, à l’entrée de l’hiver, Doriée, fils de Diagoras, passa de Rhodes en l’Hellespont, à la pointe du jour, avec quatorze galères : l’héméroscope athénien l’ayant aperçu, donna le signal aux stratèges, qui gagnèrent le large avec vingt vaisseaux. Doriée poursuivi relâche précipitamment près du Rhétée : les Athéniens l’atteignent. On se battit de dessus les vaisseaux et sur terre, jusqu’à ce que les Athéniens, qui n’obtenaient aucun succès, se retirèrent à Madyte, vers le reste de leurs troupes.

Mindare, qui, du haut d’Illium où il sacrifiait à Minerve, s’aperçut du combat, sortit du port avec ses galères et s’avança en pleine mer pour joindre Doriée ; les Athéniens voguèrent contre eux à pleines voiles, et livrèrent sur le rivage d’Abyde un combat qui dura depuis le matin jusqu’au soir. La victoire balançait entre les deux partis, lorsque enfin Alcibiade survint avec dix-huit vaisseaux. Les Péloponnésiens s’enfuirent vers Abyde : Pharnabaze vint à leur secours et poussa son cheval le plus avant qu’il put dans la mer. Il soutient le choc ; il encourage son infanterie et sa cavalerie à le suivre. Les Péloponnésiens ayant rassemblé leurs vaisseaux, se rangèrent en bataille et combattirent le long du rivage. Les Athéniens prirent sur l’ennemi trente vaisseaux abandonnés, recouvrèrent ceux qu’ils avaient perdus et se retirèrent à Seste. De là, toute leur flotte, à la réserve de quarante navires, se dispersa et cingla hors de l’Hellespont. Ils allaient lever des contributions ; mais Thrasyle, l’un des stratèges, prit la route d’Athènes, pour y porter la nouvelle du combat et demander des navires.

Tissapherne vint ensuite dans l’Hellespont ; Alcibiade va vers lui avec une seule trirème, apportant les présens de l’hospitalité et ceux de l’amitié ; le satrape le fait arrêter sur un prétendu ordre du roi, qui voulait qu’on traitât les Athéniens en ennemis. Mais après avoir été trente jours emprisonné dans Sardes, Alcibiade trouva des chevaux pour lui et pour Mantithée, pris en Carie, et s’enfuit de nuit à Clazomène.

Cependant les Athéniens, qui avaient jeté l’ancre au port de Seste, informés que Mindare se proposait de les attaquer avec soixante vaisseaux, se retirèrent de nuit à Cardie. Alcibiade, partant de Clazomène, y vint aussi, suivi de cinq trirèmes et d’un navire de transport ; et sur la nouvelle que les vaisseaux péloponnésiens étaient allés d’Abyde à Cyzique, il se rendit à Seste par terre, après avoir donné ordre à la flotte de l’y joindre en faisant le tour de la Chersonèse.

Déjà les vaisseaux touchaient le port de Seste ; déjà il se disposait à voguer contre l’ennemi, lorsque Théramène et Thrasybule arrivèrent, l’un de Macédoine, l’autre de Thase, avec vingt navires chacun. Tous deux venaient de recueillir des contributions. Alcibiade, après leur avoir commandé de le suivre et d’abattre leurs grandes voiles, cingla vers Parium, où la flotte rassemblée se trouva monter à quatre-vingt-six navires, qui la nuit suivante démarrèrent, et arrivèrent le lendemain à Préconèse à l’heure de dîner. La, on apprit que Mindare était à Cyzique, ainsi que Pharnabaze et son infanterie. Le reste du jour, on se tint à Préconèse dans l’inaction ; mais le lendemain, Alcibiade ayant convoqué les troupes, leur représenta qu’il fallait nécessairement attaquer l’ennemi par terre et par mer, et le forcer dans ses murs, parce que l’on n’avait pas d’argent, disait-il, tandis que le roi n’en laissait point manquer l’autre parti.

La veille, il avait recueilli autour de lui, même les petits navires, aussitôt qu’ils étaient entrés dans le port ; il craignait qu’on n’en révélât le nombre à l’ennemi. Un héraut avait proclamé peine de mort contre ceux qui seraient surpris gagnant le rivage opposé.

L’assemblée dissoute, il se prépare à un combat naval et fait voile vers Cyzique par une grande pluie. Comme il était près de Cyzique, le ciel devenant serein, il aperçut, à la clarté du soleil qui commençait à luire, les soixante galères de Mindare ; elles s’exerçaient loin du port, sans pouvoir y rentrer à cause de sa flotte. Des qu’elles le virent gagner le port, étonnées du nombre des siennes, elles approchèrent du rivage et se mirent en état de défense. Aussitôt, tournant avec vingt de ses meilleurs vaisseaux, il prit terre ; Mindare en fit autant ; mais celui-ci périt dans le combat, et ses soldats se dispersèrent ; en sorte que les Athéniens emmenèrent tous les vaisseaux à Préconèse, excepté ceux des Syracusains, qui avaient brûlé les leurs. De là, les Athéniens firent voile le lendemain vers Cyzique, qui, abandonnée des Péloponnésiens et de Pharnabaze, finit par se rendre.

Après avoir demeuré vingt jours chez les Cyzicéniens, se bornant à tirer de fortes contributions, Alcibiade retourna à Préconèse, d’où il alla à Périnthe et à Sélymbrie : la première l’accueillit, mais l’autre aima mieux donner de l’argent que recevoir des troupes. Il se porta ensuite à Chrysopolis, ville de Chalcédoine, qu’il fortifia, et où il établit un comptoir pour la perception du dixième des marchandises qui venaient du Pont-Euxin. Théramene et Eubule y furent laissés avec trente galères à leurs ordres, tant pour la sûreté de la place que pour lever l’impôt et incommoder l’ennemi le plus qu’ils pourraient. Les autres généraux tirèrent vers l’Hellespont.

Sur ces entrefaites, on surprit une lettre qu’Hippocrate, secrétaire de Mindare, adressait aux Lacédémoniens ; on la porta à Athènes ; elle contenait ces mots : « Tout est perdu ! Mindare est mort ; point de vivres pour nos soldats, nous ne savons que faire. »

Mais Pharnabaze représenta à toutes les troupes péloponnésiennes et aux Syracusains que tant que l’on aurait des hommes, on ne devait point se décourager pour une perte de quelques navires, puisque l’on trouvait dans les états du roi de quoi en équiper d’autres ; puis il fournit à chacun un habillement et deux mois de solde ; de plus, il arma les matelots et leur confia la garde des côtes de son gouvernement. Les généraux et les triérarques revinrent, sur son invitation, des villes où ils s’étaient réfugiés après la journée de Cyzique ; il leur enjoignit d’équiper à Antandre autant de galères qu’ils en avaient perdues, et leur donna de l’argent en leur disant de tirer du mont Ida tout le bois nécessaire.

Tandis qu’on s’occupait de construire la flotte, les Syracusains aidèrent ceux d’Antandre à relever une partie de leurs murs et gagnèrent leur affection par leur zèle à défendre la place ; ce qui leur obtint des Antandriens le titre d’évergètes et le droit de cité. Les affaires ainsi arrangées, Pharnabaze courut a la défense de Chalcédoine.

Cependant les stratèges de Syracuse apprirent que le peuple les exilait. Ils convoquent aussitôt les soldats ; et par l’organe d’Hermocrate, ils se lamentent sur leur commune infortune, sur la violence et l’injustice de leur proscription ; ils les exhortent à se montrer toujours aussi dociles, aussi braves qu’auparavant ; ils les pressent d’élire des chefs jusqu’à l’arrivée de ceux nommés pour les remplacer. Il n’y eut qu’un cri dans l’assemblée ; les triérarques surtout, les épibates et les matelots, voulaient qu’ils restassent en fonctions. Il ne faut point, répondaient les généraux, se révolter contre son pays : si l’on nous accuse, vous prendrez notre défense ; vous vous rappellerez combien de batailles navales vous avez gagnées seuls et sans secours, combien de vaisseaux vous avez pris, combien de fois vous avez vaincu avec vos alliés conduits par nous, suivant toujours l’ordre de bataille le plus vigoureux, toujours supérieurs par votre vaillance et votre intrépidité, sur terre et sur mer. Comme on ne trouvait rien que de vrai dans ce qu’ils disaient, ils restèrent jusqu’à l’arrivée de Démarchus, fils de Pidocus, de Myscon, fils de Ménécrate, et de Potamis, fils de Gnosias, qui les remplaçaient. Les triérarques jurèrent aux généraux qu’ils les feraient rappeler dès qu’ils seraient de retour à Syracuse ; et après les avoir tous comblés d’éloges, ils leur permirent de se retirer où ils voudraient.

Hermocrate, homme exact, courageux et populaire, était surtout regretté de ceux qu’il admettait à son intimité. Tous les jours, soir et matin, il invitait à sa tente ceux des triérarques, des pilotes et des épibates qui se distinguaient par leur bonne conduite, et leur communiquait ce qu’il se proposait de dire ou de faire dans l’assemblée. Il se plaisait à les instruire, il exigeait d’eux qu’ils parlassent tantôt sur-le-champ, tantôt après s’être préparés : aussi était-il estimé dans le conseil ; ses avis, ses idées, semblaient toujours les meilleurs. Après avoir accusé Tissapherne à Lacédémone, appuyé du témoignage d’Astyochus, et voyant son accusation accueillie, il se retira vers Pharnabaze, qui lui donna de l’argent avant même qu’il en demandât. Il leva donc des troupes et équipa des galères pour retourner dans sa patrie, tandis que les succès des généraux syracusains arrivaient à Milet et prenaient le commandement des troupes et des galères.

Il y eut alors sédition dans Thase, d’où les partisans de Lacédémone furent chassés avec leur hasmote Étéonice. Le Lacédémonien Pasippidas, accusé d’avoir favorisé cette trahison, d’intelligence avec Tissapherne, fut banni de Sparte. On envoya Cratésippidas commander à sa place une flotte de troupes alliées, qu’il avait rassemblées a Chio.

Dans le même temps, Agis courut de Décélie fourrager jusqu’aux portes d’Athènes : Thrasyle, qui était resté dans cette ville, fit sortir tout ce qui s’y trouva d’habitans et d’étrangers, et les rangea en bataille prés du Lycée, pour combattre l’ennemi s’il approchait. Le général lacédémonien, déconcerté par cette mesure, se retira promptement, après avoir eu quelques hommes tués à la queue de son arrière-garde, par les troupes légères de l’ennemi. Ce coup de main dispose les esprits en faveur de Thrasyle : les Athéniens accueillirent sa demande, et décrétèrent qu’il lui serait accordé mille hoplites, cent chevaux et cinquante trirèmes.

Cependant Agis, voyant de Décélie plusieurs vaisseaux chargés de grains aller au Pirée, considéra qu’en vain ses troupes coupaient aux Athéniens le commerce de terre, si on ne leur fermait toute communication par mer ; qu’il était donc important d’envoyer à Chalcédoine et à Byzance Cléarque, fils de Ramphius, proxène des Byzantins.

Cette résolution approuvée, il partit avec quinze vaisseaux que lui équipèrent les Mégariens et les autres alliés. Mais comme ces vaisseaux étaient plus propres à porter des soldats que prompts à la voile, il en périt trois dans l’Hellespont, coulés à fond par neuf vaisseaux athéniens, qui observaient toujours ces parages : les autres relâchèrent à Seste, d’où ils se sauvèrent à Byzance.

Ainsi finit cette année où les Carthaginois envoyerent cent mille combattans en Sicile, sous le commandement d’Annibal, qui, en trois mois, prit deux villes grecques, Himère et Sélinonte.


CHAPITRE II.


L’année suivante, c’est-à-dire en la quatre-vingt-treizième Olympiade, où l’Éléen Évagoras et le Cyrénéen Eubotas vainquirent, l’un à la course jusqu’alors inconnue du char attelé de deux chevaux, l’autre dans le stade, sous l’éphorat d’Évarchippe à Sparte, et sous l’archontat d’Euctémon à Athènes, les Athéniens fortifièrent le Thorique ; et Thrasyle, avec la flotte qui lui était destinée, et cinq mille matelots armés à la légère, fit voile vers Samos au commencement de l’été. Après y avoir demeuré trois jours, il vogua vers Pygèle, dont il ravagea le territoire, puis assiégea la ville. Quelques troupes milésiennes accourues au secours des Pygéliens, chargèrent les avant-coureurs qu’ils trouvèrent dispersés ; mais bientôt survinrent les peltastes et deux cohortes d’hoplites, qui tuèrent presque tous ces Milésiens, remportèrent deux cents boucliers et dressèrent un trophée.

Le lendemain, il cingla vers Notium, s’y rafraîchit, et fit voile vers Colophone. Les habitans de cette ville embrassèrent son parti. La nuit suivante, il descendit en Lydie : c’était le temps de la moisson ; il y brûla plusieurs villages, en leva de l’argent, des esclaves et beaucoup d’effets. Un Perse, nommé Stagès, qui se trouvait dans ce pays, voyant les Athéniens dispersés et butinant chacun pour son compte, se mit en campagne avec sa cavalerie, en tua sept et fit un prisonnier.

De là, Thrasyle se rembarqua, comme pour attaquer Éphèse. Tissapherne, devinant son projet, rassembla des forces imposantes et dépêcha des cavaliers pour sonner l’alarme et appeler les peuples circonvoisins au secours d’Artémis à Éphèse.

Ce fut dix-sept jours après son irruption en Lydie, que Thrasyle fit voile vers Éphèse. Il débarqua ses hoplites près du mont Coresse ; sa cavalerie, ses peltastes, ses épibates et autres, près d’un marais situé au nord de la ville ; et au point du jour, il fit marcher ses deux armées. Les Éphésiens de leur côté, les troupes alliées que Tissapherne avait amenées, les Syracusains, tant ceux précédemment arrivés avec vingt vaisseaux, que ceux qui abordaient tout récemment avec cinq autres commandés par Euclès, fils d’Hippon, et par Héraclide, fils d’Aristogène ; en outre, deux vaisseaux sélinontins ; toutes ces forces réunies attaquèrent d’abord les hoplites campés à Coresse, les mirent en déroute, en tuèrent environ cent, poursuivirent les fuyards jusqu’à la mer, puis s’avancèrent contre les troupes postées au nord. Les Athéniens prirent la fuite ; il en périt trois cents. Les Syracusains et les Sélinontins avaient fait des prodiges de valeur. Après avoir dressé deux trophées, l’un près du marais, l’autre à Coresse, les Éphésiens distribuèrent des prix publiquement et en particulier, avec droits de cité et d’atélie pour ceux qui le désireraient. Le droit de cité fut accordé aux Sélinontins à cause de la ruine de leur ville.

Les Athéniens ayant emporté leurs morts à la faveur d’une trève, reprirent la route de Notium, où ils les enterrèrent, puis firent voile vers Lesbos et l’Hellespont. Mais comme ils entraient au port de Méthymne, dans Lesbos, ils aperçurent les vingt-cinq galères syracusaines ; ils s’avancèrent en pleine mer, en prirent quatre avec les hommes qui les montaient, et poursuivirent le reste jusqu’à Éphèse, d’où elles étaient parties. Les prisonniers furent envoyés à Athènes, à la réserve d’un Athénien, cousin d’Alcibiade, du même nom que lui, et exilé avec lui : Thrasyle le mit en liberté.

Il alla ensuite à Seste rejoindre le reste de la flotte ; de la il passa, avec ses forces réunies, à Lampsaque. On était au commencement de l’hiver où les prisonniers syracusains enfermés dans les carrières du Pirée s’évadèrent de nuit en les perçant, et se réfugièrent les uns à Décélie, les autres à Mégare.

Alcibiade rangeait en ordre toute l’armée recueillie à Lampsaque ; ses soldats ne voulaient point étre mêlés à ceux de Thrasyle : ils étaient vainqueurs, les autres arrivaient vaincus. Ils prirent là tous ensemble leurs quartiers d’hiver, et, après avoir fortifié la place, voguèrent contre Abyde, où Pharnabaze se rendit avec une cavalerie nombreuse. Un combat fut livré : Pharnabaze, vaincu, prit la fuite. Alcibiade, avec sa cavalerie et cent vingt hoplites commandés par Ménandre, poursuivit l’ennemi jusqu’à ce que les ténèbres sauvèrent les fuyards.

Après cette action, les soldats de Thrasyle et d’Alcibiade s’embrassèrent et vécurent depuis en bonne intelligence. Il se fit, cet hiver, diverses excursions sur le continent d’Asie ; on ravagea le territoire du grand roi. Dans le même temps, les Lacédémoniens composèrent avec les hilotes qui s’étaient retirés de Malée à Coryphasie : dans le même temps aussi, les Achéens abandonnèrent lâchement, dans un combat contre les Étéens, la Trachinienne Héraclée. Cette peuplade, d’origine lacédémonienne, perdit sept cents hommes avec l’harmoste Labotas, envoyé par la métropole pour les commander. Ainsi finit cette même année où les Mèdes révoltés rentrèrent sous la domination de Darius, roi de Perse.


CHAPITRE III.


L’année suivante, le temple de Minerve, dans la Phocide, fut frappé de la foudre et réduit en cendres. A la fin de l’hiver de la vingt-deuxième année de la guerre, vers le commencement du printemps, sous l’éphorat de Pantaclée et l’archontat d’Antigène, les Athéniens cinglèrent vers Préconèse avec toutes leurs troupes ; de là, à Byzance et Chalcédoine, où ils assirent leur camp. A la nouvelle de leur arrivée, les Chalcédoniens avaient déposé chez les Bithyniens de Thrace, leurs voisins, ce qu’ils possédaient de précieux. Alcibiade s’y transporte avec sa cavalerie et quelques hoplites ; après avoir ordonné à ses galères de longer la côte, redemande aux Bithyniens le mobilier de ceux de Chalcédoine, en leur déclarant que s’ils s’y refusent, il leur fera la guerre. Les Bithyniens obéirent. De retour au camp avec le butin, Alcibiade, d’accord avec ceux de Bithynie, ferma Chalcédoine de hautes palissades d’une mer à l’autre, et boucha même, autant qu’il le put, le canal du fleuve. Bientôt Hippocrate, harmoste lacédémonien, fit sortir ses troupes de la ville pour le combattre. Les Athéniens, de leur côté, se rangèrent en bataille. Pharnabaze, sur ces entrefaites, parut avec son infanterie et une nombreuse cavalerie hors des palissades pour secourir les assiégés. Thrasyle et Hippocrate en vinrent aux mains : ils se battaient depuis long-temps, chacun avec ses hoplites, lorsque enfin Alcibiade survint avec sa cavalerie et quelques soldats pesamment armés. Hippocrate fut tué ; ses soldats s’enfuirent dans la ville. Le fleuve voisin et les palissades qui le bordaient formant un obstacle, Pharnabaze n’avait pu joindre Hippocrate ; il se retira donc avec ses troupes dans le temple d’Hercule, situé sur le territoire de Chalcédoine, où était son camp.

Alcibiade, après cette victoire, alla dans l’Hellespont et dans la Chersonèse pour lever des impôts. Les autres généraux traitèrent avec Pharnabaze aux conditions suivantes : Pharnabaze paierait vingt talens aux Athéniens et ferait conduire leurs ambassadeurs en Perse ; ceux de Chalcédoine paieraient les contributions accoutumées et l’arriéré ; il y aurait armistice entre eux et les Athéniens jusqu’au retour des ambassadeurs. Le serment des deux parties ratifia ce traité.

Alcibiade, occupé du siège de Sélymbrie, ne s’était point trouvé à la prestation de serment. Après la prise de cette place, il approcha de Byzance avec les Chersonésiens en masse, quelques Thraces, et plus de trois cents chevaux. Pharnabaze, jugeant convenable qu’il prêtât aussi le serment, attendit à Chalcédoine son retour de Byzance. Alcibiade arrive, et déclare qu’il s’y refusera si Pharnabaze ne s’oblige aussi envers lui en particulier. Sa proposition acceptée, ils le prètèrent, tant en leur nom qu’en celui des puissances contractantes, l’un à Chrysopolis, entre les mains de Métrobate et d’Arnape, que Pharnabaze y avait envoyés ; l’autre à Chalcédoine, en présence d’Euryptolème et de Diotime, députés d’Alcibiade : ils se lièrent aussi l’un l’autre par des conventions particulières.

Pharnabaze partit aussitôt après, mandant aux ambassadeurs qu’ils eussent à se rendre à Cyzique. Les Athéniens envoyérent Dorothée, Philodice, Théogène, Euryptolème, Mantithée, auxquels les Argiens associèrent Cléostrate et Pyrrholoque : Pasippidas et d’autres représentaient les Lacédémoniens ; ils étaient accompagnés d’Hermocrate, banni de Syracuse, et de son frère Proxène.

Tandis que Pharnabaze les conduisait en Perse, les Athéniens assiégeaieut Byzance, l’enfermaient d’une tranchée, tantôt lançaient de loin des traits, tantôt s’avançaient jusqu’aux murs. La place était commandée par l’harmoste Cléarque : ce Lacédémonien avait avec lui quelques périèces, des néodamodes, des Mégariens et des Bœotiens, commandés, les premiers par Hélixus, les autres par Cyratadas. Les Athéniens ne pouvant forcer la place, persuadèrent à des Byzantins de la leur livrer.

L’harmoste Cléarque, qui ne se doutait pas de cette menée, après avoir établi le meilleur ordre possible, et laissé la ville en garde à Cyratadas et à Hélixus, alla vers Pharnabaze, campé sur le rivage opposé : il en devait recevoir quelque argent pour sa garnison ; d’ailleurs, il recueillerait avec les vaisseaux que Pasippidas avait laissés en observation sur l’Hellespont, ceux qui étaient au port d’Antandre, et ceux qu’Hégésandridas, lieutenant de Mindare, avait en Thrace. il se flattait que, fortifié par d’autres vaisseaux encore qu’on équiperait, et maître d’une flotte imposante, il harcèlerait les alliés des Athéniens, et les contraindrait à la levée du siège.

Mais Cléarque était à peine en mer que la place fut livrée par Cydon, Ariston, Anaxicrate, Lycurgue et Anaxilaüs, tous Byzantins. Ce dernier, mis depuis en jugement à Sparte pour ce fait, échappa à la peine de mort, sous prétexte qu’il n’était pas Lacédémonien, mais Byzantin. Loin de mériter le nom de traître, il avait, au contraire, sauvé son pays, où la famine moissonnait sous ses yeux les femmes et les enfans, tout le blé de la ville étant distribué par Cléarque aux troupes lacédémoniennes. Dans cet état de choses, il avait introduit l’ennemi sans intérêt personnel, comme sans animosité, contre Lacédémone.

Les mesures prises, les conjurés avaient ouvert, pendant la nuit, les portes de Thrace et introduit Alcibiade avec son armée. Hélixus et Cyratadas, qui n’étaient instruits de rien, étaient accourus avec toutes leurs troupes dans la place publique : ils trouvent les issues occupées par l’ennemi ; toute résistance est vaine, ils se rendent. On les conduisit à Athènes ; mais à la descente au Pirée, Cyratadas échappa dans la foule, et s’enfuit à Décélie.


CHAPITRE IV.


Cependant Pharnabaze et les ambassadeurs reçurent dans leurs quartiers d’hiver, à Gordium, ville de Phrygie, les nouvelles de Byzance. Au commencement du printemps, comme ils allaient en Perse, ils rencontrèrent les députés lacédémoniens qui en revenaient : Béotius était chef de l’ambassade. Ils leur racontèrent qu’ils avaient obtenu du grand roi tout ce qu’ils demandaient ; que Cyrus avait le commandement de toutes les provinces maritimes, avec ordre de secourir les Lacédémoniens ; que ce prince apportait une lettre munie du sceau royal : elle était adressée à tous les habitans de l’Asie inférieure, et contenait ces mots entre autres : « J’envoie Cyrus dans les pays bas de l’Asie, pour être le caranus des troupes rassemblées dans le Castole. » Or le mot caranus signifie souverain.

D’après cette nouvelle, confirmée par la présence de Cyrus, les députés athéniens désiraient impatiemment d’aller en Perse, ou, en cas d’opposition, de retourner dans leur patrie ; mais Cyrus fit dire à Pharnabaze de lui livrer les ambassadeurs, ou de s’opposer à leur retour dans leur patrie. Il craignait que les Athéniens ne fussent informés de ce qui se passait. Pharnabaze, par ménagement pour Cyrus, les retint tout le temps nécessaire, disant tantôt qu’il les accompagnerait jusqu’à la cour du grand roi, tantot qu’il les renverrait à Athènes ; mais au bout de trois ans, il supplia Cyrus de les congédier, en lui représentant qu’il avait juré de les reconduire jusqu’à la mer s’ils n’allaient point en Perse. On les envoya donc à Ariobarzane, qui reçut ordre de les accompagner jusqu’à Chio, ville de Mysie, d’où ils allèrent par mer rejoindre l’armée.

Alcibiade, voulant retourner avec ses troupes à Athènes, fit voile vers Samos, où il recueillit vingt navires, et cingla jusqu’au golfe Céramique, en Carie, d’où il revint dans cette île avec cent talens de contributions. Thrasybule avec trente navires alla en Thrace, et reprit les places qui avaient quitté le parti des Athéniens, entre autres Thase, que la guerre, les factions et la famine avaient cruellement maltraitée. Thrasyle fit voile vers Athènes avec le reste de la flotte. Avant son arrivée, les Athéniens avaient élu trois généraux, Alcibiade banni, Thrasybule absent, et Conon, qui se trouvait dans la ville.

Alcibiade, avec ses vingt galères et son argent, vogua de Samos à Paros. De là, il se rendit à Gythie, pour épier les trente galères qu’il avait appris que les Lacédémoniens y armaient, et pour juger du moment favorable à son retour dans sa patrie, et des dispositions de ses concitoyens à son égard. Dès qu’il vit qu’elles lui étaient favorables, qu’on l’avait élu général, et que ses amis en particulier le rappelaient, il aborda au Pirée, à la fête des Plyntères, jour où l’on voile la statue de Minerve ; circonstance que plusieurs jugèrent de mauvais augure et pour lui et pour son pays. En effet, nul Athénien, ce jour-là, n’oserait entreprendre une affaire sérieuse.

Cependant tout le peuple, tant du Pirée que de la ville, accourait, se pressait sur le rivage, voulait voir Alcibiade. Les uns l’appelaient la gloire de son pays : lui seul s’était justifié d’un décret d’exil. Quoique victime d’une faction d’hommes nuls, misérables orateurs, qui gouvernaient d’après leur utilité et leur intérêt personnel, avec quel zèle on l’a vu travailler à l’accroissement de son pays, et joindre aux ressources publiques ses propres moyens ! Accusé d’être un sacrilége profanateur, il voulait être jugé sans délai ; ses adversaires ont ajourné une demande qui paraissait juste, et l’ont exilé absent. Asservi par la nécessité, exposé chaque jour à périr, voyant dans le malheur et ses amis les plus intimes, et ses proches, et tous ses concitoyens, sans pouvoir les aider à cause de son bannissement, n’a-t-il pas été contraint de se jeter dans les bras de ses plus cruels ennemis ! Un personnage tel que lui avait-il besoin d’innover, de changer la forme du gouvernement, lorsque la bienveillance du peuple le plaçait au dessus de ceux de son âge, en l’égalant à ses anciens ; lorsque ses ennemis, toujours semblables à eux-mêmes, venaient tout récemment d’employer leur puissance à la perte des gens de bien ? Restes seuls, si on les a supportés, n’est ce pas la faute de citoyens honnêtes que l’on pût appeler au gouvernement ?

Selon d’autres, il était seul cause de tous les malheurs passés, lui seul pourrait bien, chef ambitieux, attirer sur sa patrie les maux qui la menaçaient. Arrivé au port, Alcibiade, qui appréhendait ses ennemis, ne descendit pas tout de suite de sa galère ; mais, debout sur le tillac, ses yeux cherchaient ses amis dans la foule. Il aperçoit son cousin Euryptolème, fils de Pisianax, ses autres parens et amis, met pied à terre, monte a la ville, escorté d’hommes bien déterminés à s’opposer à tout acte de violence, se défend en présence du sénat et du peuple : il n’est point un profanateur, c’est injustement qu’on l’accuse ; parle dans ce sens, et n’est point contredit, parce que l’assemblée ne l’eût jamais souffert : bientôt il est proclamé généralissime avec pouvoir absolu, comme seul capable de rétablir la république dans son ancienne splendeur. Depuis la prise de Décélie, la procession qui allait d’Athènes à Éleusis célébrer les grands mystères avait lieu par mer ; il voulut qu’elle se fît par terre, et il l’escorta de toutes ses troupes. Il leva ensuite une armée de quinze cents hoplites et de cent cinquante chevaux, sans parler de cent vaisseaux qu’il équipa, et trois mois après son retour, fit voile vers Andros, qui avait secoué le joug de la domination athénienne. On lui donna pour adjoints Aristocrate et Adimante, fils de Leucorophide, tous deux élus généraux des troupes de terre. Il débarqua à Gaurium, dans l’île d’Andros. Les Andriens s’opposaient à sa descente. il les poursuivit, les renferma dans leur ville, en tua quelques-uns, et avec eux, ce qui s’y trouva de Lacédémoniens, et dressa un trophée. Après un court séjour, il se rendit à Samos, d’où il commença la guerre.


CHAPITRE V.


Peu de temps avant qu’Alcibiade partît d’Athènes, les pouvoirs de Cratésippidas étaient expirés ; les Lacédémoniens avaient confié le commandement de la flotte à Lysandre. Arrivé à Rhodes, celui-ci grossit sa flotte, et de là, fit voile à Cos, à Milet, puis à Éphèse, où il s’arréta jusqu’à l’arrivée de Cyrus, qu’il joignit à Sardes, accompagné des ambassadeurs lacédémoniens. Après lui avoir expose les torts de Tissapherne, ils le prièrent de les seconder de tout son pouvoir.

Cyrus répondit qu’il en avait l’ordre du roi, qu’il n’avait pas lui-même d’intention contraire ; qu’il ne négligerait rien, qu’il venait avec cinq cents talens ; que quand les fonds lui manqueraient, il s’aiderait de ceux que son père lui avait donnés en particulier ; et si c’était peu, il mettrait en pièces même le trône sur lequel il siégeait ; ce trône était d’or et d’argent. Après l’avoir loué de son zèle généreux, ils le prièrent d’assigner une drachme attique à chaque matelot ; ils lui représentaient qu’en accordant ce salaire, les matelots athéniens abandonneraient leurs vaisseaux, et qu’il diminuerait ainsi sa dépense. « Vous avez raison, leur répliqua Cyrus ; mais il m’est impossible de m’écarter des ordres du roi ; le traité porte qu’on fournira trente mines par mois, pour chaque vaisseau que les Lacédémoniens voudront entretenir. » À ce mot, Lysandre se tut ; mais à la fin du repas, Cyrus, lui portant une santé, lui demanda en quoi il pourrait l’obliger. « C’est, lui répondit-il, en augmentant d’une obole par jour la paye de chaque matelot. » ils eurent dès lors quatre oboles, au lieu de trois qu’ils recevaient auparavant. Il leur paya de plus l’arriéré et un mois d’avance ; ce qui redoublait l’ardeur des soldats.

Les Athéniens, que cette nouvelle décourageait, dépéchèrent, par l’entremise de Tissapherne, des ambassadeurs à Cyrus. Ce prince ne les admit pas à son audience, quoique le satrape l’en sollicitât, et l’invitât, d’après l’avis d’Alcibiade, à prendre garde qu’aucun peuple de la Grèce n’acquît de la prépondérance ; qu’il lui importait qu’ils restassent affaiblis par leurs propres dissensions.

Lysandre, après avoir rassemblé à Éphèse sa flotte de quatre-vingt-dix vaisseaux, les mit à sec pour les radouber et reposer l’équipage. Mais Alcibiade, sur la nouvelle que Thrasybule, sorti de l’Hellespont, fortifiait la ville de Phocée, l’alla trouver, après avoir laissé le commandement de la flotte à son vice-amiral Antiochus, avec défense d’attaquer Lysandre. Au mépris de l’ordre, Antiochus part avec sa galère et une autre de Notium, arrive au port d’Éphèse et rase les proues de celles de Lysandre, qui d’abord ne mit à sa poursuite que peu de vaisseaux ; mais bientôt le général lacédémonien en voit un plus grand nombre venir au secours d’Antiochus ; il met toute sa flotte à la voile, et la range en bataille. Les Athéniens alors voguèrent contre l’ennemi, soutenus des galères de Notium, qui arrivèrent en désordre. Il y eut donc combat naval ; les Lacédémoniens conservèrent leurs rangs. Les Athéniens, qui avaient leurs trirèmes éparses, en perdirent quinze et prirent la fuite ; la plupart de ceux qui les montaient se sauva ; le reste fut pris. Lysandre, après avoir dressé un trophée à Notium, se retira à Éphèse, avec les vaisseaux qu’il avait conquis, et les Athéniens à Samos.

Alcibiade se rend aussi à Samos, fait voile avec toute sa flotte vers le port d’Éphèse, et la range devant l’embouchure du port, prêt, si l’on voulait, à livrer bataille ; mais voyant que Lysandre ne sortait pas se sentant le plus faible, il retourna à Samos. Peu de temps après, les Lacédémoniens s’emparèrent de Delphinion et d’Éione.

Bientôt la nouvelle du combat naval est portée dans Athènes ; on s’indigne contre Alcibiade, on impute la perte des vaisseaux à sa négligence et à ses débauches : on élit dix autres généraux, Conon, Diomédon, Léon, Périclès, Érasinide, Aristocrate, Archestrate, Protomachus, Thrasyle, Aristogène. Alcibiade, voyant aussi que l’armée murmurait contre lui, se retira avec une seule galère, dans la Chersonèse ou il possédait un château.

Conon alla d’Andros à Samos, avec vingt vaisseaux, prendre le commandement de la flotte qu’un décret lui déférait. A sa place, Phanosthène partit pour Andros avec quatre vaisseaux, et rencontra deux galères thuriennes qu’il prit avec les matelots, que les Athéniens chargèrent tous de chaînes, à l’exception de Doriée, leur chef. Ce Rhodien, depuis long-temps fuyant son pays et Athènes, qui l’avait condamné à mort, lui et tous ses parens, jouissait chez les Thuriens du droit de cité : son sort intéressa ; on le congédia même sans rançon.

Conon, arrivé a Samos, trouva la flotte découragée : de plus de cent galères qu’elle avait, il n’en compléta que soixante-dix ; et, se mettant en mer avec les autres généraux, il fit diverses excursions dans le pays ennemi qu’il ravagea. Ainsi finit la même année où les Carthaginois descendirent en Sicile avec une flotte de cent vingt galères, et une armée de terre de cent vingt mille combattans, où vaincus d’abord, ils prirent Agrigente par famine, après un siège obstiné de sept mois.


CHAPITRE VI.


L’année suivante, que signalèrent une éclipse de lune sur le soir, et l’incendie du temple antique de Minerve dans Athênes, les Lacédémoniens envoyèrent Callicratidas pour succéder à Lysandre, dont les pouvoirs venaient d’expirer : c’était sous l’éphorat de Pitias, et sous l’archontat de Callias, à l’époque de la vingt-quatrième année de la guerre.

Lysandre, en remettant la flotte, dit à Callicratidas qu’il la lui remettait comme dominateur de la mer, et vainqueur dans un combat naval. « Partez donc d’Éphése, rasez la côte gauche de Samos, où sont les vaisseaux athéniens, livrez-moi la flotte de Sparte à Milet, alors je vous reconnaitrai souverain des mers. — Je ne me mêle plus des affaires, lui répliqua Lysandre, un autre est chargé du commandement. » Callicratidas, après avoir reçu la flotte des mains de Lysandre, la renforça de cinquante vaisseaux, que ceux de Chio, de Rhodes et d’autres alliés lui fournirent. Dès qu’il les eut tous rassemblés au nombre de cent quarante, il se prépara à marcher à la rencontre des Athéniens ; mais il observa que les partisans de Lysandre n’obéissaient qu’à regret, qu’ils allaient publiant que les Lacédémoniens se perdraient à changer continuellement leurs généraux contre d’ineptes intrigans, mal instruits dans la marine, et ne sachant point manier les esprits ; qu’ils s’exposaient aux plus grands malheurs en se confiant à des généraux étrangers à la mer et à la flotte. Il assembla ceux des Lacédémoniens qui étaient présens, et leur adressa ces paroles :

« Soldats, je ne demande pas mieux que de m’en retourner d’où je viens ; qu’on mette à la tête de la flotte ou Lysandre ou un plus habile, je ne m’y oppose pas : envoyé par Lacédémone pour commander les vaisseaux, je ne dois qu’exécuter ponctuellement ses ordres. Vous connaissez et mes intentions, et les reproches que l’on fait à notre pays ; ouvrez donc sincèrement l’avis que vous semble demander l’intérêt commun : dois-je rester ici, on m’en retourner, pour informer Sparte des dispositions de l’armée ? »

Personne n’ayant osé dire autre chose, sinon qu’il devait obéir au gouvernement, et s’acquitter de sa mission, il alla trouver Cyrus, lui demanda de l’argent pour payer la flotte ; il fut remis à deux jours. Ennuyé de ce délai, mécontent d’aller sans cesse à sa porte, il disait que les Grecs étaient bien malheureux de courtiser des Barbares pour de l’argent ; que s’il retournait dans sa patrie, il ferait tout pour réconcilier Athènes et Sparte. Il alla donc à Milet.

De là, il envoya des galères à Lacédémone pour demander des fonds. Ayant ensuite assemblé les Milésiens : « Milésiens, leur dit-il, je suis forcé d’obéir aux magistrats de Sparte ; je vous exhorte à soutenir franchement cette guerre, puisque vous habitez au milieu des Barbares dont vous avez déjà tant souffert. Il faut que vous donniez l’exemple aux alliés ; que vous fournissiez les moyens de poursuivre promptement et vivement les ennemis en attendant le retour des exprès que j’ai envoyés demander des fonds à Lacédémone. Ce qui restait en caisse, Lysandre, avant son départ, l’a rendu à Cyrus, comme superflu. Ce prince, chez qui je me suis présenté, a toujours différé son audience ; je ne puis me déterminer à retourner sans cesse à la porte du palais. Je vous promets que si nous remportons quelque avantage jusqu’à ce qu’il nous vienne des fonds de Lacédémone, vous ne vous repentirez pas de votre zèle. Montrons aux Barbares que, sans nous prosterner devant eux, nous pouvons châtier nos ennemis. »

Dès qu’il eut cessé de parler, plusieurs se levèrent ; ceux particulièrement qu’on accusait d’être de la faction de Lysandre, inspirés par la crainte, indiquèrent des moyens de trouver des fonds, et s’engagèrent en particulier pour une somme. Avec cet argent, joint aux cinq drachmes que les habitans de Chio fournirent à chaque soldat, il fit voile vers Méthymne, ville ennemie ; les habitans lui en refusèrent l’entrée. Ils avaient une garnison athénienne, et les meneurs tenaient pour Athènes. Il l’assiége, et s’en rend maitre. Tout ce qui s’y trouva fut pillé. Quant aux esclaves, Callicratidas les rassembla sur la place publique ; les alliés voulaient qu’avec eux on vendît aussi les Méthymnéens. Il déclara que sous son généralat nul Grec ne serait asservi, qu’il s’y opposerait de tout son pouvoir.

Le lendemain, il congédia, avec la garnison athénienne, tout ce qui était de condition libre ; les prisonniers serfs furent tous vendus à l’encan. Il fit dire ensuite à Conon, que bientôt il lui retirerait une domination usurpée sur les mers, et le voyant, au point du jour, gagner le large, il se mit à sa poursuite et lui coupa chemin, pour l’empécher de rentrer dans Samos. Conon fuyait avec d’excellens voiliers, après avoir choisi dans ses nombreux équipages quelques-uns des meilleurs rameurs. Il se sauva donc à Mitylène, ville de Lesbos, avec Érasinide et Léon. Callicratidas avait suivi sa trace avec cent soixante-dix galères ; il se dirige vers le port en même temps que lui. Conon, se voyant prévenu, fut contraint de risquer un combat naval, où il perdit trente vaisseaux, dont les hommes se sauvèrent à terre ; il lui en restait quarante, qu’il mit à sec, à l’abri des murailles de la ville. Callicratidas, entré dans le port et maître de l’embouchure, fit venir du côté de la terre tout le peuple de Méthymne et d’autres troupes encore de Chio, pour le bloquer de toutes parts. Sur ces entrefaites, il lui vint de l’argent de la part de Cyrus.

Conon, assiégé par mer et par terre, ne pouvant tirer de vivres de Méthymne, qui avait tant d’hommes à nourrir, délaissé d’ailleurs par les Athéniens, qui ignoraient sa position, mit en mer deux de ses meilleurs voiliers, les arma, avant le jour, de rameurs choisis sur la flotte, remplit de soldats le fond du vaisseau, et, pour mieux cacher l’équipage, déploya tout ce qu’il avait de peaux et d’autres couvertures.

Le jour, telle était la manœuvre ; le soir, aux approches de la nuit, il les faisait descendre à terre, pour que l’ennemi ne pénétrât point ses desseins. Le cinquième jour, sur le midi, voyant que, des matelots, les uns montaient la garde négligemment, que les autres se reposaient, il sortit du port, après avoir suffisamment approvisionné ses galères, dont l’une gagna l’Hellespont, et l’autre la pleine mer. Aussitôt les matelots de sonner l’alarme, de couper les ancres, de quitter précipitamment et en désordre le rivage où ils dînaient alors. Ils poursuivent la galère qui avait gagné la pleine mer ; ils l’atteignent au soleil couchant, la combattent, s’en rendent maîtres, la remorquent et l’amènent à leur flotte avec l’équipage. Celle qui avait pris la route de l’Hellespont se sauva, et alla porter à Athènes la nouvelle de la flotte assiégée. Diomédon vient au secours de Conon, entre avec douze vaisseaux dans le golfe de Mitylène. Callicratidas le charge à l’improviste, en prend dix, et le contraint de fuir avec les deux autres.

Cependant les Athéniens, informés de ce nouvel échec, joint au siège de la flotte, décrétérent un nouveau secours de cent-dix vaisseaux ; tous ceux qui étaient en âge de porter les armes, libres ou esclaves, s’y embarquèrent avec une grande partie de la cavalerie. Dans l’espace d’un mois, la flotte est équipée. Ils se mettent en mer, ils arrivent à Samos, qui leur donne dix galères ; les autres alliés en fournirent plus de trente, tous montés par réquisition, mode qu’on employa pour tous les vaisseaux qui leur vinrent d’ailleurs. La flotte s’éleva à plus de cent cinquante voiles.

Bientôt Callicratidas apprend que la flotte athénienne est à Samos ; il laisse Étéonice au siège avec cinquante galères, se met en mer avec cent vingt autres, et va souper au cap Malée de Lesbos, vis-à-vis de Mitylène. Le hasard voulut que les Athéniens soupassent aux Arginuses, situées en face de la partie de Lesbos qui est près du cap Malée.

La nuit, il aperçoit des feux ; on l’informe qu’ils partent du camp athénien ; vers minuit, il remonte sur ses vaisseaux pour tomber sur eux à l’improviste ; mais une pluie abondante et le tonnerre suspendirent l’exécution de son projet. La tempête calmée, il vogua au point du jour vers les Arginuses. Les Athéniens, de leur côté, s’avançaient en pleine mer ; leur gauche, rangée dans l’ordre suivant, rencontre l’ennemi ; à cette aile gauche, Aristocrate, chef de toute la flotte, commandait quinze vaisseaux, et Diomédon quinze autres sur la même ligne. Les vaisseaux commandés par Périclès étaient postés derrière ceux d’Aristocrate ; ceux d’Érasinide, derrière ceux de Diomédon. Au centre, et toujours sur la méme ligne, étaient dix vaisseaux samiens, commandés par le Samien Hippéus, puis dix galères des taxiarques ; les trois galères des navarques et autres appartenant aussi aux alliés, occupaient le poste derrière les Samiens et les taxiarques. Protomachus, commandant de l’aile droite, avait quinze galères ; Thrasyle, près de lui, en commandait un même nombre. Lysias était placé avec quinze galères derrière Protomachus, et Aristogène derrière Thrasyle. Ils avaient adopté cet ordre pour empêcher que la ligne ne fût coupée ; car leur flotte voguait difficilement.

Les vaisseaux lacédémoniens, plus légers dans leur course, étaient tous sur une seule ligne, disposés à enfoncer ou à investir ceux des ennemis. Callicratidas commandait l’aile droite. Son pilote, Hermon de Mégare, voyant que la flotte athénienne était beaucoup plus nombreuse, lui représenta qu’il ferait sagement d’éviter le combat. « Eh ! qu’importe ma mort à la république ? il me serait honteux de fuir. »

On se battit long-temps, d’abord serrés et ligne contre ligne, ensuite dispersés. Callicratidas, du premier choc de son vaisseau, tomba dans la mer, qui l’engloutit : bientôt son aile gauche est enfoncée par l’aile droite de Protomachus. Une partie des Péloponnésiens fuit à Chio ; le plus grand nombre se retira dans la Phocide.

Les Athéniens retournèrent en Arginuse : ils avaient perdu vingt-cinq galères et leurs équipages, à l’exception d’un petit nombre qui prirent terre. Mais du côté des Péloponnésiens, sur dix vaisseaux lacédémoniens, neuf étaient péris : leurs alliés en perdirent plus de soixante.

Cependant les généraux athéniens avaient ordonné aux triérarques Théramène et Thrasybule, et à quelques taxiarques, d’aller avec quarante-six vaisseaux enlever les débris et les naufragés, tandis qu’on voguerait avec le reste contre Étéonice, qui tenait Conon assiégé devant Mitylène. Mais comme ils se disposaient à exécuter cet ordre, une violente tempête les en empêcha : ils restèrent aux Arginuses, où ils dressèrent un trophée. Étéonice, averti, par un brigantin de l’issue du combat naval, le renvoya en recommandant à l’équipage de se retirer en silence, sans parler à personne ; puis de revenir soudain, couronnés de fleurs, et criant que Callicratidas était vainqueur, que la flotte athénienne était entièrement défaite. Ils annoncent la prétendue victoire : déjà ils ont quitté le port. Étéonice offre des sacrifices d’actions de grâces, ordonne aux soldats de souper, aux marchands de charger sans bruit leurs marchandises, à ses galères, secondées par un vent favorable, de prendre la route de Chio. Pour lui, il brûla son camp et gagna Méthymne avec l’armée de terre.

Après sa retraite, Conon, tirant ses galères en mer, vint par un bon vent rencontrer l’armée navale athénienne, qui cinglait des Arginuses, et lui raconta le stratagème d’Étéonice. Les Athéniens voguèrent à Mitylène, de là à Chio, puis regagnèrent Samos, sans avoir rien fait de remarquable.


CHAPITRE VII.


Cependant Athènes avait cassé tous ses généraux, excepté Conon, qui eut pour adjoints Adimante et Philoclès. Entre les généraux qui avaient combattu la flotte de Callicratidas, Protomachus et Aristogène ne revinrent point à Athènes ; six autres, Périclès, Diomédon, Lysias, Aristocrate, Thrasyle, Érasinide, n’y furent pas plutôt arrivés, qu’Archédème, gouverneur de Décélie, et jouissant alors d’un grand crédit dans Athènes, proposa une amende contre Érasinide, à qui il en voulait : il l’accusa dans le tribunal d’avoir détourné l’argent des tributs de l’Hellespont : il l’accusait encore d’autres malversations commises pendant son généralat. Les juges ordonnèrent d’emprisonner Érasinide.

Les autres généraux entretinrent ensuite le sénat du combat naval et de la violence de la tempête. Timocrate opine à les livrer au peuple chargés de chaînes : le sénat se rend à son avis ; le peuple s’assemble. Théramène, entre autres, les accuse, demande qu’ils expliquent pourquoi ils n’ont point enlevé les corps de ceux qui étaient naufragés ; et pour preuve que ces généraux ne chargeaient aucun de leurs collègues, il lut la lettre qu’ils avaient adressée au sénat et au peuple, où ils ne s’en prenaient qu’à la tempête.

On refuse à ces infortunés, pour leur défense, le temps accordé par la loi ; chacun d’eux en particulier raconte le fait en peu de mots. Occupés à la poursuite de l’ennemi, ils avaient confié l’enlèvement des naufragés à d’habiles triérarques, à des hommes qui venaient de commander, à Théramène, Thrasybule et autres principaux officiers ; que s’il fallait accuser quelqu’un, c’était sans doute ceux qu’on avait chargés de ce soin. Cependant, ajoutèrent-ils, ils ont beau nous dénoncer, nous ne trahirons point la vérité, nous ne prétendrons pas qu’ils soient coupables : la violence seule de la tempête a empêché l’enlèvement des morts. Ils prenaient à témoin de ce qu’ils disaient les pilotes et d’autres compagnons d’armes. Ce discours persuada si bien le peuple, que plusieurs particuliers se levèrent et s’offrirent pour cautions. Mais on fut d’avis de renvoyer l’affaire à une autre assemblée, parce qu’il se faisait tard et qu’on ne distinguait plus de quel côté était la pluralité : le sénat tracerait par un décret préparatoire la marche a suivre dans le jugement des prévenus.

Survint la fête des Apaturies, où l’on s’assemble par familles. Les amis de Théramène avaient aposté pour ce jour, des hommes qui parurent à l’assemblée, rasés et vétus d’habits de deuil, comme parens de morts. Ils déterminèrent Callixène à accuser les généraux en plein sénat. Ils convoquèrent ensuite une assemblée où le sénat, conformément à la rédaction de Callixène, ordonna que « puisque dans la dernière séance en avait entendu les accusations et les défenses, les Athéniens iraient aux voix par tribus ; que dans chaque tribu deux urnes seraient placées ; un héraut y publierait que ceux qui trouveraient les généraux coupables de n’avoir pas enlevé les corps des vainqueurs, missent leur caillou dans la première urne ; que ceux d’un avis contraire le jetassent dans la seconde ; que s’ils étaient jugés coupables, on les punirait de mort, on les livrerait aux onze, on confisquerait leurs biens, en en verserait le dixième dans le temple de Minerve. » Parut un homme qui dit s’être sauvé du naufrage sur un tonneau de farine ; ses compagnons d’infortune l’avaient chargé, s’il échappait, de déclarer au peuple que les généraux n’avaient point enlevé les corps des braves défenseurs de la patrie.

Quelques-uns accusèrent Callixène comme auteur d’un décret contraire aux lois ; l’accusation fut appuyée par Euryptoléme, fils de Pisianax, et quelques autres. Alors on s’écrie qu’il est affreux d’ôter au peuple le pouvoir de faire ce qu’il veut. Si l’on ne laisse pas à l’assemblée tous ses droits, ajoute Lycisque, que l’on comprenne les opposans dans le même jugement que les généraux. Nouveau tumulte de la multitude : Euryptolème et ses partisans se désistent de leur poursuite contre Callixène. Cependant les prytanes protestent qu’ils ne souffriront pas un mode de voter contraire à la loi : Callixène remonte à la tribune pour les envelopper dans la condamnation des généraux. « Décret d’accusation contre les opposans ! s’écrie-t-on. Les prytanes consternés consentent tous au mode de voter, excepté Socrate, fils de Sophronisque : ce sage déclara qu’il ne s’écarterait point de la loi. Euryptoléme alors montant a la tribune, parla ainsi en faveur des généraux :

« Athéniens, leur dit-il, Diomédon et Périclès sont tous deux mes amis ; le dernier est mon parent : je parais à cette tribune pour leur faire quelques reproches, pour les justifier si je puis, et pour vous donner le conseil qui me semble le plus conforme à l’intérêt de toute la république.

« Je reproche aux accusés d’avoir dissuadé leurs collègues, qui voulaient informer le sénat et le peuple, que Théramène et Thrasybule, chargés par eux de recueillir avec quarante-sept vaisseaux les morts et les débris, n’avaient pas rempli leur mission. Ils subissent maintenant une accusation en commun pour la faute de ces deux hommes : punis de leur faiblesse, ils courent risque de succomber eux-mêmes aux intrigues des coupables et de leurs partisans. Mais non, Athéniens, non, ils ne succomberont pas, si vous m’en croyez, si vous respectez les lois divines et humaines, moyen salutaire pour connaître la vérité, et pour vous épargner le tardif repentir d’un attentat commis envers les dieux et envers vous. Il est un moyen que je vous conseille, pour que personne ne soit trompé, pour que vous punissiez avec connaissance de cause, et à votre gré, ou tous les accusés ensemble, ou chacun d’eux en particulier : donnez-leur seulement un jour pour leur défense ; ne vous fiez pas à l’animosité de vos ennemis plus qu’à votre propre équité.

« Vous le savez tous, Athéniens, il existe un sévère décret de Cannon, qui porte qu’un accusé du crime de lèse-nation se défendra, chargé de fers, en présence du peuple ; que s’il est condamné, il sera puni de mort, son corps jeté dans le barathrum, ses biens confisqués, et la dixième partie consacrée à Minerve. Je demande que les généraux soient jugés suivant ce décret, et même mon parent Périclès tout le premier, si vous le trouvez bon ; car je rougirais de préférer ce parent à la patrie. Jugez-les, si vous voulez, d’après la loi établie contre les sacriléges et les traîtres. Elle porte que quiconque aura trahi la république ou volé les choses saintes, sera jugé par un tribunal ; que s’il est condamné, il sera inhumé hors de I’Attique et ses biens confisqués. Que chacun des accusés soit jugé d’après celle de ces deux lois qui vous plaira. On divisera le jour en trois parties : dans la première, vous vous rassemblerez pour prononcer s’il y a lieu à accusation ou non ; la seconde sera pour entendre les charges ; la troisième pour la défense. En suivant cette marche, les coupables subiront un terrible châtiment ; les innocens absens ne périront pas victimes de l’injustice : vous, Athéniens, vous jugerez d’après la loi et selon votre conscience, et vous ne combattrez pas pour les Lacédémoniens, en faisant périr contre la loi et sans jugement des hommes qui les ont vaincus et qui leur ont enlevé soixante-dix vaisseaux.

« Qui vous force à tant de précipitation ? craignez-vous de ne pouvoir perdre ou absoudre à votre gré si vous jugez légalement, et non selon le vœu de Callixène, qui a déterminé le sénat à proposer au peuple le décret portant qu’ils seront compris dans un seul et même jugement ? Si par hasard vous condamniez à mort un seul innocent, et qu’il vous arrivât de vous en repentir, réfléchissez combien votre erreur serait inutile et triste : que serait-ce si elle tombait sur des hommes tels que vos généraux ? Quoi ! un Aristarque, qui d’abord abolit la démocratie, qui ensuite livra Oénoé aux Thébains vos ennemis, aura obtenu de vous un jour pour sa défense et les autres privilèges de la loi, et vous commettriez la criante injustice de les refuser à des généraux qui ont comblé vos vœux et vaincu l’ennemi ! Non, Athéniens, non ; mais vous respecterez vos lois, causes premières de votre grandeur ; vous ne vous écarterez point de ce qu’elles prescrivent.

« Revenons, je vous prie, aux faits qui semblent déposer contre les généraux. Lorsque après la victoire on eut relâché à bord, Diomédon était d’avis d’aller avec toute la flotte, en s’étendant sur les ailes, recueillir les morts et les débris du naufrage ; Erasinide voulait qu’on réunît toutes ses forces pour attaquer sur-le-champ les ennemis postés devant Mitylène ; Thrasyle pensait que ces deux opérations réussiraient, en détachant une partie des vaisseaux et conduisant le reste à l’ennemi. Ce dernier avis ayant prévalu, il fut décidé que chacun des huit généraux donnerait de sa division trois galères, qui, avec dix des taxiarques, dix des Samiens et trois des navarques, formeraient un nombre de quarante-sept ; quatre pour chacune des douze submergées. On laissait pour l’exécution du plan les triérarques Thrasybule et Théramène, ce même Théramène qui accusait les généraux dans la première assemblée. Le reste de la flotte vogua vers Mitylène.

« Qu’y avait-il dans tout ceci qui ne fût bien et sagement concerté ? Ceux qu’on avait chargés d’attaquer l’ennemi doivent donc rendre compte des fautes commises dans cette partie : quant à ceux qui avaient ordre d’enlever les débris et les morts, qu’ils soient jugés pour avoir négligé cet ordre. Mais je puis dire en faveur des uns et des autres, que les vents contraires ont empêché l’exécution de ce qui avait été résolu : j’en prends à témoin ceux que le hasard a sauvés, entre autres un de nos généraux qui a échappé au naufrage, et que Callixène veut envelopper dans le même décret, quoiqu’il eût lui-même besoin de secours. Athéniens, ne traitez pas le bonheur et la victoire comme vous traiteriez le malheur et la défaite ; ne punissez pas des hommes de l’irrésistible volonté des dieux ; ne jugez pas comme coupables de trahison ceux que la tempête a mis dans l’impuissance d’obéir. N’est-il pas bien plus juste de couronner des vainqueurs, que de leur donner la mort pour complaire a des méchans ? »

Il termina, en opinant à ce que, suivant le décret de Cannon, les accusés fussent jugés chacun séparément, sans égard à l’avis du sénat qui proposait de les comprendre tous dans un seul et même jugement. On met au voix les deux propositions : celle d’Euryptolème est d’abord acceptée ; mais, sur les protestation et opposition de Ménéclès, on va de nouveau aux voix, on adopte la résolution du sénat, on condamne à mort les huit généraux vainqueurs aux Arginuses : six qui étaient présens furent exécutés ; mais les Athéniens ne tardèrent pas à se repentir. Un décret provoqua les dénonciations contre ceux qui avaient trompé le peuple : ils donneraient des cautions jusqu’au jugement définitif. Callixène était un de ces imposteurs. Quatre autres furent dénoncés et emprisonnés par leurs cautions ; mais avant le jugement, ils s’évadèrent à la faveur d’une sédition où Cléophon périt. Callixène revint ensuite du Pirée à Athènes : il y mourut de faim, universellement détesté.