Œuvres complètes de Thucydide et de Xénophon (Buchon)/Guerre du Péloponnèse/Livre 8

Traduction par Pierre-Charles Levesque.
Texte établi par Jean Alexandre BuchonDesrez (p. 257-292).
◄  Livre 7


LIVRE HUITIÈME.


1.[1] Quand cette nouvelle fut apportée à Athènes, on refusa long-temps de croire, même sur le témoignage des guerriers de la première distinction qui étaient échappés au combat, que la défaite eût été si générale. Mais, quand la vérité fut enfin connue, on prit en haine les orateurs dont les voix réunies avaient inspiré tant de zèle pour l’expédition, comme si le peuple lui-même ne l’avait pas autorisée de son suffrage. Les publicateurs d’oracles, les devins, et tous ceux qui, échauffant son enthousiasme, avaient fait croire que l’on se rendrait maître de la Sicile, furent les objets de l’indignation publique. On n’avait, de toutes parts, que des sujets de douleur ; et au désastre que l’on venait d’éprouver, se joignait la terreur et la plus profonde consternation. D’un côté, chacun avait à gémir en particulier sur ses pertes, et la république à regretter cette multitude d’hoplites, de cavaliers, cette jeunesse florissante qu’elle n’était plus en état de remplacer ; de l’autre, on ne voyait plus dans les chantiers de vaisseaux en état de tenir la mer, plus d’argent dans le trésor, plus de matelots pour la flotte, et dans l’état où l’on se trouvait réduit, on perdait toute espérance de salut. On imaginait voir à l’instant les ennemis de Sicile, après une telle victoire, aborder au Pirée ; ceux de la Grèce, avec un appareil deux fois plus formidable qu’auparavant, tourner par terre et par mer leurs efforts contre l’Attique, et les alliés de la république soulevés l’attaquer avec eux. On décida cependant qu’il fallait résister, autant que le permettraient les ressources qu’on avait encore, équiper même des flottes, se procurer, d’où on le pourrait, des bois de construction et de l’argent, se mettre en sûreté du côté des alliés, tenir surtout l’Eubée en respect, et faire des réductions sur les dépenses intérieures. Il fut aussi résolu qu’on élirait un conseil de vieillards qui les premiers ouvriraient leur avis sur les affaires actuelles, comme l’exigeaient les circonstances. Enfin (car c’est ainsi que le peuple a coutume de faire) on était prêt, dans la terreur subite qui frappait les esprits, à mettre le bon ordre dans toutes les parties du gouvernement. Ce qu’on venait de résoudre, on le mit à exécution, et l’été finit.

II. L’hiver suivant[2], tous les courages furent exaltés dans la Grèce par le désastre affreux que les Athéniens venaient d’éprouver en Sicile. Ceux même qui n’étaient dans l’alliance de l’un ni de l’autre parti, croyaient ne devoir plus se dispenser de prendre les armes, sans y être même invités ; ils voulaient marcher volontairement contre Athènes, persuadés, chacun en particulier, que les armées de cette république seraient venues fondre sur eux si les affaires de Sicile avaient prospéré ; que d’ailleurs on verrait bientôt finir cette guerre, et qu’il serait beau d’y avoir eu quelque part. Les alliés des Lacédémoniens sentaient plus d’ardeur que jamais à terminer promptement les maux qu’ils enduraient ; mais surtout les sujets d’Athènes, même sans consulter leurs forces, étaient prêts à se soulever ; jugeant les choses d’après la passion qui les animait, ils se refusaient à toutes les raisons de croire qu’elle serait encore, l’année suivante, en état de se soutenir. Toutes ces circonstances inspiraient de l’audace à Lacédémone, et ce qui lui en donnait plus que tout le reste, c’est que, sans doute, elle allait voir, des le retour du printemps, s’unir à ses efforts les alliés de Sicile, avec une puissance formidable, obligés, par la nécessité même, d’unir leurs vaisseaux à ses flottes. De toutes parts, flattée des plus belles espérances, elle croyait devoir, sans hésiter, reprendre les armes. Elle se représentait que cette guerre heureusement terminée, elle serait à l’abri, pour l’avenir, des dangers qu’elle aurait éprouvés de la part des Athéniens, s’ils avaient ajouté la domination de Sicile à leur puissance, et que, les détruisant eux-mêmes, elle deviendrait paisiblement la dominatrice de toute la Grèce.

III. Agis, dans ce même hiver[3], partant de Décélie avec quelques troupes, recueillit, pour l’entretien de la flotte, les contributions des alliés. Il gagna le golfe de Malée, fit un grand butin sur les Œtæens, anciens ennemis de sa nation, et le convertit en argent ; il obligea aussi à lui donner des otages, et à payer des contributions pécuniaires, les Phthiotes achéens, et les autres peuples de cette contrée, sujets de la Thessalie, quoique les Thessaliens se plaignissent de ces attentats, et ne les souffrissent qu’avec peine. Il déposa les otages à Corinthe, et tâcha d’obtenir l’alliance de cette république. Les Lacédémoniens soumirent les villes à construire cent vaisseaux. Ils s’obligèrent eux-mêmes à en fournir vingt-cinq, ainsi que les Bœotiens, et en demandèrent quinze aux Phocéens, le même nombre aux Arcades, aux Pelléniens et aux Sicyoniens, dix aux Mégariens, aux Trézéniens, aux Épidauriens et aux Hermioniens. Ils firent tout le reste de leurs dispositions, pour ne pas tarder d’ouvrir la campagne dès l’entrée du printemps.

IV. Les Athéniens[4], comme ils l’avaient résolu, se procurèrent aussi, pendant l’hiver, des bois de construction, mirent des vaisseaux sur le chantier, et fortifièrent Sunium, pour que les bâtimens qui leur apportaient des subsistances pussent traverser sans danger. Ils abandonnèrent le fort qu’ils avaient élevé dans la Laconie, lorsqu’ils étaient passés en Sicile, et tout ce qui leur paraissait entraîner des dépenses superflues, se réduisant à l’épargne, et portant surtout leur attention du côté des alliés, dans la crainte qu’ils ne se livrassent à la défection.

V. Pendant qu’on s’occupait ainsi de part et d’autre, et qu’on se livrait aux apprêts de la guerre avec la même ardeur que si l’on n’eût fait que la commencer, les peuples de l’Eubée, dans cet hiver même, furent les premiers à traiter avec Agis pour se détacher des Athéniens. Il accueillit leur proposition, et fit venir de Lacédémone, pour les commander, Alcamène, fils de Sténélaïdas, et Mélanthe. Ils arrivèrent, amenant avec eux environ trois cents néodamodes. Agis travaillait à leur préparer le passage, quand les Lesbiens se présentèrent aussi dans le dessein de se soulever contre Athènes. Les Bœotiens étaient d’intelligence avec eux, et Agis, a leur sollicitation, convint de suspendre ses desseins sur l’Eubée, et fit les dispositions nécessaires pour favoriser la défection des Lesbiens. Il leur donna, pour diriger leur dessein, Alcamène qui allait faire voile pour l’Eubée. C’était sans prendre les ordres de Lacédémone qu’il conduisait ces affaires ; car tout le temps qu’il occupa Décélie, il fut maître, avec les forces qui lui étaient confiées, d’envoyer des troupes partout où il voulut, d’en faire des levées, et d’exiger des contributions en argent. On peut dire qu’à cette époque les alliés lui obéissaient bien plus qu’aux Lacédémoniens de Sparte ; car, avec la puissance qu’il avait à ses ordres, on le craignait partout. Il embrassa les intérêts des Lesbiens. Les habitans de Chio et d’Érythres, qui n’étaient pas moins disposés à la défection, ne s’adressèrent point à lui, mais à Lacédémone. Un ambassadeur était avec eux de la part de Tissapherne, qui gouvernait les provinces maritimes au nom de Darius, fils d’Artaxérxès. Tissapherne excitait à la guerre les Péloponnésiens, et promettait de fournir la subsistance de l’armée[5]. Le roi venait de lui demander les tributs arriérés de sa satrapie, que les Athéniens ne lui avaient pas permis de faire payer aux villes grecques. Il espérait toucher plus aisément des contributions, quand il aurait abaissé la puissance d’Athènes, amener les Lacédémoniens à l’alliance du roi, et lui envoyer, mort ou vif, suivant l’ordre de ce prince, Amorgès, bâtard de Pissuthnès, qui s’était livré à la rébellion dans la Carie. Les habitans de Chio et Tissapherne agirent eu cela de concert.

VI. Dans ces conjonctures, Calligite, fils de Laophon de Mégare, et Timagoras, fils d’Athénagoras de Cyzique, tous deux exilés de leur patrie, et qui avaient trouvé un asile auprès de Pharnabaze, fils de Pharnace, arrivent à Lacédémone. Ils étaient envoyés par Pharnabaze pour engager cette république à faire passer une flotte dans l’Hellespont. Il avait en vue, s’il était possible, de remplir les mêmes objets dont s’occupait Tissapherne ; c’était de soulever contre Athènes les villes de son gouvernement pour en recevoir les tributs, et de se donner le mérite de faire entrer au plus tôt les Lacédémoniens dans l’alliance du roi. Comme les émissaires de Pharnabaze et ceux de Tissapherne négociaient séparément pour obtenir les mêmes choses, il y eut de vives contestations entre les Lacédémoniens, les uns voulant qu’on envoyât d’abord des vaisseaux et des troupes dans l’Ionie et à Chio, et les autres dans l’Hellespont. Cependant les sollicitations de Tissapherne et des habitans de Chio furent reçues bien plus favorablement : c’est qu’elles étaient soutenues par Alcibiade, qui, par ses pères, était étroitement lié d’hospitalité avec l’éphore Endius. Il résultait même de cette intimité, qu’un nom lacédémonien était adopté dans sa famille ; car on appelait Endius, fils d’Alcibiade[6].

Les Lacédémoniens ne laissèrent pas d’envoyer d’abord à Chio un de leurs sujets[7], nommé Phrynis, pour reconnaître si cette république avait autant de vaisseaux qu’elle en annonçait, et si, d’ailleurs, ses moyens répondaient à ce qui en était publié. Le rapport fut qu’on ne leur avait annoncé que la vérité, et ils reçurent aussitôt dans leur alliance les habitans de Chio et ceux d’Érythres. Ils décrétèrent de leur envoyer quarante vaisseaux ; et, d’après ce que les gens de Chio avaient déclaré, le pays n’en avait pas lui-même moins de soixante. Ils allaient en faire d’abord partir dix, avec Mélancridas qui en avait le commandement : mais comme il survint un tremblement de terre dans la Laconie, ils n’en appareillèrent que cinq au lieu de dix, et les mirent sous le commandement de Chalcidée au lieu de Mélancridas. L’hiver finit, ainsi que la dix-neuvième année de la guerre que Thucydide a écrite.

VII. Dès le commencement de l’été suivant[8], les habitans de Chio sollicitèrent avec empressement l’expédition de la flotte. Ils craignaient que les Athéniens ne vinssent à être informés de leurs négociations ; car toutes avaient été conduites à l’insu d’Athènes. Les Lacédémoniens, sur leurs instances, dépêchèrent à Corinthe trois Spartiates pour faire passer promptement les vaisseaux par-dessus l’isthme, dans la mer qui regarde Athènes, et pour donner ordre que tous les bâtimens, tant ceux qu’Agis avait préparés pour Lesbos que les autres, fissent voile pour Chio. Là se trouvaient en tout trente-neuf vaisseaux des alliés.

VIII. Calligite et Timagoras refusèrent, au nom de Pharnabaze, de prendre part à cette expédition de Chio, et ne donnèrent pas les vingt talens[9] qu’ils avaient apportés pour l’envoi d’une flotte. Ils prirent la résolution de partir ensuite eux-mêmes avec d’autres vaisseaux.

Quand Agis vit les Lacédémoniens s’empresser d’aller d’abord à Chio, il ne crut pas devoir être lui-même d’un avis différent. Les alliés s’assemblèrent à Corinthe, et y tinrent conseil ; ils conclurent de commencer par se rendre à Chio, sous le commandement de Chalcidée, qui avait équipé les cinq vaisseaux dans la Laconie, d’aller ensuite à Lesbos sous le commandement d’Alcamène, qu’Agis avait résolu d’y envoyer, et enfin de passer dans l’Hellespont. Cléarque, fils de Rhamphias, avait été désigné pour chef de cette dernière entreprise. Ils résolurent de transporter d’abord par-dessus l’isthme la moitié des vaisseaux, et de les expédier sur-le-champ, pour empêcher les Athéniens de faire plus d’attention à la flotte qui allait faire voile, qu’à celle qu’on transporterait dans la suite. Car, de ce côté, ils ne cherchaient pas à tenir leur navigation secrète, pénétrés de mépris pour l’impuissance d’Athènes, dont la marine ne se montrait en force nulle part. Cette résolution fut suivie, et l’on transporta sur-le-champ vingt-un vaisseaux.

IX. On pressait le départ ; mais les Corinthiens refusèrent de partager l’entreprise avant d’avoir célébré les jeux isthmiques qui tombaient dans cette circonstance. Agis ne s’opposa pas à leur laisser respecter la trêve qui devait durer autant que la solennité de cette féte ; mais il voulait que l’expédition de la flotte se fît sous son nom. Ils n’y consentirent pas ; l’affaire traîna en longueur, et c’est ce qui donna le temps aux Athéniens d’être mieux informés de la défection de Chio. Ils envoyèrent Aristocrate, l’un de leurs généraux, en porter leurs plaintes dans cette île. Les habitans nièrent le fait ; et comme alliés, ils reçurent ordre d’envoyer des vaisseaux pour gages de leur fidélité ; ils en firent partir sept. La raison de cet envoi, c’était que le grand nombre ne savait rien de ce qui se tramait, que les chefs, qui étaient dans le secret, ne voulaient pas se faire un ennemi du peuple avant d’avoir pris leurs sûretés, et qu’ils ne s’attendaient plus à voir arriver les Péloponnésiens qui tardaient à se montrer.

X. Cependant se célébraient les jeux isthmiques. Ils furent annoncés aux Athéniens, qui se rendirent à ce spectacle religieux. Ce fut alors qu’ils découvrirent plus clairement les projets des habitans de Chio. Aussitôt après leur retour, ils prirent des mesures pour que la flotte de Corinthe ne pût, à leur insu, partir de Cenchrées. Cette flotte, après la solennité, cingla pour Chio au nombre de vingt-une voiles. Alcamène la commandait. Les Athéniens mirent eux-mêmes en mer, vinrent à sa rencontre avec le même nombre de vaisseaux, et cherchèrent à l’amener en haute mer. Mais, comme il se passa bien du temps sans que les Péloponnésiens s’y laissassent attirer, et que même ils se retirèrent, les Athéniens firent aussi leur retraite ; car ils ne se fiaient pas aux navires de Chio qui faisaient partie de leur flotte. Ils en appareillèrent ensuite une autre de trente-sept voiles, atteignirent les ennemis qui naviguaient en côtoyant, et les poursuivirent jusqu’au Pirée, dans la campagne de Corinthe : c’est un port abandonné, qui termine cette campagne du côté de l’Épidaurie. Les Péloponnésiens perdirent un vaisseau qui était au large, rallièrent les autres, et prirent terre. Les Athéniens, du côté de la mer, attaquèrent les vaisseaux, et firent en même temps une descente. Ils plongèrent les ennemis dans l’agitation et le désordre, brisèrent sur le rivage la plus grande partie des bâtimens, et tuèrent le commandant Alcamène. Eux-mêmes perdirent quelques-uns de leurs gens.

XI. Ils se séparèrent, laissèrent une quantité de vaisseaux suffisante pour tenir en respect ceux des ennemis, et gagnèrent avec le reste un îlot qui n’était pas éloigné. Ils y campèrent et envoyèrent à Athènes demander du renfort ; car on vit arriver le lendemain, pour donner du secours à la flotte du Péloponnèse, d’abord les Corinthiens, et peu après, les peuples du voisinage. Mais quand ils eurent reconnu la difficulté de la défendre dans une contrée déserte, ils tombèrent dans la perplexité. Leur première idée fut d’y mettre le feu ; ils prirent ensuite le parti de la tirer à sec, et de poster en avant leurs troupes de terre pour la tenir sous leur garde, jusqu’à ce qu’il s’offrît quelque moyen de se sauver. Agis fut informé de leur situation, et leur envoya un Spartiate nommé Thermon. On avait d’abord annoncé à Lacédémone que la flotte était partie de l’isthme ; car Alcamène avait reçu l’ordre des éphores d’y envoyer, au moment du départ, cette nouvelle par un cavalier. Les Lacédémoniens avaient voulu expédier aussitôt les cinq vaisseaux qui étaient chez eux, avec le commandant Chalcidée que devait accompagner Alcibiade. Ils se pressaient d’exécuter ce dessein, quand ils apprirent que la flotte avait été forcée de se réfugier dans le Pirée. Consternés de voir si mal commencer l’expédition d’Ionie, ils renoncèrent à faire partir les vaisseaux qui devaient sortir de leur port, et en rappelèrent même quelques-uns qui déjà étaient en mer.

XII. Alcibiade, instruit de ces mesures, fit de nouveau consentir Endius et les autres éphores à ne pas différer l’expédition. Il leur représenta qu’on arriverait à Chio avant qu’il pût y parvenir aucune nouvelle de l’échec qu’avait éprouvé la flotte ; que lui-même abordant en Ionie, et faisant la peinture de la faiblesse d’Athènes et du zèle de Lacédémone, déterminerait aisément les villes à se soulever ; et qu’il paraîtrait, plus que personne, mériter de la confiance. Il fit voir en particulier à Endius qu’il serait glorieux pour lui de soustraire l’Ionie à l’alliance des Athéniens, de procurer aux Lacédémoniens celle du roi, et d’enlever ce succès à Agis. Il était mal avec ce prince. Il fit goûter ses raisons à Endius, partit sur les cinq vaisseaux avec Chalcidée, et fit la route dans la plus grande diligence.

XIII. Dans ces circonstances, revenaient les seize vaisseaux du Péloponnèse qui avaient fait la guerre avec Gylippe en Sicile. Ils furent surpris à la hauteur de la Leucadie, et battus par vingt-sept vaisseaux d’Athènes, que commandait Hippoclès, fils de Ménippe, et qui avaient été expédiés pour épier leur retour. Un seul fut perdu ; les autres se sauvèrent, et arrivèrent à Corinthe.

XIV. Chalcidée et Alcibiade interceptaient tous les bâtimens qu’ils trouvaient sur leur route, pour qu’il ne pût transpirer aucune nouvelle de leur navigation. Le premier endroit du continent où ils prirent terre fut Corcyre ; ils y relâchèrent les personnes qu’ils avaient arrêtées. Ils eurent des conférences avec quelques-uns de leurs confidens de Chio, qui leur conseillèrent de cingler vers leur ville, sans y faire annoncer leur arrivée. Ils y parurent subitement, et remplirent de surprise et d’effroi la faction du peuple ; mais celle des riches fit assembler le sénat. Chalcidée et Alcibiade exposèrent que déjà une flotte nombreuse avait été dépêchée à leur secours ; mais ils ne dirent rien du siège qu’elle soutenait au Pirée. Chio et Érythres renoncèrent encore une fois à l’alliance d’Athènes. Ils partirent ensuite, avec trois vaisseaux, pour Clazomènes, et firent décider les habitans à l’insurrection. Les Clazoménéens passèrent aussitôt sur le continent et fortifièrent Polichna : c’était un asile qu’ils voulaient se ménager s’ils étaient forcés de se sauver de la petite île qu’ils occupaient. Tout ce qui se livrait à la rébellion travaillait à se fortifier et se disposait à la guerre.

XV. Les Athéniens reçurent bientôt la nouvelle de ce qui se passait à Chio. Ils se regardèrent comme environnés d’un danger terrible et manifeste, et ne crurent pas que le reste des alliés voulût se tenir en repos, quand une république de cette importance se livrait à la défection. Ils auraient désiré ne pas toucher, de toute la guerre, aux mille talens qu’ils avaient mis en dépôt ; mais, dans la crainte qu’ils éprouvaient, ils abrogèrent la peine prononcée contre celui qui oserait parler d’en faire usage, ou appuyer cette proposition. Ils décrétèrent de l’employer et d’équiper une flotte formidable. Ils firent aussitôt partir huit des bâtimens qui étaient de garde au Pirée[10] ; ces vaisseaux abandonnèrent leur station, voguèrent à la poursuite de ceux que commandait Chalcidée, et, n’ayant pu les atteindre, ils revinrent à leur poste. C’était Strombichide, fils de Diotime, qui en avait le commandement. Ils firent aussi partir bientôt après, avec Thrasydès, douze autres navires qui, de même, quittèrent leur station. Ils rappelèrent les sept bâtimens de Chio qui, avec les vaisseaux d’Athènes, tenaient assiégés au Pirée ceux du Péloponnèse, donnèrent la liberté aux esclaves qui les montaient, et mirent aux fers les hommes libres. Ils en équipèrent d’autres à la hâte pour remplacer tous ceux qui avaient été destinés à tenir investie la flotte du Péloponnèse, les firent partir, et se disposèrent à en appareiller encore trente. On agissait avec la plus grande chaleur, et l’on ne prenait que des mesures vigoureuses contre la rébellion de Chio.

XVI. Cependant Strombichide arrive à Samos avec ses huit vaisseaux, en joint un de cette île à sa flottille, se porte à Téos, et engage les habitans à se tenir en repos ; mais Chalcidée, fort de vingt-trois voiles, vint de Chio à Téos : l’armée de terre de Clazomènes et d’Érythres le soutenait. Strombichide partit d’avance, instruit de son approche ; et voyant en haute mer la supériorité de la flotte ennemie, il prit la fuite vers Samos. Les ennemis le poursuivirent. Les habitans de Téos ne reçurent pas d’abord l’armée de terre ; mais quand les Athéniens eurent pris la fuite, ils lui ouvrirent les portes. La plupart restèrent dans l’inaction, attendant le retour de Chalcidée ; mais comme il tardait à paraître, ils rasèrent le mur que les Athéniens avaient élevé du côté que la ville de Téos regarde le continent. Ils furent aidés dans ce travail par l’arrivée d’un petit nombre de Barbares que commandait Tagès, lieutenant de Tissapherne.

XVII. Chalcidée et Alcibiade, ayant poursuivi Strombichide jusqu’à Samos, armèrent les équipages des vaisseaux du Péloponnèse et les laissèrent à Chio. Ils y substituèrent des matelots de cette île, équipèrent encore vingt autres bâtimens, et cinglèrent vers Milet pour y opérer une rébellion. Alcibiade était ami des principaux de cette république. Il voulait, avant l’arrivée des vaisseaux du Péloponnèse, les attirer au parti de Chio, au sien, à celui de Chalcidée ; il voulait remplir la promesse qu’il avait faite à Endius, quand cet éphore l’avait envoyé, de soulever un grand nombre de villes avec les seules forces de Chio et de Chalcidée, et de lui procurer l’honneur de ce succès. Ils firent secrètement la plus grande partie de leur traversée, prévinrent de peu de temps Strombichide et Thrasyclès qui revenait d’Athènes pour se mettre à leur poursuite avec douze vaisseaux, et firent soulever Milet. Les Athéniens arrivèrent aussitôt avec dix-neuf bâtimens ; mais on ne les reçut pas, et ils prirent terre à Ladé, île adjacente.

La révolte de Milet venait de se déclarer, quand le roi, par l’entremise de Tissapherne et de Chalcidée, conclut, pour la première fois, une alliance avec les Lacédémoniens dans les termes suivans :

XVIII. « Voici à quelles conditions les Lacédémoniens et leurs alliés ont conclu une alliance avec le roi et avec Tissapherne.

« Toutes les contrées et les villes qui sont en la puissance du roi ou qui ont appartenu à ses pères, resteront sous sa domination.

« Le roi, les Lacédémoniens et leurs alliés empêcheront en commun que les Athéniens ne reçoivent rien de ces villes d’où ils tirent des revenus, ou quelque autre chose que ce soit.

« Le roi, les Lacédémoniens et leurs alliés feront en commun la guerre aux Athéniens. Il ne sera permis au roi, ni aux Lacédémoniens, ni aux alliés de faire la paix avec les Athéniens, sans l’aveu des deux parties contractantes.

« Si quelques sujets du roi se révoltent contre lui, ils seront ennemis des Lacédémoniens et des alliés.

« Si quelques sujets des Lacédémoniens et de leurs alliés se soulèvent contre eux, ils seront ennemis du roi. »

XIX. Telle fut la teneur du traité. Aussitôt après, les habitans de Chio équipèrent dix autres bâtimens et firent voile pour Anæa, dans le dessein de s’informer de ce qui s’était passé à Milet, et de soulever en même temps les villes ; mais un message de Chalcidée leur porta l’ordre de revenir, parce qu’Amorgès allait arriver par terre avec une armée. Ils cinglèrent vers le temple de Jupiter, et reconnurent de là seize voiles qu’amenait Diomédon ; elles étaient parties après celles que commandait Thrasyclès. Dès qu'ils les aperçurent, ils prirent la fuite, un des vaisseaux vers Éphèse et les autres vers Téos. Les Athéniens en prirent quatre, mais ils étaient vides ; les hommes avaient eu le temps de se sauver à terre : le reste gagna Téos. Les Athéniens se rendirent à Samos. Les habitans de Chio mirent au large avec le reste de leur flotte ; leur infanterie les suivait. Ils firent soulever Lébédos et Ères. Tous revinrent ensuite, infanterie et vaisseaux.

XX. Cependant les vingt bâtimens du Péloponnèse, qui étaient au Pirée[11], ceux mêmes que les Athéniens avaient poursuivis et qu’ils tenaient en échec avec un nombre égal de voiles, firent une attaque soudaine, remportèrent la victoire, et prirent quatre vaisseaux. Ils se rendirent à Cenchrées, et se disposèrent à partir pour Chio et pour l’Ionie. Astyochus arriva de Lacédémone pour en prendre le commandement : celui de toute la flotte lui était confié. Les troupes de terre étant sorties de Téos, Tissapherne y vint lui-même, avec une armée, démolir ce qui pouvait rester des fortifications construites par les Athéniens, et s’en retourna. Bientôt après son départ, arriva Diomédon avec dix vaisseaux d’Athènes. Il traita avec les habitans, et obtint qu’ils voulussent bien aussi le recevoir. Il alla faire une attaque à Éres, ne put s’en rendre maîtres, et s’en retira.

XXI. Vers le même temps, la faction populaire de Samos, de concert avec des Athéniens qui étaient arrivés sur trois vaisseaux, se souleva contre les riches. Elle en fit mourir deux cents, et en condamna quatre cents à l’exil. Elle se distribua les maisons et les terres des proscrits, et reçut, par un décret d’Athènes, en qualité d’alliés fidèles, le droit de vivre à l’avenir sous ses propres lois. Elle prit en mains l’administration de la république, n’eut aucun commerce avec les riches qui habitaient les campagnes, ne leur donna pas ses filles eu mariage, et ne prit pas chez eux des épouses.

XXII. Après ces événemens, et dans le même été, les habitans de Chio, conservant toute l’ardeur que d’abord ils avaient fait paraître, se montraient aux villes ; et sans l’assistance des Péloponnésiens, ils les faisaient soulever. Comme dans les dangers qu’ils provoquaient ils voulaient avoir le plus de compagnons qu’il serait possible, ils allèrent seuls, avec treize vaisseaux, faire la guerre à Lesbos. C’était le second endroit où les Lacédémoniens avaient donné ordre de se porter. De là ils se passèrent dans l’Hellespont. En même temps, ce qui se trouvait d’infanterie du Péloponnèse et des autres alliés de la contrée, se rendirent à Clazomènes et à Cume. Évalas de Sparte avait le commandement de ces troupes, et Diniadas, sujet de Lacédémone, celui de la flotte. Les vaisseaux arrivèrent d’abord à Méthymne, et ce fut la première ville qu’ils firent soulever[12].

XXIII. Le Lacédémonien Astyochus, général de la flotte, faisant voile de Cenchrées, se rendit à Chio suivant sa destination. Le surlendemain de son arrivée, prirent terre à Lesbos les vingt-cinq vaisseaux que commandaient Léon et Diomédon. Léon était parti le dernier d’Athènes avec un renfort de dix vaisseaux. Astyochus, le même jour, mit en mer sur le soir, et joignant à sa flotte un navire de Chio, il fit voile pour Lesbos, dans la vue d’y donner, s’il était possible, quelque secours. Il aborda à Pyrrha et le lendemain à Éresse. Là il sut que les Athéniens avaient pris d’emblée Mitylène. Comme on était loin de s’attendre à leur arrivée, ils étaient entrés dans le port, s’étaient emparés de la flotte de Chio ; et ayant fait une descente, ils avaient battu ce qui leur voulait résister, et s’étaient rendus maîtres de la ville. Voilà ce qu’Astyochus apprit des habitans d’Éresse et des navires de Chio qui arrivaient de Méthymne avec Eubule ; ils y avaient été laissés, mais ils avaient pris la fuite lors de la prise de Mitylène, et ils étaient avec Eubule au nombre de trois ; un quatrième était tombé entre les mains des Athéniens. Astyochus, à cette nouvelle, ne continua pas sa route vers Mitylène ; mais il fit soulever Éresse, arma les hoplites de sa flotte, leur donna pour commandant Étéonice, et les envoya par terre à Antysse et à Méthymne. Lui-même s’y rendit par mer avec les vaisseaux qu’il avait à ses ordres et les trois de Chio. Il comptait n’avoir qu’à se montrer pour donner du courage aux habitans de Méthymne, et les maintenir dans leur révolte ; mais comme tout lui fut contraire à Lesbos, il retira ses troupes, et reprit la route de Chio. L’armée de terre qui avait été embarquée, et qui devait aller dans l’Hellespont, revint et rentra dans les villes. On reçut ensuite à Chio six vaisseaux de la flotte du Péloponnèse qui était à Cenchrées.

Quant aux Athéniens ils apaisèrent la révolte de Lesbos, partirent de cette île, prirent Polychna, ce fort que les habitans de Clazomènes avaient élevé sur le continent, et les firent retourner dans leur île, excepté les chefs de la rébellion. Ces derniers se retirèrent à Daphnonte. Ainsi Clazomènes rentra sous la puissance d’Athènes.

XXIV. Le même été, les guerriers de cette république qui tenaient Milet en échec avec les vingt bâtimens qu’ils avaient à Ladé, firent une descente à Panorme, dans les campagnes de Milet, et tuèrent le général lacédémonien Chalcidée, qui vint au secours avec trop peu de monde. Le surlendemain, ils partirent après avoir dressé un trophée ; mais les Milésiens le renversèrent, comme élevé par des gens qui ne s’étaient pas rendus maîtres du pays.

D’un autre côté, Léon et Diomédon, avec la flotte athénienne de Lesbos, partirent des îles Œnusses qui sont devant Chio, de Sidusse et de Ptélée, forteresses qu’ils occupaient dans l’Érythrée, et de Lesbos ; ils allèrent infester Chio par mer. Ils avaient sur leurs bâtimens des hoplites enrôlés et obligés au service. Ils descendirent à Cardamyle, battirent à Bolysse ceux de Chio qui s’avancèrent contre eux, en tuèrent un grand nombre, et firent soulever les pays voisins. Ils remportèrent encore une autre victoire à Phanis, et une troisième à Leuconium. Les guerriers de Chio ne se montrèrent plus en campagne, et les vainqueurs ravagèrent ce pays si bien cultivé, et qui n’avait jamais souffert depuis la guerre des Mèdes. Car de tous les peuples que je connaisse, ceux de Chio sont les seuls, après les Lacédémonicns, qui aient uni la sagesse à la bonne fortune, et plus leur république devenait florissante, plus ils avaient le bon esprit de pourvoir à sa sûreté. On peut trouver que, dans la défection actuelle, ils n’avaient pas assez pris de mesures pour se mettre au-dessus de la crainte ; mais ils n’avaient osé cependant se livrer à l’insurrection qu’en partageant le péril avec un nombre respectable de braves alliés, et ils savaient que les Athéniens ne pouvaient eux-mêmes, après leur désastre de Sicile, nier que leurs affaires ne fussent dans un état déplorable. S’ils ont mal jugé des vicissitudes inattendues des choses humaines, ils ont partagé cette erreur avec beaucoup d’autres, qui croyaient que la puissance d’Athènes allait être bientôt renversée. Renfermés enfin du côté de la mer, et voyant leur pays dévasté, plusieurs résolurent de remettre leur ville aux Athéniens. Les principaux de la république furent instruits de ce projet, et se tinrent eux-mêmes en repos ; mais ils appelèrent d’Érythres Astyochus avec les quatre vaisseaux dont il disposait, et se consultèrent avec lui sur les moyens les plus doux d’apaiser le soulèvement, soit en se faisant donner des otages, soit en prenant quelque autre parti. Voilà quelle était la situation des habitans de Chio.

XXV. A la fin du même été[13], passèrent d’Athènes à Samos quinze cents hoplites d’Athènes, mille d’Argos (car les Athéniens avaient fourni l’armure complète à cinq cents Argiens de troupes légères), et mille des alliés. Ils partirent sur quarante-huit vaisseaux, dont plusieurs étaient destinés à porter des troupes. Phrynicus, Onomaclès et Scirônide les commandaient : ils descendirent à Milet et y campèrent. Les Milésiens firent une sortie ; eux-mêmes formaient le nombre de huit cents hoplites, et ils avaient les Péloponnésiens venus avec Chalcidée, les troupes auxiliaires de Tissapherne, et Tissapherne en personne avec sa cavalerie. Ils livrèrent bataille aux Athéniens et aux alliés. L’action fut entamée par l’aile où se trouvaient les Argiens. Ils s’avancèrent sans ordre, par mépris pour des Ioniens, qui ne devaient pas même les attendre, furent vaincus par les Milésiens, et ne perdirent guère moins de trois cents hommes. Les Athéniens, de leur côté, battirent d’abord les troupes du Péloponnèse, et repoussèrent ensuite les Barbares et tout le reste de la multitude. Ils n’eurent point affaire aux Milésiens. Ceux-ci, après avoir mis les Argiens en fuite, trouvèrent à leur retour que le reste de leur armée était battu, et rentrèrent dans la ville. Les Athéniens victorieux assirent leur camp sous les murs de la place. Des deux côtés, en cette bataille, ce furent les Ioniens qui eurent l’avantage sur les Doriens ; car les Athéniens battirent les Péloponnésiens qui leur étaient opposés, et les Milésiens défirent les troupes d’Argos. Les vainqueurs dressèrent un trophée, et se préparèrent à investir la place d’une muraille. Le terrain, qui était resserré comme un isthme, leur facilitait ce travail. Ils étaient persuadés que s’ils pouvaient réduire Milet, le reste se soumettrait aisément.

XXVI. Cependant, à la fin du jour, ils reçurent la nouvelle que la flotte de cinquante-cinq vaisseaux du Péloponnèse et de Sicile était sur le point de paraître. C’était Hermocrate de Syracuse qui avait surtout pressé les Siciliens de contribuer à détruire la puissance d’Athènes. Vingt vaisseaux étaient venus de Syracuse et deux de Sélinonte : ceux qu’on avait appareillés dans le Péloponnèse étaient prêts, et Théramène de Lacédémone avait reçu l’ordre de mener ces deux flottes à Astyochus. Elles relâchèrent d’abord à Êléum, île située devant Milet. Sur la nouvelle qu’elles y reçurent que les Athéniens étaient à Milet, elles gagnèrent d’abord le golfe Iasique, pour se mieux informer de ce qui se passait dans cette ville. Alcibiade arriva à cheval dans la campagne milésienne, à Tichiusse, où elles avaient pris leur campement après être entrées dans le golfe. Ce fut alors qu’elles apprirent les détails de l’action. Alcibiade s’y était trouvé et avait combattu avec les Milésiens et Tissapherne. Il exhorta les troupes, si elles ne voulaient pas ruiner entièrement les espérances de l’Ionie, à porter les plus prompts secours à Milet, et à ne pas voir d’un œil indifférent investir cette place d’une muraille.

XXVII. Elles allaient agir dès le point du jour ; mais Phrynicus, général des Athéniens, ayant appris de Léros l’arrivée de la flotte, et voyant ses collègues déterminés à l’attendre et à livrer un combat naval, déclara qu’il n’en ferait rien, et qu’il s’opposerait de tout son pouvoir à ce qu’eux-mêmes ou tout autre courussent ce hasard ; qu’on serait tout aussi bien maîtres de combattre quand on saurait avec certitude le nombre des vaisseaux ennemis, et ce qu’on en avait à leur opposer, et qu’on aurait équipé la flotte à loisir et comme elle devait l’être ; qu’il ne consentirait pas que, par une mauvaise honte, on allât se mettre follement en danger ; qu’il ne serait pas honteux aux Athéniens de céder en mer aux circonstances, mais qu’il le serait bien davantage d’éprouver une défaite, de quelque manière que ce pût être, et de ne pas livrer seulement la république au déshonneur, mais de la plonger dans le plus grand péril ; qu’après les malheurs qu’elle venait d’éprouver, il lui serait permis à peine d’engager volontairement la première une action, lors même qu’elle se trouverait en force, et quelle y serait contrainte par la nécessité ; comment donc, sans y être forcée, s’exposerait-elle à des dangers qui seraient de son choix ? Il ordonna de prendre au plus tôt les blessés, l’infanterie, tout le bagage qu’ils avaient apporté, de laisser le butin qu’ils avaient fait sur l’ennemi, pour ne pas surcharger les vaisseaux, et de cingler à Samos ; de là, après avoir rassemblé toute la flotte, on pourrait, si les circonstances étaient favorables, faire des courses sur les ennemis. Il fit goûter ce projet et le mit à exécution. La sagesse de Phrynicus se montra non-seulement dans cette occasion, mais encore dans la suite, et aussi bien dans toutes les affaires dont il eut le maniement que dans celle dont nous venons de parler. Ainsi, dès le soir, les Athéniens s’éloignèrent de Milet sans profiter de leur victoire. Les Argiens, chagrins de leur défaite, passèrent aussitôt de Samos dans leur pays.

XXVIII. Les Péloponnésiens, avant l’aurore, levèrent l’ancre de Tichiusse, allèrent à Milet et y passèrent un jour. Le lendemain, ils prirent avec eux les vaisseaux de Milet, qui avaient accompagné Chalcidée, et qu’avaient chassés les ennemis, et retournèrent à Tichiusse pour y prendre les effets qu’ils y avaient déposés. Ils étaient arrivés, quand Tissapherne s’y rendit avec ses troupes de terre. Il leur persuada de faire voile pour Iasos, où se tenait Amorgès, ennemi du roi. Leur attaque fut subite, et comme on était loin de les attendre, on crut que ce ne pouvait être qu’une flotte d’Athènes. Ils enlevèrent la place. Les Syracusains furent ceux qui méritèrent le plus d’éloges dans cette affaire. On prit vif Amorgès, ce bâtard de Pissusthènes, qui s’était révolté contre le roi. Les Péloponnésiens le livrèrent à Tissapherne, pour le conduire, s’il le voulait, au roi comme il en avait reçu l’ordre. Ils pillèrent Iasos, ville qui jouissait d’une ancienne opulence, et les soldats y firent un riche butin. Loin de faire aucun mal aux auxiliaires d’Amorgès, ils les prirent avec eux et les reçurent dans leurs rangs, parce que c’étaient, la plupart, des hommes du Péloponnèse. Ils abandonnèrent à Tissapherne la place et les prisonniers, tant esclaves qu’hommes de condition libre ; il les leur paya cent dariques par tête[14]. Ils revinrent ensuite à Milet, firent passer par terre jusqu’à Érythres, avec les troupes auxiliaires d’Amorgès, Pédarile, fils de Léon, que les Lacédémoniens avaient envoyé pour commander à Chio, et laissèrent Philippe à Milet. L’été finit.

XXIX. L’hiver suivant[15], Tissapherne, après avoir établi une garde à Iasos, se rendit à Milet, et, suivant la promesse qu’il avait faite à Lacédémone, il donna, pour un mois de subside, une drachme attique[16] à chaque soldat de tous les vaisseaux. Il voulait, pour le reste du temps, ne donner que trois oboles[17], jusqu’à ce qu’il eût consulté la volonté du roi ; ajoutant que, s’il en recevait l’ordre de ce prince, il donnerait la drachme entière. Hermocrate, le général syracusain, s’opposait à cet arrangement ; pour Théramène, qui n’était pas commandant de la flotte, et qui ne se trouvait de l’expédition que pour remettre les vaisseaux à Astyochus, il traitait mollement l’affaire de la solde. On convint cependant qu’il serait donné plus de trois oboles par tête, en comptant cinq vaisseaux de plus que n’en composait la flotte ; car Tissapherne paya pour cinquante cinq vaisseaux trois talens[18] par mois, et pour ce qu’il pouvait y avoir de plus que ce nombre, il donnait une somme proportionnée.

XXX. Le même hiver, les Athéniens qui étaient à Samos reçurent de leur pays un renfort de trente-cinq vaisseaux, commandés par Charminus, Strombichide et Euctémon. Ils rassemblèrent tous ceux de Chio, et tous les autres qu’ils purent se procurer, et résolurent de bloquer Milet par mer, d’envoyer à Chio une armée de terre et une flotte, et de tirer ces entreprises au sort. Ce dessein fut exécuté. Strombichide, Onomaclès et Euctémon furent les commandans à qui échut l’affaire de Chio. Ils s’y portèrent avec trente vaisseaux, et embarquèrent, sur des bâtimens destinés au transport des troupes, une partie des mille hoplites qui avaient été à Milet. Les autres restèrent à Samos ; ils tenaient la mer avec soixante et quatorze vaisseaux, et faisaient des courses sur Milet.

XXXI. Astyochus, qui se trouvait alors à Chio, s’y faisait remettre des otages de son choix dans la crainte d’une trahison ; mais il abandonna cette opération quand il apprit que la flotte aux ordres de Théramène allait arriver, et que les affaires des alliés se trouvaient en meilleur état. Il prit dix vaisseaux du Péloponnèse, et autant de Chio, et mit en mer. Il attaqua Ptéléon, ne put le prendre, et fît voile pour Clazomènes. Là, il donna ordre aux partisans d’Athènes de se transporter à Daphnonte et d’embrasser le parti de Lacédémone. Les mêmes ordres étaient donnés par Tamos, Hyparque d’Ionie. On n’obéit pas, et il attaqua la place qui n’était pas murée. Cependant il ne put la soumettre, et remit en mer par un gros temps. Lui-même relâcha à Phocée et à Cumes ; et le reste des vaisseaux, dans les îles voisines de Clazomènes, Marathuse, Pelé, Drimysse. Retenus huit jours dans ces îles par les vents contraires, ils détruisirent et consommèrent en partie ce que les habitans de Clazomènes y avaient déposé, embarquèrent le reste, et allèrent rejoindre Astyochus à Phocée et à Cumes.

XXXII. Ce fut là que ce commandant reçut des envoyés de Lesbos qui avaient intention de se soulever. Ils lui firent goûter leur projet : mais comme les Corinthiens et les autres alliés ne montraient que de la répugnance pour cette entreprise, parce qu’ils avaient eu déjà le désagrément d’y échouer, il mit en mer pour Chio. Sa flotte fut battue de la tempête, et ses vaisseaux dispersés y arrivèrent enfin de divers endroits. Pédarite y passa plus tard : il était sorti par terre de Milet, s’était arrêté à Érythres, et avait fait la traversée avec ses troupes. Il amenait aussi, des cinq vaisseaux de Chalcidée[19], un nombre d’environ cinq cents soldats, que ce général avait laissés avec leurs armes. Sur l’avis que quelques habitans de Lesbos songeaient à se soulever, Astyochus représenta à Pédarite et aux habitans de Chio qu’il fallait conduire une flotte à Lesbos et favoriser cette disposition ; que ce serait augmenter le nombre de leurs alliés, ou faire au moins du mal aux Athéniens, si l’on n’avait pas d’autres succès ; mais il ne fut pas écouté. Pédarite dit même qu’il ne lui re mettrait pas la flotte de Chio.

XXXIII. Astyochus prit cinq vaisseaux de Corinthe, un de Mégare, un d’Hermione, et ceux de la Laconie qu’il avait amenés, et partit pour Milet où il avait le commandement de la flotte, faisant aux habitans de Chio de fortes menaces, et protestant qu’il ne viendrait point à leur secours s’ils en avaient besoin. 11 relâcha à Coryce dans l’Érythrée et y campa. Les Athéniens, qui passaient de Samos à Chio avec leur armée, mirent aussi à l’ancre de l’autre côté d’un tertre qui séparait les deux flottes ennemies ; elles ne s’aperçurent pas l’une l’autre. Il reçut avis de Pédarite que les Érythriens prisonniers, relâchés par les Samiens pour tramer une trahison dans leur patrie, s’y rendaient à dessein d’exécuter ce complot. Il retourna aussitôt à Érythres, et sans cela, il allait tomber au milieu des Athéniens. Pédarite vint le joindre ; ils firent ensemble des recherches sur la prétendue conspiration, et ayant trouvé que ce n’était qu’un prétexte que ces hommes avaient pris pour se sauver de Samos, ils les déchargèrent d’accusation et partirent, Pédarite pour Chio, et Astyochus pour Milet, comme il en avait eu d’abord le dessein.

XXXIV. Cependant l’armée d’Athènes, sortie de Coryce sur la flotte, fit, en côtoyant Arginum, la rencontre de trois vaisseaux longs de Chio : elle ne les eut pas plus tôt aperçus, qu’elle se mit à leur poursuite. Une grande tempête s’éleva : les vaisseaux de Chio se réfugièrent avec peine dans le port. Quant à ceux des Athéniens, les trois qui s’étaient le plus avancés, se brisèrent et allèrent échouer près de la ville ; une partie des équipages fut prise, le reste égorgé ; les autres vaisseaux se sauvèrent dans un port qu’on appelle Phœniconte, et qui est au-dessous de Mimante. De là, ils passèrent à Lesbos, et travaillèrent à se retrancher.

XXXV. Hippocrate de Lacédémone passa le même hiver du Péloponnèse à Cnide, qui déjà s’était détaché du parti de Tissapherne. Il était parti, lui troisième, avec dix vaisseaux de Thurium qu’avait commandés Doriée, fils de Diagoras, avec deux autres généraux : il y avait aussi un vaisseau de Laconie, et un de Syracuse. Quand on apprit à Milet son expédition, on le pria de n’employer que la moitié de ses bâtimens à la garde de Cnide, et d’aller, avec ceux qui étaient autour de Triopium, protéger une flotte marchande qui venait de l’Égypte. Triopium est un promontoire de la Cnidie ; il est consacré à Apollon. Les Athéniens, informés de ces circonstances, partirent de Samos et prirent les six vaisseaux qui étaient de garde à Triopium : les hommes leur échappèrent. Ils cinglèrent ensuite à Cnide, donnèrent un assaut à la ville qui n’est pas murée, et peu s’en fallut qu’ils ne s’en rendissent maîtres. Ils en donnèrent un second le lendemain ; mais on avait employé la nuit à se mettre en meilleur état de défense, et les hommes échappés à Triopium s’étaient jetés dans la place. Les assiégeant firent moins de mal aux ennemis que la veille, ils se répandirent dans la campagne, la ravagèrent et retournèrent à Lesbos.

XXXVI. A la même époque, quand Astyochus vint trouver la flotte à Milet, les Péloponnésiens étaient encore bien munis de tout ce qu’exigeaient les besoins de l’armée. Le subside qui leur était accordé suffisait à leur solde ; il restait aux soldats de grandes richesses qu’ils avaient pillées à Iasos, et les Milésiens supportaient avec zèle le fardeau de la guerre. Cependant les Péloponnésiens trouvaient défectueux le premier traité fait entre Tissapherne et Chalcidée ; il leur semblait que ce n’était pas eux qui en tiraient le plus grand avantage. Ils en firent un autre qui fut dirigé par Théramène. En voici la teneur :

XXXVII. « Suivant l’accord fait entre les Lacédémoniens et les alliés d’une part, et le roi Darius, les enfans de ce prince, et Tissapherne de l’autre, il y aura paix et amitié entre eux aux conditions suivantes :

« Toutes les contrées et les villes qui appartiennent au roi, ou qui ont appartenu à son père ou à ses ancêtres, ne seront exposées à la guerre ni à aucun dommage de la part des Lacédémoniens ni des alliés des Lacédémoniens.

« Les Lacédémoniens ni les alliés des Lacédémoniens, ne pourront lever sur ces villes aucun tribut.

« Le roi Darius, ni ceux à qui ce roi commande, ne marcheront en guerre contre les Lacédémoniens ni les alliés des Lacédémoniens, et ne leur causeront aucun dommage.

« Si les Lacédémoniens et leurs alliés font quelque demande au roi ou le roi aux Lacédémoniens et à leurs alliés, et qu’ils parviennent à l’obtenir les uns des autres, ce qu’ils feront sera bien fait.

« Ils feront ensemble en commun la guerre aux Athéniens et à leurs alliés.

« S’ils concluent la paix, ce ne sera non plus qu’en commun.

« Toute armée qui pourra se trouver sur les terres du roi et qu’il aura mandée, sera payée aux frais du roi.

« Si quelqu’une des villes qui ont un traité avec le roi, marchait contre la domination de ce prince, les autres s’opposeraient à cette entreprise, et défendraient le roi de toute leur puissance.

« Si quelque ville de la domination du roi, ou soumise à son empire, marchait contre le territoire des Lacédémoniens ou contre celui des Lacédémoniens ou contre celui des alliés, le roi s’y opposerait et le défendrait de toute sa puissance. »

XXXVIII. Après cet accord, Théramène remit la flotte à Astyochus, monta sur un bâtiment léger et on ne le revit plus. Déjà les Athéniens étaient passés de Lesbos à Chio avec leur armée : ils furent maîtres de la terre et de la mer, et se mirent à fortifier Delphinium : c’est un lieu fort du côté de la terre ; il a des ports, et n’est pas fort éloigné de Chio. Les citoyens de cette république, consternés des revers multipliés de leurs armes, ne jouissant pas même de la concorde intérieure, affaiblis par la mort de ceux que Pédarite avait fait périr avec Tydée, fils d’Ion, comme favorables aux Athéniens, d’ailleurs à peine contenus dans le devoir, et tous livrés les uns contre les autres à des défiances réciproques, restèrent dans l’inaction. Eux-mêmes, par la situation où ils se trouvaient, n’étaient pas en état de combattre, et les troupes auxiliaires que commandait Pédarite ne leur semblaient pas l’être davantage. Ils envoyèrent cependant à Milet inviter Astyochus de venir à leur secours ; mais il ne fit aucune attention à cette prière, et Pédarite fit passer à Lacédémone des plaintes de sa conduite. Telle était la position des Athéniens à Chio. Leur flotte de Samos alla en course contre les vaisseaux de Milet ; ceux-ci ne s’avancèrent pas à sa rencontre, elle se retira et demeura tranquille à Samos.

XXXIX. Les Lacédémoniens, à la sollicitation de Caligite de Mégare, et de Timagoras de Cyzique, avaient appareillé une flotte qu’ils destinaient à Pharnabaze : elle sortit ce même hiver du Péloponnèse, forte de vingt-sept voiles, et prit, vers le solstice[20], la route d’Ionie. Antisthène de Sparte la commandait. Onze Spartiates furent dépêchés par cette occasion pour aller servir de conseil à Astyochus. L’un d’eux était Lichas, fils d’Arcésilas. Ils avaient ordre, à leur arrivée à Milet, de travailler en commun à mettre toutes les affaires dans le meilleur état ; d’envoyer, s’ils le jugeaient à propos, à Pharnabaze, dans l’Hellespont, ou cette même flotte qu’ils montaient, ou un nombre plus ou moins grand de vaisseaux, et de mettre à la tête de cette expédition Cléarque, fils de Rhamphias, qui partait avec eux. Comme les lettres de Pédarite avaient rendu suspect Astyochus, les onze avaient le pouvoir de lui ôter, s’il leur semblait bon, le commandement de la flotte, et de le donner à Antisthène. Ce fut de Malée que ces vaisseaux prirent le large ; ils abordèrent à Mélos, y rencontrèrent dix vaisseaux d’Athènes, en prirent trois vides et les brûlèrent. Mais craignant ensuite (ce qui arriva) que ceux de ces vaisseaux qui s’étaient échappés ne donnassent à Samos avis de leur navigation, ils cinglèrent vers la Crète, prenant le plus long pour avoir moins à craindre, et abordèrent à Caune, en Asie. De là, se croyant en sûreté, ils mandèrent la flotte de Milet pour venir leur faire escorte.

XL. Dans ces conjonctures[21], les habitans de Chio et Pédarite, sans se rebuter des délais d’Astyochus, le firent prier par des messages de venir, avec toute sa flotte, au secours de leur ville assiégée, et de ne pas voir avec indifférence la plus importante des républiques alliées qui fussent en Ionie, privée de l’usage de la mer, et infestée sur terre par le brigandage. Elle avait un grand nombre d’esclaves, et plus même que toute autre, excepté Lacédémone ; comme leur multitude pouvait être redoutable, on châtiait leurs fautes avec une grande sévérité. Aussi, dès que l’armée des Athéniens leur parut être solidement retranchée, se mirent-ils à déserter en foule, et à chercher au milieu d’eux un asile. Comme ils connaissaient bien le pays, personne n’y fit autant de mal. Les citoyens, pendant qu’on avait encore l’espérance et le pouvoir de s’opposer aux assiégeans, que ceux-ci travaillaient encore aux fortifications de Delphinium, et qu’elles n’étaient pas terminées, disaient qu’il fallait venir à leur secours, et investir les ennemis avec une flotte et une armée de terre, en formant une enceinte plus étendue que celle qu’ils occupaient. Quoique les vues d’Astyochus eussent été d’abord différentes, et qu’il eût eu dessein d’accomplir ses menaces, quand il vit les alliés eux-mêmes remplis de zèle pour leur défense, il se disposa de son côté à les secourir.

XLI. Mais il reçut avis de Caune que les Lacédémoniens qui lui étaient donnés pour conseils, y étaient arrivés avec les vingt-sept vaisseaux. Il crut que tout devait céder à l’obligation d’escorter une flotte de cette importance, pour lui mieux assurer l’empire de la mer, et de mettre au-dessus du hasard la traversée des hommes qui venaient éclairer sa conduite. Il renonça donc à son voyage de Chio et fit voile pour Caune. Tout en faisant route, il descendit à Cos, dans la Méropide, et rasa la ville qui n’était pas murée : elle avait été ruinée par un tremblement de terre, le plus grand dont nous ayons conservé le souvenir. Les hommes s’étaient réfugiés sur les montagnes. Il fit des courses dans la campagne et enleva tout, excepté les personnes de condition libre qu’il relâcha. De Cos, il arriva de nuit à Cnide, et fut obligé, par les avis des habitans, de ne pas mettre à terre les équipages, et de voguer droit aux vingt bâtimens d’Athènes que commandait Charminus. C’était l’un des généraux de Samos, et il épiait ces mêmes vaisseaux du Péloponnèse au devant desquels allait Astyochus. La nouvelle de leur expédition était venue de Milet à Samos, et Charminus croisait aux environs de Symé, de Chalcé, de Rhodes et de Lycie ; car déjà il avait appris qu’elle était à Caune.

XLII. Astyochus cingla donc aussitôt vers Symé, avant qu’on pût entendre parler de lui, pour tâcher d’intercepter la flotte en haute mer. Mais il survint de la pluie, un temps couvert ; le désordre se mit dans la flotte, elle s’égara dans les ténèbres, et au lever de l’aurore, elle était dispersée. L’aile gauche fut aperçue des Athéniens, tandis que l’autre errait autour de l’île. Charminus et ses gens, avec moins de vingt vaisseaux, se portèrent aussitôt sur ces navires qu’ils regardèrent comme ces mêmes vaisseaux de Caune qu’ils guettaient. Ils attaquent à l’instant, en coulent trois à fond, en mettent d’autres hors de combat, en un mot ils étaient vainqueurs, quand parut inopinément la plus grande partie de la flotte. Entourés de toutes parts, ils prirent la fuite, perdirent six vaisseaux, et se réfugièrent, avec le reste, dans l’île de Teutlusse, d’où ils gagnèrent Halicarnasse. Les Péloponnésiens, qui avaient relâché à Cnide, se joignirent aux vingt-sept vaisseaux de Caune, ne formèrent plus qu’une seule flotte, et après avoir dressé un trophée à Symé, rentrèrent dans le port de Cnide.

XLIII. Les Athéniens, à la nouvelle de ce combat naval, allèrent à Symé avec toute leur flotte ; mais ils n’attaquèrent pas celle de Cnide et n’en furent pas attaqués. Ils prirent à Symé tous les agrès des vaisseaux, insultèrent Lorymes sur le continent et retournèrent à Samos. On radoubait à Cnide tous les vaisseaux qui avaient besoin de quelque réparation. Tissapherne y était, et les onze Lacédémoniens eurent avec lui des conférences sur ce qui s’était passé, lui faisant des plaintes sur ce qui ne leur plaisait pas, et cherchant les moyens de bien faire la guerre qu’on allait soutenir, et d’en diriger les opérations au plus grand avantage des deux puissances. Lichas s’attachait surtout à examiner ce qui s’était fait, et trouvait les deux traités vicieux, même celui de Théramène. Il ne pouvait souffrir que le roi prétendit conserver désormais les pays qu’avaient autrefois possédés son père ou ses ancêtres. Il lui serait donc permis de tenir dans l’esclavage toutes les îles, la Thessalie, Locres et jusqu’à la Bœotie ; et les Lacédémoniens, au lieu de délivrer la Grèce, la mettraient tout entière sous la domination des Mèdes. Il voulait qu’on fît un nouvel accord mieux conçu, ou qu’on regardât comme nuls ceux qui avaient été faits, et qu’on ne reçût pas le subside à de telles conditions. Tissapherne fut indigné. Il se retira de colère, sans avoir rien conclu.

XLIV. Les Lacédémoniens résolurent d’aller à Rhodes, où les principaux de la république les faisaient appeler par l’organe d’un héraut. Ils comptaient unir à leur parti cette île puissante, riche en troupes de terre et de mer, et se croyaient, au moyen de cette alliance, en état d’entretenir leur flotte, sans demander des subsides à Tissapherne. Ils mirent donc à la voile de Cnide cet hiver même, et abordèrent avec quatre-vingt-quatorze vaisseaux à Camire, la première place des Rhodiens. Bien des gens, ne sachant rien de ce qui se passait, furent effrayés et prirent la fuite, d’autant plus épouvantés que c’était une ville ouverte. Les Lacédémoniens convoquèrent les habitans, et ceux de deux autres villes rhodiennes, Linde et Iélyse, et leur persuadèrent d’abjurer l’alliance d’Athènes. Rhodes embrassa la cause des Lacédémoniens. Les Athéniens, instruits de ce qui se passait, mirent à la voile de Samos, dans l’intention de prévenir leurs ennemis, et parurent au large. Mais ils arrivèrent un peu trop tard, se retirèrent aussitôt à Chalcé, et de là à Samos. Ensuite ils se mirent en course de Chalcé, de Cos et de Samos, et firent la guerre aux Rhodiens. Les Péloponnésiens levèrent sur cette république une contribution de trente talens[22], tirèrent à sec leur flotte, et restèrent quatre-vingts jours en repos[23].

XLV. Voici ce qui se passait dans ces circonstances, et même avant qu’ils allassent à Rhodes. Alcibiade, après la mort de Chalcidée et la bataille de Milet, devint suspect aux Péloponnésiens ; Astyochus reçut de leur part une lettre, écrite de Lacédémone, qui lui mandait de le faire mourir. Alcibiade était ennemi d’Agis, et l’on voyait bien d’ailleurs que ce n’était pas un homme sûr. Il eut des craintes et se retira près de Tissapherne. Il ne négligea rien dans la suite pour faire, auprès de ce satrape, tout le mal qu’il put aux Péloponnésiens. Tout allait par ses conseils. Il fit réduire leur solde à trois oboles, au lieu d’une drachme attique ; encore n’était-elle pas toujours payée. Il donna l’idée à Tissapherne de leur représenter que long-temps avant eux les Athéniens étaient savans dans la marine, et ne donnaient que trois oboles à leurs équipages ; que c’était moins par pauvreté que pour empêcher leurs matelots de devenir insolens par trop d’aisance, et dans la crainte que les uns ne se rendissent moins propres au service, en dépensant leur argent à des plaisirs qui énervent le corps, et que d’autres ne négligeassent les vaisseaux, en laissant pour gage de leurs personnes le décompte qui leur reviendrait. Il lui apprit à gagner par argent les triérarques et les généraux des villes, pour les engager à le laisser faire. Ceux de Syracuse n’eurent point de part à ces générosités : Hermocrate, leur général, s’y opposa seul pour tous les alliés. Lui-même gourmandait les villes qui demandaient de l’argent, et leur disait, au nom de Tissapherne, que les habitans de Chio n’avaient point de pudeur, eux, les plus riches de tous les Grecs, et qui ne devaient leur salut qu’aux secours qui leur étaient accordés, de demander que d’autres risquassent leur vie et leurs biens pour leur liberté : il s’élevait contre l’injustice des autres villes, si elles ne voulaient pas donner pour elles-mêmes, autant et plus qu’elles avaient dépensé pour les Athéniens, avant leur défection. Il ajoutait que Tissapherne avait raison de viser à l’épargne, lui qui faisait alors la guerre à ses frais ; mais que, s’il recevait un jour du roi le subside, il leur paierait la solde en entier, et accorderait aux villes les soulagemens qu’elles auraient droit d’espérer.

XLVI. Alcibiade remontrait aussi à Tissapherne qu’il devait ne pas trop se hâter de mettre fin à la guerre, et ne pas donner au même peuple l’empire de la terre et de la mer, soit en amenant la flotte de Phœnicie qu’il faisait lentement appareiller, soit en prenant des troupes plus nombreuses à sa solde ; mais qu’il fallait laisser la puissance partagée entre les deux nations rivales, et conserver au roi le moyen d’exciter l’une d’elles contre l’autre qui voudrait le chagriner : que si la supériorité par terre et par mer était réunie sur un même peuple, il ne saurait à qui avoir recours pour réprimer cette domination nouvelle, à moins qu’il ne voulût la combattre lui-même à grand frais, et non sans danger. Il représentait que les risques les plus légers étaient ceux qui coûtaient le moins, et qu’il pouvait, en pleine sûreté, ruiner les Grecs par le moyen des Grecs ; qu’il lui serait plus avantageux de faire part de sa puissance aux Athéniens ; que leur ambition se portait moins du côté du continent ; que leurs vues dans la guerre, et leur manière de la conduire, s’accordaient mieux avec ses intérêts, puisqu’ils réduiraient sous leur propre domination les pays maritimes, et sous celle du roi les Grecs qui habitent son empire, au lieu que les Lacédémoniens ne portaient les armes que pour rendre aux Grecs la liberté : qu’il n’était pas à supposer qu’ils délivrassent à présent les Grecs du joug des Athéniens qui étaient Grecs, et qu’ils ne les délivrassent pas de celui des Perses qui étaient étrangers, si ceux-ci ne parvenaient pas un jour à les renverser eux-mêmes. Il l’invitait donc à miner les deux peuples rivaux l’un par l’autre ; et quand il aurait bien entamé la puissance des Athéniens, il lui conseillait d’éloigner les Péloponnésiens de sa province.

Telles étaient aussi, en grande partie, les vues de Tissapherne, autant qu’on en pouvait juger par sa conduite. Il donna donc à Alcibiade toute sa confiance, charmé de la bonté de ses conseils, pourvut fort mal à la subsistance des Péloponnésiens, et sut les empêcher de combattre sur mer. Il leur disait que la flotte phénicienne ne tarderait pas à venir, et qu’alors ils auraient dans les combats une supériorité décidée. Il ruina leurs affaires, détruisit la force de leur marine, qui était devenue très puissante, et agit d’ailleurs trop ouvertement pour qu’ils pussent ne pas reconnaître sa mauvaise volonté.

XLVII. Tels étaient les conseils que donnait Alcibiade à Tissapherne et au roi quand il était auprès d’eux, croyant qu’il ne pouvait en donner de meilleurs. Il travaillait en même temps à son retour dans sa patrie, certain que, s’il ne la détruisait pas, il ne tiendrait qu’à lui de persuader un jour aux Athéniens de le rappeler, et il croyait que le meilleur moyen de les y déterminer, c’était de leur faire voir qu’il était l’ami de Tissapherne. C’est ce qui arriva. Les guerriers athéniens de Samos, apprenant qu’il jouissait d’un grand crédit auprès de ce satrape, s’empressèrent de ruiner l’état populaire. Ces dispositions venaient en partie des paroles qu’il faisait porter aux triérarques et aux plus puissans d’entre eux, les priant de faire entendre aux plus honnêtes gens de la république que, s’il voulait rentrer dans son pays, c’était pour y établir l’autorité du petit nombre, et non pour y soutenir le pouvoir des méchans, ni celle du peuple qui l’avait chassé : il leur faisait assurer que son dessein était de leur concilier l’amitié de Tissapherne et de partager avec eux le fardeau des affaires ; mais ce qui les déterminait surtout, c’est qu’ils avaient d’avance les mêmes vues.

XLVIII. D’abord ce projet se débattit dans l’armée, d’où il passa dans la ville. Quelques personnes allèrent de Samos conférer avec Alcibiade. Il protesta qu’il leur concilierait d’abord l’amitié de Tissapherne, et du roi, s’ils voulaient renoncer au gouvernement populaire ; car c’était le grand moyen de gagner la confiance du prince. Les citoyens les plus considérables, et c’était ceux qui avaient le plus à souffrir, conçurent de grandes espérances de prendre le maniement des affaires, et de l’emporter sur les ennemis. De retour à Samos, ils firent entrer dans leur conjuration les hommes qu’ils regardaient comme les plus disposés à la servir, et déclarèrent ouvertement au gros de l’armée qu’ils auraient le roi pour ami, et qu’il leur fournirait de l’argent, pourvu qu’Acibiade rentrât dans son pays, et qu’on ne restât pas sous l’état populaire. Quoique la multitude ne vît pas sans chagrin ce qui se passait, elle resta tranquille, dans l’espérance que le roi lui paierait un subside.

Après avoir fait au peuple cette confidence, ceux qui voulaient établir l’oligarchie examinèrent entre eux de nouveau, et avec le plus grand nombre de leurs amis, les desseins d’Alcibiade. Ils leur semblaient à tous d’une exécution facile, et ils croyaient pouvoir y prendre confiance. Il n’y avait que Phrynicus, alors général, à qui tout cela déplaisait. Il croyait, et c’était la vérité, qu’Alcibiade ne voulait pas plus de l’oligarchie que de la démocratie, et qu’il n’avait d’autre vue, en changeant la constitution de l’état, que de tirer parti des circonstances, pour se faire rappeler par ses amis. On devait, suivant lui, prendre garde surtout à ne pas se livrer à la dissension pour l’amour du roi. Il représentait que les Lacédémoniens étaient devenus sur mer les égaux des Athéniens, qu’ils avaient des villes considérables sous la domination de ce prince, et qu’il était absurde d’imaginer qu’il se donnât de l’embarras en s’unissant aux Athéniens, dont il se défiait, tandis qu’il avait à sa disposition l’amitié des Péloponnésiens, dont il n’avait aucun sujet de se plaindre. A l’égard des villes alliées à qui l’on promettait l’oligarchie, quand les Athéniens eux-mêmes ne vivraient plus sous le gouvernement populaire, il se disait bien certain que celles qui s’étaient soulevées, n’en reviendraient pas davantage à leur alliance, et que celles qui s’y trouvaient encore, n’en seraient pas moins remuantes ; qu’elles ne préféreraient pas la servitude sous un état gouverné par l’oligarchie ou par la démocratie, à la liberté sous un état qui suivrait l’un ou l’autre régime ; qu’elles penseraient que ceux qu’on appelait les honnêtes gens[24] ne leur donneraient pas moins d’affaires que le peuple, puisque c’étaient eux qui suscitaient le peuple au mal, et qui l’y servaient de guides pour en tirer eux-mêmes le profit ; qu’on ne gagnerait autre chose à cette révolution, que d’être mis à mort avec plus de violence, et sans forme de procès, au lien qu’on trouvait un refuge auprès du peuple qui tempérait la méchanceté des autres ; qu’il savait avec certitude que telle était la façon de penser des villes, et que c’étaient les faits eux-mêmes qui les avaient instruites ; qu’en un mot, il n’approuvait rien de ce que proposait Alcibiade ni de ce qui se passait.

XLIX. Ceux qui étaient du complot n’en persistèrent pas moins dans leurs premiers desseins ; ils reçurent les propositions qui leur étaient faites, et se disposèrent a envoyer à Athènes Pisander et quelques autres députés, pour y ménager le retour d’Alcibiade et la destruction de la démocratie, et pour rendre Tissapherne ami des Athéniens.

L. Phrynicus voyant qu’on allait parler du rappel d’Alcibiade, et que les Athéniens n’en rejetaient pas la proposition, craignit, après tout ce qu’il avait dit pour s’y opposer, que si en effet Alcibiade revenait, il ne le punît des obstacles qu’il aurait apportés à son retour. Pour se soustraire à ce danger, il envoya secrètement un exprès à Astyochus qui commandait la flotte de Lacédémone, et qui se trouvait encore aux environs de Mitylène ; il lui apprenait qu’Alcibiade travaillait à ruiner les affaires de Sparte, et à rendre Tissapherne ami d’Athènes ; il ne lui parlait pas moins ouvertement du reste des affaires, ajoutant qu’on devait lui pardonner, s’il cherchait à nuire à son ennemi, même au désavantage de la république.

Mais Astyochus, n’ayant plus, comme auparavant, rien à démêler avec Alcibiade, ne conservait pas contre lui de vindication. il va le trouver à Magnésie, où il était près de Tissapherne, leur raconte à tous deux ce qu’on lui a mandé de Samos, et se rend le dénonciateur de ce qu’on lui a communiqué. Par cette démarche, il cherchait, dit-on, pour son intérêt particulier, à s’attacher Tissapherne. Il mit encore en usage d’autres moyens pour y parvenir, tels que celui de n’agir que mollement pour faire payer aux troupes la solde entière. Aussitôt Alcibiade écrivit à Samos aux gens en place contre Phrynicus, leur apprenant ce que venait de faire ce général, et les priant de lui donner la mort. Phrynicus fut troublé, il sentit tout le danger où le mettait cette dénonciation, et écrivit une seconde fois à Astyochus : il se plaignait de ce que le secret avait été mal gardé sur ses premières confidences, ajoutant qu’il était prêt à livrer aux Pèloponnésiens, pour la mettre en pièces, toute l’armée qui était à Samos. Il entrait dans les détails, lui indiquant les moyens d’en venir à l’exécution contre une ville qui n’était pas murée. Il déclarait enfin qu’il ne croyait mériter aucun reproche, lorsqu’il se trouvait en danger pour l’amour des Lacédémoniens, de faire ce qu’il faisait, et même toute autre chose, plutôt que de périr la victime de ses plus cruels ennemis. Astyochus fit encore part de ce message à Alcibiade.

LI. Phrynicus, instruit de cette infidélité, et voyant bien qu’on recevrait incessamment, sur cette affaire, une dépêche d’Alcibiade, se hâta de la prévenir. Lui-même apprit aux soldats que les ennemis allaient venir attaquer le camp, profitant de ce que la place n’était pas murée, et de ce que la flotte ne pouvait se loger tout entière dans le port ; qu’il était bien informé de cette nouvelle, et qu’il fallait, dans la plus grande diligence, fortifier Samos, et se bien tenir sur ses gardes. Ce qu’il recommandait, il avait, en qualité de général, le pouvoir de l’exécuter. Les soldats se mirent à l’ouvrage, et par ce moyen, la place qui devait être fortifiée, le fut plus tôt qu’elle n’aurait pu l’être.

Bientôt après arrivèrent les dépêches d’Alcibiade : elles portaient que Phrynicus trahissait l’armée et qu’on allait être attaqué ; mais on jugea qu’il ne fallait pas le croire, et qu’informé d’avance de ce qui se passait chez les ennemis. il en jetait la complicité sur Phrynicus qu’il n’aimait pas. Cette dénonciation ne fit donc aucun tort à Phrynicus, et devint même un témoignage en sa faveur.

LII. Alcibiade parvint ensuite à manier si bien Tissapherne, qu’il sut l’engager à se rendre l’ami des Athéniens. Ce satrape craignait les peuples du Péloponnèse, dont la flotte était plus nombreuse que celle d’Athènes. D’ailleurs, il ne demandait qu’à se laisser persuader par quelque moyen que ce pût être, surtout depuis qu’il avait connaissance des différends qui s’étaient élevés à Cnide, entre les Péloponnésiens, au sujet du traité fait avec Théramène. Ils avaient pris naissance dès le temps qu’ils étaient à Rhodes. Ce fut là que Lichas, en disant qu’on ne pouvait admettre que le roi dût rester maître des villes dont lui-même ou ses pères avaient eu la domination, confirma le mot que j’ai rapporté d’Alcibiade, que les Lacédémoniens voulaient rendre libres toutes les villes. Comme Alcibiade avait à lutter pour de grands intérêts, il s’attachait étroitement à Tissapherne, et n’épargnait rien pour gagner sa faveur.

LIII. Les députés envoyés de Samos avec Pysander arrivèrent à Athènes ; ils parlèrent dans l’assemblée du peuple, et se contentèrent de traiter bien des articles en substance ; mais ils appuyèrent fortement sur ce qu’il était au pouvoir des Athéniens, en rappelant Alcibiade, et renonçant au gouvernement populaire, d’obtenir l’alliance du roi, et de l’emporter sur les peuples du Péloponnèse. Bien des voix s’élevèrent en faveur de la démocratie. Les ennemis d’Alcibiade s’écriaient qu’il serait odieux de voir rentrer dans Athènes un infracteur des lois ; les eumolpides et les céryces[25] attestaient les mystères profanés, cause de son exil, et imploraient la religion pour s’opposer à son retour. Pysander, sans se laisser intimider ni par les contradictions, ni par les complaintes, s’avance au milieu du peuple, fait approcher tous ceux qui le contredisent, et demande séparément à chacun d’eux sur quelle espérance ils comptent sauver la république, à moins qu’on ne parvienne à faire passer le roi dans leur parti, quand les Péloponnésiens n’ont pas moins qu’eux de vaisseaux en mer, quand ils ont un plus grand nombre de villes alliées, quand ils reçoivent de l’argent du roi et de Tissapherne, tandis qu’eux-mêmes n’en ont plus. Comme ceux qu’il interrogeait étaient forcés de répondre qu’ils n’avaient pas d’espérance : « Et nous n’en pourrons avoir, reprit-il hautement, qu’en mettant dans notre politique plus de modestie, qu’en donnant l’autorité a un petit nombre de citoyens pour inspirer au roi de la confiance, et en nous occupant moins, dans les circonstances actuelles, de la forme de notre gouvernement que de notre salut. Il nous sera permis de changer dans la suite, si quelque chose nous déplaît ; mais rappelons toujours Alcibiade, qui seul maintenant peut rétablir nos affaires.

LIV. Le peuple ne put entendre d’abord sans humeur parler de l’oligarchie ; mais comme Pysander montrait clairement qu’il n’était pas d’autre moyen de se sauver, il sentit de la crainte, conçut en même temps l’espérance que les choses pourraient changer, et céda. Il fut décrété que dix citoyens partiraient avec Pysander, et feraient pour le mieux dans ce qui concernait Alcibiade et Tissapherne. Sur les plaintes qu’il porta contre Phrynicus, on destitua celui-ci du commandement, ainsi que son collègue Scyronide, et l’on fit partir à leur place Diomédon et Léon. Pysander, jugeant que Phrynicus serait toujours contraire au retour d’Alcibiade, l’accusait d’avoir livré Iasos et Amorgès. Il fit des visites à tous les corps assermentés qui étaient chargés de la justice et de l’administration, leur conseilla de se concerter pour l’abolition de la démocratie, et ayant tout disposé de manière à ce qu’on n’éprouvât plus de longueurs dans les affaires, il mit en mer avec dix collègues pour aller trouver Tissapherne.

LV. Le même hiver[26], Léon et Diomédon joignirent la flotte des Athéniens, et firent voile pour Rhodes. Ils trouvèrent les vaisseaux du Péloponnèse tirés à sec, firent une descente, défirent les Rhodiens qui voulaient se défendre, et retournèrent à Chalcé. Ce fut de l’île de Cos que, dans la suite, ils firent le plus souvent la guerre, comme de l’endroit le plus commode pour épier si la flotte ennemie ne sortait pas de Rhodes pour se porter quelque part.

Xénophontidas, de Laconie, vint aussi de Chio à Rhodes, envoyé par Pédarite. Il annonça que les ouvrages des Athéniens étaient déjà terminés, et que c’en était fait de Chio, si on ne venait pas au secours avec toute la flotte. Il fut résolu de secourir cette île.

Cependant Pédarite, avec ce qu’il avait de troupes auxiliaires et avec les habitans de Chio, attaqua les retranchemens que les Athéniens avaient construits autour de la flotte, en enleva une partie, et se rendit maître de quelques vaisseaux qui avaient été mis à sec ; mais les Athéniens accoururent au secours. Les habitans de Chio prirent la fuite les premiers, le reste des troupes de Pédarite fut battu, lui-même fut tué ; il périt un grand nombre d’habitans de Chio, et bien des équipages de guerre devinrent la proie du vainqueur.

LVI. Après cet échec, les habitans de Chio, encore plus étroitement investis qu’auparavant par terre et par mer, furent tourmentés d’une grande famine.

Pysander et les collègues de sa députation, arrivés auprès de Tissapherne, entrèrent en conférence. Alcibiade n’était pas bien assuré de ce satrape, qui craignait encore plus les peuples du Péloponnèse que les Athéniens, et qui voulait continuer à les miner les uns et les autres, comme il le lui avait conseillé lui-même. Voici le moyen qu’il imagina de pallier le fait : ce fut que Tissapherne fît des demandes trop fortes pour que l’on pût s’accorder. Je pense bien aussi que c’était l’intention du satrape, et que la crainte la lui avait inspirée. Pour Alcibiade, voyant qu’il n’avait envie de terminer à aucune condition, il voulut, je crois, persuader aux Athéniens qu’il ne manquait pas de crédit auprès de lui, et que c’étaient eux qui ne faisaient pas des offres suffisantes, quand ce Perse était déjà tout décidé en leur faveur, et ne demandait qu’à embrasser leur parti. Il fit, au nom de Tissapherne, et en sa présence, tant de propositions outrées, qu’il empêcha de rien conclure, quoique les Athéniens en accordassent la plus grande partie. Il voulait qu’on livrât l’Ionie tout entière, ensuite les îles adjacentes, et faisait encore d’autres propositions que les Athéniens ne rejetaient pas. Enfin, à la troisième conférence, pour ne pas laisser voir clairement qu’il ne pouvait rien, il demanda qu’il fût permis au roi de construire une flotte, et de parcourir, à son gré, toutes leurs côtes avec le nombre de batimens qu’il jugerait à propos. Les Athéniens perdirent patience ; ils jugèrent que cela n’était pas probable, et qu’Alcibiade les avait joués. ils se retirèrent de dépit, et retournèrent à Samos.

LVII. Aussitôt après, et dans le même hiver[27], Tissapherne revint à Caune, pour ramener encore une fois les Péloponnésiens à Milet, faire avec eux, aux conditions qu’il serait possible, un nouveau traité, leur payer un subside, et ne pas avoir en eux des ennemis déclarés. Ses craintes étaient que, hors d’état de suffire à l’entretien de toute leur flotte, et forcés au combat par les Athéniens, ils ne fussent vaincus, ou qu’ils ne laissassent leurs vaisseaux dénués d’équipages, et que les Athéniens ne parvinssent à leur but, sans avoir besoin de son assistance ; mais il craignait surtout que, pour se procurer des vivres, ils ne ravageassent le continent. Pour toutes ces raisons, et dans la vue de suivre son objet, qui était de rendre égales entre elles les puissances de la Grèce, il fit venir les Péloponnésiens, leur paya le subside, et fit, pour la troisième fois, l’accord suivant :

LVIII. « La treizième année du règne de Darius, Alcippidas étant éphore de Lacédémone, cet accord a été fait dans la plaine de Mæandre, entre les Lacédémoniens et leurs alliés d’une part, et de l’autre, Tissapherne, Iéraméne et les enfans de Pharnace, pour les intérêts du roi, des Lacédémoniens et de leurs alliés.

« Tout le pays du roi qui fait partie de l’Asie restera sous sa domination, et il le tiendra sous sa volonté.

« Les Lacédémoniens et leurs alliés n’entreront dans le pays du roi avec aucune mauvaise intention, ni le roi dans le pays des Lacédémoniens et de leurs alliés.

« Si quelqu’un de Lacédémone, ou d’entre les alliés, va sur le pays à mauvaise intention, les Lacédémoniens et leurs alliés y mettront obstacle ; et si quelqu’un de la domination du roi marche contre les Lacédémoniens pour leur nuire, le roi s’y opposera.

« Tissapherne paiera à la flotte actuelle le subside convenu, jusqu’à l’arrivée de la flotte du roi.

« Après l’arrivée de la flotte du roi, si les Lacé démoniens et leurs alliés veulent soudoyer leur flotte, ils en seront les maîtres. S’ils veulent recevoir le subside de Tissapherne, il le leur paiera ; mais la guerre terminée, les Lacédémoniens et leurs alliés rembourseront à Tissapherne tout l’argent qu’ils en auront reçu.

« Quand les vaisseaux du roi seront arrivés, la flotte des Lacédémoniens, celle des alliés et celle du roi, feront la guerre en commun, suivant que le jugeront à propos Tissapherne, les Lacédémoniens et les alliés ; et s’ils veulent faire la paix avec les Athéniens, ils la feront d’un commun accord. »

LlX. Telles furent les clauses du traité. Ensuite Tissapherne se disposa à faire venir, comme il en était convenu, la flotte de Phœnicie, et à remplir toutes ses autres promesses. Il voulait qu’on ne pût douter qu’il ne s’en occupât.

LX. Des Bœotiens, à la fin de l’hiver, prirent par intelligence Orope, où les Athéniens avaient une garnison[28]. Ceux qui les secondèrent étaient des gens d’Érétrie, et même des Oropiens qui tramaient le soulèvement de l’Eubée. Comme cette place domine Érétrie, il était impossible, tant qu’elle appartiendrait aux Athéniens, qu’elle ne l’incommodât pas beaucoup, ainsi que le reste de l’Eubée.

Maîtres d’Orope, les Érétriens passèrent à Rhodes, et appelèrent les Péloponnésiens dans l’Eubée. Mais ceux-ci étaient plus pressés de porter des secours à Chio qui se trouvait dans une fâcheuse position. Ils partirent de Rhodes pour s’y rendre avec toute leur flotte. Ils étaient aux environs de Triopium, quand ils virent en haute mer les Athéniens venant de Chalcé. Les deux flottes ne s’avancèrent pas l’une contre l’autre ; mais les Athéniens allèrent à Samos, et les Péloponnésiens à Milet. Ceux-ci virent qu’il était impossible, sans livrer un combat naval, de secourir Chio. Cet hiver finit avec la vingtième année de la guerre que Thucydide a écrite.

LXl. L’été suivant, dès les premiers jours du printemps[29], Dercylidas de Sparte fut envoyé par terre dans l’Hellespont avec une armée peu nombreuse, pour faire révolter Abydos, colonie de Milet.

Les habitans de Chio, tourmentés du siège qu’ils avaient à soutenir, furent obligés de livrer un combat naval, dans le temps qu’Astyochus ne savait comment leur donner du secours. Il était passé avec Antisthène, en qualité de soldat de marine. Il était encore à Rhodes, quand ils reçurent de Milet pour commandant, après la mort de Pédarite, le Spartiate Léon qu’ils avaient mandé. Ils reçurent aussi douze vaisseaux qui gardaient Milet ; il y en avait cinq de Thurium, quatre de Syracuse, un d’Anæa, un de Milet, et un de Léon. Les habitans de Chio sortirent en masse, s’emparèrent d’un lieu fortifié par la nature, mirent en mer avec trente-six vaisseaux contre trente-deux d’Athènes, et livrèrent la bataille. L’action fut vive, et le jour touchait à sa fin, quand les gens de Chio et les alliés retournèrent à la ville sans avoir éprouvé de désavantage.

LXll. Ce fut aussitôt après ce combat, que Dercylidas, étant sorti de Milet par terre[30], Abydos, dans l’Hellespont, se souleva en faveur de ce Spartiate et de Pharnabaze ; deux jours après, Lampsaque suivit cet exemple. Strombichide apprit de Chio cette nouvelle, et se hâta d’aller au secours avec vingt-quatre navires athéniens ; de ce nombre étaient des bâtimens construits pour le transport des troupes ; ils étaient montés par des hoplites. Les habitans de Lampsaque firent une sortie ; il fut vainqueur, prit aussitôt d’emblée la ville de Lampsaque qui n’était pas murée, enleva les effets et les esclaves, rétablit les hommes libres dans leurs demeures, et prit le chemin d’Abydos. La place ne se rendit pas ; il y donna inutilement un assaut, et se rembarqua pour aller à Sestos, ville située sur la côte opposée. Il en fit une forteresse pour la garde de l’Hellespont.

LXIII. Cependant les habitans de Chio et les Péloponnésiens de Milet devinrent plus maîtres de la mer qu’ils ne l’avaient été[31]. Astyochus prit courage à la nouvelle du combat naval et du départ de Strombichide et de la flotte ennemie. Il passe à Chio avec deux bâtimens, en fait sortir les vaisseaux, et cingle vers Samos avec la flotte entière. Mais comme les ennemis, dans la défiance les uns des autres, ne parurent pas à sa rencontre, il revint à Milet.

C’est, en effet, vers cette époque, et même auparavant, que la démocratie fut abolie à Athènes[32]. Quand Pisander et ses collègues étaient revenus à Samos en quittant Tissapherne, ils s’étaient assurés davantage de l’armée. Les Samiens eux-mêmes, qui s’étaient soulevés entre eux pour s’opposer à l’oligarchie, engagèrent alors les riches à essayer d’établir chez eux cette forme de gouvernement. En même temps, les Athéniens qui étaient dans cette ville se concertèrent ensemble, et décidèrent qu’il ne fallait plus songer à Alcibiade, puisqu’il ne voulait pas les seconder (car il ne leur semblait pas propre à passer à l’oligarchie) ; mais que c’était à eux qui se trouvaient au milieu du danger, à voir les moyens de ne pas négliger l’affaire qui les occupait, à soutenir en même temps la guerre, et à prendre gaîment, sur leurs fortunes, de l’argent et tout ce dont on pouvait avoir besoin, puisque ce n’était pas pour d’autres, mais pour eux-mêmes qu’ils travaillaient.

LXIV. Après s’être ainsi mutuellement excités, ils envoyèrent droit à Athènes Pisander et la moitié des députés pour y conduire les affaires, avec ordre d’établir l’oligarchie dans toutes les villes sujettes où ils aborderaient ; ils firent passer l’autre moitié dans d’autres villes de leur domination, marquant divers endroits à chacun d’eux. Ils envoyèrent à sa destination Diotréphès qui se trouvait aux environs de Chio, et qui était nommé pour commander en Thrace. Arrivé à Thasos, il y abolit l’état populaire ; mais, après son départ et dès le mois suivant[33], les habitans n’eurent rien de plus pressé que de fortifier leur ville, comme ne se souciant plus de l’aristocratie avec les Athéniens, et attendant, chaque jour, des Lacédémoniens la liberté. Leurs exilés, chassés par les Athéniens, se trouvaient au milieu des peuples du Péloponnése, et d’accord avec les amis qu’ils avaient laissés chez eux, ils travaillaient de tout leur pouvoir à leur faire amener une flotte de Lacédémone, et à faire soulever Thasos. Tout ce qu’ils désiraient arriva : la ville recouvra sa prospérité sans avoir de danger à courir, et l’autorité du peuple, qui leur aurait été contraire, fut abolie. Il arriva enfin à Thasos tout le contraire de ce que demandaient ceux des Athéniens qui établissaient l’oligarchie, et je pense qu’il en fut de même dans bien d’autres villes sujettes. Devenues sages et sans craindre les suites de leur entreprise, elles couraient à une liberté assurée, et n’avaient garde de lui préférer la liberté gangrenée qu’Athènes leur offrait.

LXV. Pisander et ses collègues naviguaient en suivant les côtes[34] ; et, comme ils en avaient reçu l’ordre, ils abolissaient dans les villes l’état populaire. Ils prirent aussi avec eux, de plusieurs endroits, des hoplites alliés, et arrivèrent à Athènes. Ils trouvèrent que leurs amis avaient déjà bien avancé les affaires. En effet, quelques jeunes gens avaient formé une conspiration, et tué secrètement un certain Androclès, le principal chef de la faction populaire, et qui n’avait pas peu contribué à faire bannir Alcibiade. Deux motifs les avaient surtout engagés à ce meurtre, celui de se défaire d’un meneur du peuple, et celui d’obliger Alcibiade dont ils attendaient le retour, et qui devait leur procurer l’amitié de Tissapherne. Ils avaient de même fait périr en secret plusieurs autres personnes opposées à leur parti. Ils déclarèrent ouvertement, dans un discours préparé de loin, qu’il ne fallait salarier que les gens de guerre, ni admettre au maniement des affaires que cinq mille citoyens, gens capables surtout de servir l’état de leur fortune et de leur personne.

LXVI. La plupart goûtaient cet arrangement, qui donnait l’administration des affaires à ceux qui devaient opérer la révolution. Le peuple ne laissait pas de s’assembler encore, ainsi que le sénat de la fève[35] ; mais ils ne statuaient que ce que voulaient les conjurés. Les orateurs étaient de ce corps, et ce qu’ils devaient prononcer était examiné d’avance. On voyait la faction si nombreuse que tout le monde était dans la crainte, et que personne n’osait élever la voix contre elle. Si quelqu’un avait cette audace, on avait bientôt quelque moyen tout prêt de s’en défaire. Il ne se faisait pas de recherches contre les meurtriers ; si même ils étaient soupçonnés, on ne les mettait pas en justice. Le peuple n’osait remuer ; il était dans un tel effroi, que, même en se taisant, il se trouvait heureux d’échapper à la violence. On croyait les conjurés bien plus nombreux encore qu’ils ne l’étaient, et les courages étaient subjugués. La grandeur de la ville, le défaut de se connaître les uns les autres, ne permettaient pas d’en savoir le nombre. Aussi. malgré toute l’indignation dont on était pénétré, ne pouvait-on faire entendre ses plaintes à personne pour concerter quelque dessein de vengeance : il aurait fallu s’ouvrir à un inconnu ou à quelqu’un de connu, mais dont on n’était pas sûr ; car tous les membres de la faction du peuple se soupçonnaient entre eux, et se regardaient réciproquement comme des fauteurs de la conjuration. Il y était entré des gens qu’on n’aurait jamais crus capables de se tourner vers l’oligarchie ; ils contribuèrent beaucoup à répandre une défiance générale, et ce furent eux qui inspirèrent le plus de sécurité aux auteurs de la révolution, en montrant au peuple qu’il ne pouvait trouver de sûreté qu’en se méfiant de lui-même.

LXVII. Ce fut dans ces circonstances qu’arrivèrent Pisander et ses collègues. Ils s’occupèrent aussitôt de ce qui restait à faire. D’abord ils assemblèrent le peuple, et ouvrirent l’avis d’élire dix citoyens qui auraient plein pouvoir de faire des lois. Ces décemvirs, à un jour indiqué, présenteraient au peuple la constitution qu’ils auraient dressée et qui leur semblerait la meilleure. Ce jour arrivé, ils proclamèrent l’assemblée à Colone : c’est un endroit consacré à Neptune ; il est situé hors de la ville, et n’en est éloigné que d’environ dix stades[36]. Tout ce que les décemvirs proposèrent, ce fut qu’il serait permis à tout Athénien d’émettre l’opinion qu’il lui plairait, et ils portèrent de grandes peines contre quiconque accuserait l’opinion d’enfreindre les lois, ou qui l’offenserait de quelque manière que ce pût être. Alors il fut ouvertement prononcé qu’aucune magistrature ne s’exercerait plus suivant la forme accoutumée, et qu’on ne recevrait plus de salaire ; mais qu’il serait élu cinq présidens, qui eux-mêmes éliraient cent citoyens, dont chacun s’en adjoindrait trois autres ; que ces quatre cents, entrant au conseil, gouverneraient avec plein pouvoir, comme ils le jugeraient convenable, et qu’ils assembleraient les cinq mille quand ils le croiraient nécessaire.

LXVIII[37]. Celui qui prononça cette opinion fut Pisander, et il montra ouvertement, dans tout le reste, le zèle le plus ardent à dissoudre la démocratie. Mais celui qui avait dirigé toute cette grande affaire, qui lui avait donné la forme, et qui, depuis long-temps, s’en était occupé, était Antiphon, homme qui ne le cédait en vertu à aucun des Athéniens de son temps, qui pensait merveilleusement bien, et qui exprimait de même ce qu’il pensait. Il n’aimait à paraître ni dans l’assemblée du peuple, ni dans aucun de ces conciliabules où se livrent des combats d’opinions. Sa réputation d’éloquence le rendait suspect à la multitude ; mais il n’en était pas moins l’homme qui pouvait servir le plus utilement ceux qui, dans leurs procès, le prenaient pour conseil, soit auprès des tribunaux de judicature, soit devant le peuple. Quand, dans la suite, le pouvoir des quatre-cents fut renversé, quand ils furent poursuivis par la faction populaire, et que lui-même fut mis en cause avec eux, c’est encore lui qui, jusqu’à nos jours, me semble s’étre le mieux défendu dans une affaire capitale[38]. Phrynicus, au contraire, se montra plus zélé que personne contre l’oligarchie, par la crainte qu’il avait d’Alcibiade, et le sachant bien instruit de ses menées avec Astyochus pendant son séjour à Samos : il avait bien senti que jamais, sans doute, cet ambitieux ne reviendrait pour se soumettre à l’oligarchie ; une fois élancé dans les périls, il fit voir une fermeté que personne ne put égaler. Théramène, fils d’Agnon, tenait le premier rang entre ceux qui détruisirent l’état populaire ; homme habile à parler et non moins habile à former des desseins. Ainsi, toute grande qu’était cette entreprise, conduite par une multitude d’hommes à talens, on ne doit pas s’étonner qu’elle ait réussi. C’était un difficile projet d’abolir la liberté dont le peuple d’Athènes jouissait depuis près d’un siècle, à compter de l’expulsion des tyrans[39], non-seulement sans connaître l’obéissance, mais encore accoutumé, depuis le milieu de cette période, à commander aux autres.

LXIX. Après que ces arrangemens eurent été confirmés sans aucune contradiction, l’assemblée se sépara, et les quatre-cents furent introduits dans le conseil de la manière que je vais rapporter. Tous les Athéniens, dans la crainte des ennemis qui étaient à Décélie, restaient toujours en armes, les uns sur le rempart, les autres aux corps de réserve. On laissa partir, ce jour-là, comme à l’ordinaire, ceux qui n’étaient pas de la conjuration ; mais on avait averti en secret les conjurés de ne pas se rendre aux postes, et de s’en tenir tranquillement éloignés. S’il survenait quelque insurrection contre ce qui se passait, ils prendraient les armes pour la réprimer. C’étaient des gens d’Andros et de Ténos, trois cents Carystiens, et de ces hommes qu’Athènes avait envoyés peupler Égine et y former une colonie. Ils étaient venus armés à ce dessein, suivant l’ordre qu’ils avaient reçu. Eux ainsi disposés, les quatre-cents partirent, chacun armé d’un poignard qu’il tenait caché. Ils étaient accompagnés de cent vingt jeunes Grecs, dont ils se servaient quand ils avaient besoin d’un coup de main. Ils surprirent au conseil les sénateurs de la fève, et leur ordonnèrent de sortir, en recevant leur salaire. Ils avaient apporté avec eux la somme qui leur restait due, et la leur distrihuèrent, à mesure que ceux-ci quittaient le tribunal.

LXX. Les sénateurs se retirèrent sans rien répliquer, les autres citoyens ne firent aucun mouvement, et tout resta tranquille. Les quatre-cents entrèrent dans le conseil, ils tirèrent entre eux des prytanes au sort, et firent l’inauguration de leur magistrature avec les prières et les cérémonies d’usage pour ceux qui entrent en charge. Ayant fait ensuite de grands changemens au régime populaire, mais sans rappeler les exilés, à cause d’Alcibiade, ils gouvernèrent la république de leur pleine autorité. Ils firent mourir quelques personnes, mais en petit nombre, et seulement celles dont ils croyaient avoir besoin de se défaire ; ils en mirent d’autres aux fers ; ils en envoyèrent en exil. Ils firent aussi déclarer par un héraut à Agis, roi de Lacédémone, qui était à Décélie, qu’ils ne demandaient qu’à en venir à une réconciliation, et qu’on avait lieu d’attendre qu’il ne refuserait pas d’entrer en accord avec eux, sans les confondre avec une populace qui ne méritait aucune confiance.

LXXI. Ce prince ne croyait pas que la ville restat dans le calme, ni que le peuple pût trahir sitôt son ancienne liberté. Il pensait qu’en voyant paraître une nombreuse armée de Lacédémoniens, il ne se tiendrait pas en repos, et il ne pouvait même se persuader que, dans la circonstance, il ne fût pas dans l’agitation. Il ne répondit donc à ceux que lui envoyaient les quatre-cents, rien qui tendît à un accord ; mais il avait déjà mandé du Péloponnèse une armée respectable ; et peu de temps après, joignant à ce renfort la garnison de Décélie, il s’approcha des murailles. Il espérait que, dans le trouble où se trouvaient les Athéniens, ils se soumettraient aux conditions qu’il voudrait leur faire, ou que même il prendrait d’emblée une ville qui, du dedans et du dehors, serait apparemment plongée dans le tumulte ; car il ne pourrait manquer d’enlever les longues murailles qui se trouvaient abandonnées. Mais quand il vint aux approches, les Athéniens ne firent pas dans la place le moindre mouvement ; ils se contentèrent de faire sortir la cavalerie, un peu d’hoplites, des troupes légères et des gens de traits, renversèrent ceux des ennemis qui s’étaient trop avancés, et restèrent maîtres des corps et des armes de quelques-uns des morts. Agis, ne voyant pas l’événement répondre à ses espérances, retira ses troupes. Il demeura tranquille avec son monde à Décélie, et peu de jours après, il renvoya le renfort[40]. Les quatre-cents ne laissèrent pas ensuite de négocier encore avec lui ; il fit alors à ceux qu’on lui députait un meilleur accueil, et ce fut d’après ses conseils qu’ils expédièrent pour Lacédémone des députés, dans l’intention d’en venir à un traité de paix.

LXXII. lis envoyèrent aussi dix hommes à Samos[41] pour tranquilliser l’armée, et lui faire entendre que ce n’était pas dans des intentions nuisibles à la république ni aux citoyens qu’ils venaient d’établir l’oligarchie, mais pour tout sauver ; déclarant que c’était cinq mille citoyens, et non pas seulement quatre cents, qui étaient à la tête de l’administration. La vérité est qu’on n’avait jamais vu dans les affaires les plus importantes, soit pour traiter de la guerre, soit pour les intérêts du dehors, les Athéniens se rassembler au nombre de cinq mille[42]. Les députés furent chargés de dire tout ce qui, d’ailleurs, convenait à la circonstance. Les conjurés les expédiérent aussitôt après la révolution, dans la crainte, comme il arriva, que la multitude des troupes de mer ne voulût pas se tenir sous l’oligarchie, et que le mal commençant de là, eux-mêmes ne fussent renversés.

LXXIII. Déjà en effet s’annonçait à Samos une révolution au sujet de l’oligarchie, et c’était précisément à l’époque où les quatre-cents établissaient leur autorité. Ceux des Samiens qui constituaient l’état populaire, et qui s’étaient soulevés contre les riches, avaient ensuite changé de sentiment ; et séduits par Pisander, lorsqu’il vint à Samos, et par les Athéniens conjurés qui s’y trouvaient, ils avaient eux-mêmes formé, jusqu’au nombre de trois cents, une conspiration, résolus d’attaquer les autres comme s’ils eussent composé la faction du peuple. Ils tuèrent un certain Athénien nommé Hyperbolus, méchant homme, chassé de sa patrie par le ban de l’ostracisme, non qu’il pût exciter aucune crainte par son crédit ou sa dignité, mais à cause de sa basse méchanceté, et parce qu’il faisait honte à la république[43]. Ils agissaient en cela de concert avec Charminus, l’un des généraux, et avec quelques Athéniens qui se trouvaient chez eux et qui avaient reçu leur parole ; mais ceux qui la formaient, instruits de ce dessein, en donnèrent connaissance à Léon et à Diomédon qui étaient du nombre des généraux, et qui, respectés du peuple, ne supportaient pas volontiers l’oligarchie. Ils s’ouvrirent aussi à Thrasybule et à Thrasylle, l’un commandant de trirème, l’autre d’un corps d’hoplites, et à quelques autres qui toujours avaient paru s’opposer le plus aux conjurés. Ils les prièrent de ne les pas voir avec indifférence livrés à la mort, ni à la république de Samos aliénée de celle d’Athènes, tandis que, par elle seule, les Athéniens jusqu’alors avaient toujours conservé dans le même état leur empire. Ces commandans les écoutérent, et prenant chaque soldat en particulier, ils les exhortérent à ne pas souffrir cette révolution. Ils s’adressèrent particulièrement à ceux qui montaient le Paralus : c’étaient tous des Athéniens et des hommes libres, qui, de tous les temps, avaient été contraires à l’oligarchie, même avant qu’il fût question de l’établir. Aussi Léon et Diomédon ne faisaient-ils pas de voyages en mer sans confier quelques vaisseaux à leur garde. Quand donc les trois-cents voulurent attaquer la faction populaire de Samos, appuyée de ces secours, et surtout des gens du Paralus, elle en fut victorieuse. Elle mit à mort une trentaine de conjurés, prononça la peine de l’exil contre trois des plus coupables, mit en oubli les fautes du reste, et continua de se gouverner de bon accord, suivant les principes de la démocratie.

LXXIV. Les Samiens et l’armée, pour annoncer à Athènes ce qui venait de se passer, firent aussitôt partir, sur le Paralus, Chéréas, fils d’Archestrate, qui avait montré beaucoup de vivacité dans cette affaire. Ils ne savaient pas encore que le gouvernement était dans les mains des quatre-cents. Ceux-ci, à l’arrivée du Paralus, mirent aux fers deux ou trois de ceux qui le montaient, ôtèrent aux autres ce bâtiment, les firent passer sur un autre vaisseau chargé de troupes, et les envoyérent faire la garde autour de l’Eubée. Chéréas, voyant ce qui se passait, trouva moyen de se cacher. Il revint à Samos, et rendit compte à l’armée de la situation d’Athènes, exagérant encore tous les maux de cette ville, racontant que tous les citoyens étaient frappés de verges ; qu’on n’osait ouvrir la bouche contre les usurpateurs du gouvernement, que les femmes et les enfans étaient livrés à l’infamie, que le dessein des quatre-cents était d’arrêter les parens de tous les gens de guerre qui se trouvaient à Samos, et qui n’étaient pas de leur faction, pour leur donner la mort si ceux-ci n’obéissaient pas. Il ajoutait encore bien d’autres détails qu’il surchargeait de mensonges.

LXXV. Les soldats, à ce récit, allaient d’abord se jeter sur ceux qui avaient contribué le plus à l’établissement de l’oligarchie et sur leurs complices ; mais retenus par les gens modérés, et sur la représentation que la flotte ennemie était en présence, et qu’ils allaient tout perdre, ils s’apaisèrent. Ensuite Thrasybule, fils de Lycus, et Thrasyle, qui étaient les principaux auteurs du changement qui venait d’arriver, voulant rappeler solennellement Samos au gouvernement populaire, firent prêter à tous les soldats, et surtout à ceux qui étaient du parti de l’oligarchie, les plus terribles sermens de rester attachés à la constitution démocratique, de vivre dans la concorde, de pousser vivement la guerre contre les Péloponnésiens, d’être ennemis des quatre-cents, et de n’entretenir avec eux aucune communication par le ministère des hérauts[44]. Tout ce qu’il y avait de Samiens en âge de porter les armes prêta le même serment ; l’armée s’unit avec eux d’intérêt et de dangers, croyant que, pour les uns et les autres, il n’était aucun espoir de salut, et qu’ils périraient tous également si les quatre-cents et les ennemis qui étaient à Milet pouvaient l’emporter.

LXXVI. Ce fut alors une grande division entre la ville et l’armée, celle-ci voulant contraindre la ville à conserver l’état populaire, et celle-là voulant obliger le camp à reconnaître l’oligarchie. Les soldats formèrent une assemblée dans laquelle ils déposérent les généraux et ceux des triérarques qui leur étaient suspects, et en créèrent de nouveaux. Thrasybule et Thrasyle furent de cette nouvelle création. Les guerriers se donnèrent les uns aux autres, dans cette assemblée, de grands motifs d’encouragement : qu’il ne fallait pas s’effrayer si la ville rompait avec eux ; que c’était le plus petit nombre qui se détachait du plus grand, et de celui qui avait, à tous égards, les plus puissantes ressources ; que, maîtres de toute la flotte, ils pouvaient forcer les autres villes de leur domination à fournir de l’argent, tout aussi bien que s’ils sortaient d’Athènes pour en exiger ; qu’ils avaient Samos, ville puissante, et qui, du temps qu’elle était en guerre avec les Athéniens, avait été sur le point de leur enlever l’empire de la mer ; que ce serait, comme auparavant, de cette place qu’ils repousseraient les efforts des ennemis ; qu’au moyen des vaisseaux, ils se procureraient plus aisément que les citoyens de la ville tout ce qui leur serait nécessaire ; que c’était eux qui, se tenant à Samos, avaient rendu aux Athéniens le service de leur conserver l’entrée du Pirée, et qu’il leur était bien plus aisé, si ceux de la ville ne voulaient pas les rétablir dans leurs droits politiques, de leur ôter l’usage de la mer, qu’à ceux-ci de les en priver ; que les ressources qu’ils pourraient tirer d’Athènes, pour se mettre au dessus des ennemis, étaient bien peu de chose, et ne méritaient aucune attention ; qu’ils ne perdraient rien, puisqu’elle n’avait plus d’argent à leur envoyer, et que c’était l’armée qui lui en procurait ; qu’Athènes n’avait pas seulement à leur faire passer des conseils utiles, la seule chose qui donne aux villes l’empire sur les armées ; qu’elle en était venue jusqu’à se rendre coupable de la plus criante faute, celle de dissoudre les lois de la patrie, et que c’étaient eux qui les conservaient et qui tâchaient de la forcer à les reprendre ; qu’on ne pouvait être regardé comme inférieur quand on était capable de donner de sages conseils ; qu’Alcibiade, s’il obtenait d’eux son retour et la sécurité, se ferait un plaisir de leur procurer l’alliance du roi ; mais que surtout, avec une flotte si puissante, ils sauraient toujours bien, quand tout le reste viendrait à leur manquer, se procurer une retraite, et qu’ils y trouveraient des villes et un territoire.

LXXVII. Tels furent les sujets d’encouragement que, dans cette assemblée, ils se donnèrent les uns aux autres, sans se ralentir sur leurs apprêts guerriers. Les dix députés envoyés à Samos par les quatre-cents apprirent ces détails lorsqu’ils étaient à Délos, et ils se tinrent en repos.

LXXVIII. Cependant les troupes qui montaient la flotte du Péloponnèse se répandirent entre elles en clameurs contre Astyochus et Tissapherne qui ruinaient les affaires. Elles se plaignaient d’Astyochus qui ne voulait pas livrer un combat naval, pendant qu’elles étaient encore supérieures en forces, et que la flotte ennemie était peu nombreuse, surtout dans les circonstances actuelles, où l’on disait que les Athéniens étaient en état de sédition, et où leurs vaisseaux n’étaient pas encore réunis. Elles risquaient cependant de se consumer, toujours attendant les vaisseaux de Phœnicie que promettait Tissapherne, dont on ne cessait de parler, et qui ne paraissaient pas. Elles se plaignaient de ce satrape qui n’amenait pas ces vaisseaux, qui ne fournissait pas constamment le subside, qui ne le payait pas en entier, et qui ruinait leur flotte. Elles soutenaient qu’il ne fallait plus différer, mais qu’il était temps de combattre. C’étaient les Syracusains surtout qui les excitaient.

LXXIX. Les alliés et Astyochus, instruits de ces murmures et du trouble qui régnait à Samos, tinrent conseil, et résolurent d’en venir à une action. Ils mirent en mer avec tous les vaisseaux, au nombre de cent douze, et cinglèrent vers Mycale, donnant ordre aux troupes de s’y rendre par terre. Les Athéniens, avec quatre vingt-deux vaisseaux de Samos, étaient à l’ancre à Glaucé, qui fait partie du territoire de Mycale. Samos, du côté d’où cette île regarde Mycale, est peu éloigné du continent. Ils s’y retirèrent quand ils virent approcher la flotte du Péloponnèse, ne se croyant pas en forces pour risquer une affaire décisive. D’ailleurs ils avaient pressenti que l’envie prendrait à leurs ennemis de Milet de combattre, et ils attendaient de l’Hellespont Strombichide ; il devait amener à leur secours la flotte qui, de Chio, était passée à Abydos, et on la lui avait fait demander. Tels étaient les motifs de leur retraite à Samos.

Cependant les Péloponnésiens arrivés à Mycale y établirent leur camp, avec les troupes de Milet et des pays voisins. Ils allaient, le lendemain, faire voile pour Samos, quand ils apprirent que Strombichide et sa flotte étaient arrivés de l’Hellespont ; aussitôt ils retournèrent à Milet. les Athéniens, après avoir reçu ce renfort, cinglèrent eux-mêmes vers Milet, avec cent huit vaisseaux, dans le dessein de combattre ; mais personne ne se présenta devant eux, et ils revinrent à Samos.

LXXX. Aussitôt après, et dans le même été, les Péloponnésiens qui ne s’étaient pas avancés contre les ennemis, et qui ne s’étaient pas crus en état de combattre, même avec toutes leurs forces maritimes, ne savaient d’où se procurer de l’argent pour la solde d’un si grand nombre de vaisseaux, surtout lorsque Tissapherne ne les payait que mesquinement. Ils envoyèrent avec quarante navires, auprès de Pharnabaze, Cléarque, fils de Rhamphias. C’était un ordre qui leur avait été donné du Péloponnèse. Pharnabaze les invitait lui-même et se montrait disposé à payer le subside. il leur avait aussi fait annoncer que Bysance se soulèverait en leur faveur. Ces bâtimens, ayant pris le large pour n’être pas aperçus des Athéniens, furent accueillis d’une tempête. Les uns, et c’était le plus grand nombre, ceux aux ordres de Cléarque qui était retourné par terre dans l’Hellespont pour en prendre le commandement, relachêrent à Délos, et revinrent ensuite à Milet : les autres, au nombre de dix, que commandait Élixus de Mégare, s’étant sauvés dans l’Hellespont, opérèrent la défection de Bysance. Les Athéniens de Samos furent informés de ces événemens, et firent passer dans l’Hellespont un secours de vaisseaux pour garder le pays. Il y eut, à la vue de Bysance, un léger combat de huit vaisseaux contre huit.

LXXXI. Ceux qui étaient à la tête des affaires à Samos, et surtout Thrasybule qui, depuis la révolution qu’il avait opérée, persistait toujours dans le dessein de rappeler Alcibiade, surent enfin, dans une assemblée de soldats, faire goûter ce projet au gros de l’armée. Elle décréta son retour, elle lui accorda toute sûreté, et Thrasybule, se rendant auprès de Tissapherne, amena Alcibiade à Samos. Il regardait comme le seul moyen de salut de s’attacher Tissapherne, et de l’enlever aux Péloponnésiens. Une assemblée fut convoquée. Alcibiade s’y plaignit de son exil, en déplora la rigueur, s’étendit beaucoup sur la situation des affaires politiques et sut inspirer du moins de grandes espérances pour l’avenir. Il se permit de l’exagération sur le haut crédit qu’il avait auprès de Tissapherne : son objet était d’inspirer de la crainte à ceux qui, dans Athènes, étaient à la tête de l’oligarchie, de dissoudre plus aisément la conjuration, d’imprimer plus de respect aux Athéniens de Samos et de leur inspirer plus d’audace ; il voulait aussi rendre encore Tissapherne plus odieux aux ennemis et renverser les espérances qu’ils avaient conçues. Dans son discours plein de jactance, il faisait les plus grandes promesses : Tissapherne l’avait assuré que, s’il pouvait se fier aux Athéniens, tant qu’il lui resterait quelque chose, dût-il même faire argent de son lit, le subside ne leur manquerait jamais ; et qu’au lieu de faire passer aux Péloponnésiens les vaisseaux de Phœnicie, ce serait à eux qu’il procurerait ce renfort ; mais qu’il ne prendrait en eux confiance qu’après qu’Alcibiade, à son retour, lui aurait donné sa foi qu’il pouvait compter sur eux.

LXXXII. Sur ces belles paroles et beaucoup d’autres encore qu’il ajouta, on l’élut aussitôt général avec ceux qui avaient déjà le commandement, et on lui donna la conduite de toutes les affaires. On se croyait si bien sauvé, on était si sûr de se venger des quatre-cents, que personne n’aurait voulu donner pour tout au monde ses espérances. Déjà, d’après ce qu’ils venaient d’entendre, tous se montraient prêts à cingler aussitôt vers le Pirée, au mépris des ennemis qu’ils avaient en présence. Mais Alcibiade, quoique bien des gens le pressassent, ne permit pas de se livrer à ce dessein, en laissant les ennemis qu’on avait plus près de soi. Il dit que puisqu’il venait d’être élu général, il allait d’abord régler avec Tissapherne les affaires de la guerre ; et en effet il partit dès que l’assemblée fut séparée. Il voulait paraître tout communiquer à ce satrape, se donner auprès de lui plus d’importance, lui montrer qu’il était revêtu du généralat, et qu’il était en état de le servir et de lui nuire. Il réussit par cette conduite à faire peur aux Athéniens de Tissapherne, et à Tissapherne des Athéniens.

LXXXIII. Quand les Péloponnésiens de Milet apprirent le rappel d’Alcibiade, ils furent encore bien plus indisposés que jamais contre Tissapherne, en qui, dès auparavant, ils n’avaient pas de confiance. Il était devenu bien plus négligent à leur payer le subside, depuis qu’ils n’avaient pas voulu se présenter contre les Athéniens et les combattre, quand ceux-ci s’étaient montrés à la vue de Milet, et les manœuvres d’Alcibiade l’avaient déjà rendu pour eux un objet de haine. Les soldats s’assemblaient entre eux et continuaient de tenir les mêmes propos qu’ils s’étaient déjà permis ; mais ce n’était pas seulement les soldats, c’était même des hommes dignes de considération qui se plaignaient de ne pas recevoir leur solde entière, de ne jouir que d’un faible traitement, et de n’être pas même constamment payés. Ils ajoutaient qu’à moins de donner un combat, ou d’aller quelque part d’où l’on pût tirer des subsistances, il faudrait déserter la flotte. On rejetait tout sur Astyochus qui, pour son intérêt particulier, se rendait le complaisant de Tissapherne.

LXXXIV. Comme on se livrait à ces propos, il se fit un grand mouvement contre Astyochus. Plus les matelots de Syracuse et de Thurium avaient de liberté, et plus ils étaient pressans et montraient d’audace à demander leur paye. Ce général mit de la hauteur dans sa réponse ; il menaça même Doriée qui joignait ses réclamations à celles des matelots qu’il commandait, et il en vint jusqu’à lever sur lui la canne. À ce geste, les soldats, violens comme des gens de mer, accoururent, en criant, pour se jeter sur lui. Il prévit le danger et se réfugia près d’un autel. Il ne reçut aucun mal, et les soldats se séparèrent. Mais les Milésiens attaquèrent par surprise un château que Tissapherne avait fait bâtir à Milet, le prirent et en chassèrent la garnison. Cette voie de fait eut l’agrément des alliés, et surtout des Syracusains. Lichas était seul mécontent de leur conduite : il disait que les Milésiens, et tous ceux qui étaient dans le pays du roi, devaient obéir à Tissapherne, tant qu’il ne donnait que des ordres modérés, et lui montrer de la complaisance jusqu’à ce qu’ils se fussent mis en état de bien faire la guerre. Cela, joint à d’autres choses semblables, irrita contre lui les Milésiens, et quand, dans la suite, il mourut de maladie, ils ne le laissèrent pas inhumer dans l’endroit que les Lacédémoniens qui se trouvaient près de lui, marquaient pour sa sépulture.

LXXXV. Pendant qu’irrités contre Astyochus et Tissapherne, les Péloponnésiens s’accordaient si mal dans la conduite des affaires, Mindarus vint de Lacédémone succéder à Astyochus dans le commandement de la flotte. Il en prit possession et Astyochus se retira. Tissapherne fit partir avec lui, en qualité d’ambassadeur, un des hommes qu’il avait auprès de sa personne : c’était un Carien nommé Gaulitès, qui savait les deux langues. Il était chargé de se plaindre de l’entreprise des Milésiens sur le château et de justifier Tissapherne. il savait que les Milésiens étaient en chemin pour aller surtout déclamer contre lui ; qu’Hermocrate, qui lui en voulait toujours pour l’affaire de la solde, était avec eux, et qu’il ne manquerait pas de faire entendre que Tissapherne était un homme double, qui ruinait, avec Alcibiade, les affaires du Péloponnèse. Enfin quand Hermocrate fut banni de Syracuse, et que d’autres Syracusains, Potamis, Myscon et Démarchus, furent venus à Milet prendre le commandement de la flotte, Tissapherne le poursuivit avec plus d’acharnement dans son exil ; il porta contre lui différentes accusations, et le chargea de n’être devenu son ennemi que sur le refus d’une somme d’argent qu’il lui avait demandée. Ce fut ainsi qu’Astyochus, les Milésiens et Hermocrate passèrent à Lacédémone, et qu’Alcibiade se sépara de Tissapherne et revint à Samos.

LXXXVI. Les députés que les quatre-cents avaient expédiés pour apaiser l’armée de Samos et lui donner des éclaircissemens sur leur conduite, arrivèrent lorsque Alcibiade y était déjà. Une assemblée fut convoquée, ils voulaient y prendre la parole ; mais les soldats refusèrent d’abord de les entendre, criant qu’il fallait donner la mort aux destructeurs de la démocratie. Enfin cependant ils se calmèrent, quoique avec peine, et les écoutèrent. Les députés exposèrent que la révolution n’avait pas eu pour objet de perdre la république, mais de la sauver ; que cet objet n’était pas non plus de la livrer aux ennemis, puisque ayant déjà le pouvoir en mains, on l’aurait fait dès le temps de leur invasion sur le territoire ; que tous ceux qui faisaient partie des cinq-mille parviendraient aux charges à leur tour ; qu’il était faux que les parens des guerriers de Samos fussent exposés à des avanies, comme l’avait calomnieusement avancé Chabrias ; qu’il ne leur était fait aucun mal, et que chacun d’eux restait paisiblement dans la jouissance de ses biens. Ils ajoutérent beaucoup d’autres choses, sans pouvoir se faire entendre plus favorablement des soldats, qu’ils ne faisaient qu’irriter. On ouvrit des avis différens, celui surtout d’aller au Pirée. On peut regarder Alcibiade comme celui qui, dans cette conjoncture, rendit le plus grand service à la république. Au milieu de ces emportemens des Athéniens de Samos, empressés de s’embarquer pour tourner leurs armes contre eux-mêmes, ce qui sans doute était livrer à l’instant aux ennemis l’Ionie et l’Hellespont, personne autre que lui n’était en état de contenir cette multitude : il la fit renoncer à l’embarquement, et en imposa, par ses reproches, à ceux qui montraient une indignation particulière contre les députés. Ce fut lui-même qui fit la réponse. Il dit, en les congédiant, qu’il ne s’opposerait pas à l’autorité des cinq-mille ; mais il ordonna de déposer les quatre-cents et de rétablir le conseil des cinq-cents comme par le passé ; ajoutant que si l’on avait fait quelque retranchement sur la dépense pour augmenter la solde des troupes, c’était une économie qu’il ne pouvait trop louer. Il les engagea d’ailleurs à résister puissamment aux ennemis et à ne se relâcher en rien, assurant que, la république une fois sauvée, on avait toute espérance de s’accorder ensemble ; mais que si l’un des deux partis venait à succomber, celui d’Athènes ou de Samos, il ne resterait plus personne avec qui se réconcilier.

Il se trouvait aussi dans l’assemblée des députés d’Argos : ils venaient offrir au parti populaire d’Athênes qui se trouvait à Samos l’assistance de leur pays. Alcibiade les combla d’éloges, les pria de se tenir prêts à partir quand ils seraient mandés, et les congédia. Ils étaient venus avec ces soldats de marine du Paralus, qui avaient été embarqués par les quatre-cents sur un vaisseau de guerre ; leur ordre portait de croiser autour de l’Eubée, et de conduire à Lacédémone les députés qu’y faisait passer cette faction, Læspodius, Aristophon et Milésias. Mais ces troupes, arrivées à la hauteur d’Argos, se saisirent des députés et les livrèrent aux Argiens, comme étant du nombre de ceux qui avaient eu le plus de part à la destruction du gouvernement populaire. Eux-mêmes ne retournèrent point à Athènes ; mais ils se chargèrent des députés argiens, et vinrent avec leur trirême à Samos.

LXXXVII. Dans le même été[45], et dans le temps même que, pour plusieurs raisons et surtout à cause du rappel d’Alcibiade, les Péloponnésiens étaient le plus irrités contre Tissapherne, le regardant comme un fauteur des Athéniens, il prit le parti, sans doute pour détruire ces impressions, d’aller trouver à Aspende la flotte de Phœnicie. Il engagea Lichas à l’accompagner, et promit de laisser auprès de l’armée Tamos, son lieutenant, qui serait chargé de payer le subside en son absence. On parle diversement de ce voyage, et il n’est pas aisé de savoir a quelle intention Tissapherne se rendit a Aspende, ni pourquoi. S’y étant rendu, il n’en amena pas la flotte avec lui. Que les vaisseaux de Phœnicie soient venus jusqu’à Aspende au nombre de cent quarante-sept, c’est un fait incontestable ; mais par quelle raison ils ne vinrent pas jusqu’à l’armée, c’est sur quoi l’on forme bien des conjectures. Les uns pensent qu’il voulait, comme il en avait formé le dessein, miner les Péloponnésiens par son absence ; car Tamos, qui était chargé de payer la solde, ne fit que la diminuer au lieu de l’augmenter. D’autres imaginent qu’en faisant venir la flotte phœnicienne à Aspende, il n’avait d’autre objet que de faire des levées d’argent et de la congédier ; car il n’avait aucune envie de s’en servir. D’autres encore prétendent que, pour dissiper les clameurs de Lacédémone, il voulait faire dire qu’il n’avait aucun tort, et qu’on ne pouvait douter que la flotte, près de laquelle il se rendait, ne fût réellement équipée. Ce qui me paraît le plus certain, c’est que ce fut pour consumer les Grecs et tenir leurs opérations en suspens, qu’il n’amena pas cette flotte ; pour les miner pendant le temps que prenait son voyage et son séjour ; pour égaliser les deux partis et ne donner le dessus à l’un ni à l’autre en s’y unissant : car s’il eût voulu terminer la guerre, il est clair, et l’on ne saurait douter, qu’il le pouvait sans peine. Il n’avait qu’à mener la flotte aux Lacédémoniens ; il leur aurait sans doute procuré la victoire, puisqu’ils étaient à l’ancre en présence des ennemis, avec des forces plutôt égales qu’inférieures. Ce qui doit le convaincre de sa perfide intention, c’est le prétexte qu’il donna de n’avoir pas amené la flotte. Il dit qu’elle était plus faible que le roi ne l’avait ordonné ; mais il en aurait d’autant mieux servi ce prince, puisqu’en lui causant moins de dépense, il aurait opéré les mêmes choses. Enfin, quel que fût l’objet de Tissapherne, il fit le voyage d’Aspende, il s’y trouva avec les Phœniciens, et sur son invitation, les Péloponnésieus y firent passer Philippe de Lacédémone avec deux trirèmes, croyant l’envoyer au-devant de la flotte.

LXXXVIII. Quand Alcibiade sut que Tissapherne prenait la route d’Aspende, il mit aussi à la voile avec treize vaisseaux, promettant à ceux de Samos de leur rendre un service signalé et dont les bons effets étaient infaillibles : c’était ou d’amener aux Athéniens la flotte de Phœnicie, ou d’empêcher qu’elle ne passât du côté des Péloponnésiens. On peut croire qu’il savait depuis long-temps que l’intention de Tissapherne était de ne pas amener cette flotte ; mais en montrant aux ennemis l’amitié de ce satrape pour les Athéniens et pour lui-même, il voulait le leur rendre encore plus odieux, et par ce moyen, le forcer d’autant plus à embrasser le parti d’Athènes. Il mit a la voile et cingla droit vers la Phasélide et vers Caune, pour gagner Aspende.

LXXXIX. De retour à Athènes, les députés envoyés à Samos par les quatre-cents, annoncèrent ce que leur avait dit Alcibiade, qu’il voulait qu’on tînt ferme, sans rien céder aux ennemis, et qu’il avait les meilleures espérances de les réconcilier avec l’armée, et de réduire les Péloponnésiens. Sur ce rapport, la plupart de ceux qui avaient en part à l’établissement de l’oligarchie, déjà fatigués de l’état des choses, et fort contens de se retirer de cette affaire, s’ils le pouvaient avec sûreté, sentirent ranimer leur courage. Il se trouvait à leur tête ce que la faction oligarchique avait de meilleurs capitaines et de plus distingués dans les hommes en place : Théramène, fils d’Agnon, Aristocrate, fils de Sicélius, et d’autres qui avaient la première part aux affaires. Ils s’assemblaient et se répandaient en plaintes sur la situation de l’état. Ils avaient cependant la précaution de faire entendre que s’ils avaient envoyé une députation à Samos, ce n’était point qu’ils eussent envie que l’administration ne restât pas en un fort petit nombre de mains : mais dans la crainte que l’armée de Samos, Alcibiade et ceux qu’on avait députés à Lacédémone, ne fissent, sans la participation des cinq-mille, quelque mal à la république. Ils ajoutaient qu’il fallait ramener le gouvernement à plus d’égalité, et faire voir que les cinq-mille n’avaient pas seulement l’apparence de l’autorité, mais qu’ils en jouissaient en effet. Ils cachaient, sous ces vains semblans de popularité, leurs véritables sentimens ; mais la plupart d’entre eux, conduits par des vues d’ambition personnelle, ne cherchaient que ce qui perd surtout l’oligarchie née du gouvernement populaire : tous n’y demandent pas seulement à se trouver, en un jour, égaux entre eux ; mais chacun y veut tenir la première place fort au-dessus de tous les autres : au lieu qu’on supporte plus volontiers, dans la démocratie, l’événement des élections, parce qu’on ne s’y croit pas rabaissé par ses égaux. Le crédit dont Alcibiade jouissait à Samos leur haussait le courage : ils le croyaient solide, et ne voyaient rien de stable dans l’oligarchie. C’était entre eux un combat fort vif à qui deviendrait le premier protecteur du gouvernement populaire.

XC. il n’en était pas de même de ceux des quatre-cents qui étaient les plus contraires à cette forme de gouvernement, et qui se trouvaient les chefs de l’oligarchie : Phrynicus qui, lors de son commandement à Samos, avait eu des différends avec Alcibiade ; Aristarque, de tout temps plus opposé que personne à l’état démocratique ; Pisander, Antiphon et d’autres du nombre des hommes les plus puissans. Ils n’avaient pas plus tôt établi le nouveau régime, et vu se changer en démocratie la constitution qu’ils avaient formée à Samos, qu’ils avaient envoyé à Lacédémone des députés choisis dans leur sein, donné tous leurs soins au maintien de l’oligarchie, et commencé à construire un fort dans ce qu’on appelle l’Éétionée. Mais ils furent encore bien plus ardens à soutenir leur ouvrage, quand, au retour de la députation qu’ils avaient envoyée à Samos, ils virent changer le plus grand nombre, et ceux mêmes d’entre eux dont ils s’étaient crus bien assurés. Dans les craintes qu’ils éprouvaient, et de la part de l’intérieur et du côté de Samos, ils firent partir en diligence Antiphon, Phrynicus et plusieurs autres, au nombre de dix, et leur recommandèrent de ménager une réconciliation avec les Lacédémoniens, à quelque prix que ce fût, pour peu que les conditions fussent supportables. Ils continuèrent avec encore plus de vivacité les ouvrages d’Eétionée. L’objet de ces travaux, comme le disaient Théramène et ceux de son parti, n’était pas de fermer l’entrée du Pirée à l’armée de Samos, si elle venait l’attaquer de vive force ; mais d’y recevoir, quand on voudrait, les ennemis par terre et par mer ; car Éétionée forme l’une des parties avancées du Pirée, et c’est de ce côté qu’on entre directement dans ce port. On joignait le nouveau mur à celui qui existait déjà du côté de la terre ferme, de manière qu’en y plaçant un petit nombre d’hommes, on commandait l’entrée du Pirée. Ce mur aboutissait à l’autre tour située à l’embouchure du port qui est étroit. L’ancienne muraille tournée vers le continent, et la nouvelle qui était en dedans de l’ancienne, se prolongeaient également jusqu’à la mer. Ils élevèrent aussi, tout près de cette muraille, une grande galerie qui était renfermée dans le Pirée ; ils en étaient les seuls maîtres, et ils obligeaient tout le monde d’y déposer le blé qui se trouvait dans la ville et celui qu’on amenait par mer : c’était de là qu’il fallait le tirer pour le mettre en vente.

XCl. Voilà ce qui, depuis long-temps, excitait les cris de Théramène ; et quand les députés furent de retour, sans être parvenus à un accommodement général avec Lacédémone, il dit qu’on était en grand danger de voir ce mur détruire la ville. Il se trouvait, dans ces circonstances, qu’à l’invitation des peuples de l’Eubée, quarante-deux vaisseaux sortis du Péloponnèse étaient déjà dans les parages de la Laconie, et se préparaient à cingler vers cette île. Il y avait dans cette flotte des vaisseaux d’Italie et de Sicile, fournis par les Tarentins et les Locriens : c’était Hégésandridas de Sparte, fils d’Hégésander, qui le commandait. Théramène disait que la destination de cette flotte était moins pour l’Eubée que pour ceux qui construisaient le nouveau fort, et que si l’on ne se tenait pas sur ses gardes, on serait égorgé au moment qu’on s’y attendrait le moins. Ces propos n’étaient pas tout-à-fait calomnieux, et il s’y trouvait bien quelque chose que méritaient ceux qui en étaient l’objet. Ils avaient surtout en vue, en établissant l’oligarchie, de gouverner les Athéniens et les alliés, ou s’ils n’y pouvaient parvenir, de rester maîtres des murs et de la flotte, et de vivre dans l’indépendance. Enfin, s’ils manquaient encore cet objet, ils voulaient n’être pas les premiers égorgés par le peuple quand il recouvrerait l’autorité, mais donner l’entrée aux ennemis, s’accorder avec eux, et en leur livrant la flotte et les murailles, rester, de façon ou d’autre, dans l’état de citoyens, sans avoir à craindre pour leur vie.

XCII. Aussi se pressaient-ils d’élever le mur : ils y ménageaient de petites portes, des sentiers dérobés, des retraites qu’on pourrait offrir aux ennemis. Ils voulaient le terminer avant que leurs adversaires pussent y mettre obstacle. Les propos dont ils étaient l’objet se tenaient d’abord en secret et entre peu de personnes : mais quand Phrynicus, au retour de sa députation à Lacédémone, eut été attaqué en trahison, à l’heure où le marché est le plus fréquenté, par un des hommes qui faisaient la ronde, et tué sur-le-champ, presque au sortir du conseil ; quand un certain Argien, son complice, ayant été arrêté et mis à la torture par ordre des quatre-cents, ne déclara personne qui eût ordonné le crime, et dit seulement que tout ce qu’il savait, c’est que bien des personnes s’assemblaient chez le commandant de la ronde et dans d’autres maisons ; quand on vit cet événement n’avoir aucune suite, alors Théramène, Aristocrate et tous ceux qui pensaient de même, soit qu’ils fussent ou non du corps des quatre-cents, poussèrent les choses avec bien plus de résolution. Déjà les vaisseaux partis de la Laconie avaient pris terre à Épidaure et infesté le territoire d’Égine. Théramène faisait remarquer que si leur destination eût été de passer dans l’Eubée, ils ne seraient pas entrés dans le golfe d’Égine, et n’auraient pas ensuite mis à l’ancre à Épidaure ; qu’ils étaient donc en effet mandés pour l’objet dont il ne cessait de se plaindre, et qu’il n’était plus temps de se tenir en repos. Enfin, après bien d’autres discours capables de mettre en défiance et d’exciter un soulèvement, on en vint aux effets. Aristocrate lui-même était commandant des compagnies d’hoplites qui travaillaient au mur dans le Pirée, et il avait sa compagnie avec lui. Ces hoplites arrêtèrent Alexiclès : c’était un général de l’oligarchie, fortement attachée au parti contraire à celui de Théraméne. Ils le conduisirent dans une maison où ils le tinrent aux arrêts. Plusieurs personnes les secondérent, et entre autres Hermon, commandant des rondes établies à Munychie : mais le principal, c’est que le corps des hoplites était de cette faction.

Les quatre-cents siégeaient en ce moment au conseil ; des qu’on leur rapporta ce qui venait de se passer, tous furent prêts à courir aux armes, excepté ceux à qui déplaisait l’état actuel. Ils menaçaient Théramène et tous ceux qui pensaient comme lui. Théramène, pour se justifier, dit qu’il ne demandait pas mieux que de les accompagner pour délivrer Alexiclès, et prenant avec lui l’un des généraux qui partageait ses sentimens, il courut au Pirée. Aristarque y vint aussi avec les jeunes chevaliers. C’était partout un grand mouvement, un tumulte épouvantable. Dans la ville, tous croyaient que le Pirée était pris, et Alexiclès égorgé ; au Pirée, que les gens de la ville allaient tomber sur eux. Ces derniers couraient en effet de tous côtés, et allaient prendre les armes ; ce fut avec peine qu’ils furent retenus par les vieillards, et par Thucydide de Pharsale, hôte d’Athènes, qui se trouvait là. Il les arrêtait tous les uns après les autres, et leur criait de ne pas perdre l’état, quand ils avaient si près d’eux les ennemis. Ils s’apaisèrent et n’en vinrent pas aux mains les uns contre les autres.

Comme Théramène était lui-même général, quand il fut au Pirée, il se mit fort en colère contre les hoplites, mais de bouche seulement ; au lieu qu’Aristarque, et ceux de la faction contraire étaient en effet dans l’indignation. Cela n’empêcha pas les hoplites d’aller la plupart à l’ouvrage, sans se repentir de ce qu’ils avaient fait. Ils demandèrent à Théramène s’il croyait que ce fût pour le bien de l’état que s’élevait la muraille, et s’il ne vaudrait pas mieux la raser. Sa réponse fut que, s’ils jugeaient à propos de l’abattre, il était de leur avis. Aussitôt les hoplites et une foule de gens du Pirée montent sur le mur et le démolissent. Pour animer la multitude, on lui disait que ceux qui voulaient que les cinq-mille eussent l’autorité, au lieu des quatre-cents, devaient mettre la main à l’ouvrage. En s’exprimant ainsi, on employait le nom des cinq-mille pour se mettre à couvert, et ne pas parler tout haut de rendre au peuple l’autorité. On craignait que ce corps des cinq-mille n’existât en effet, et qu’on ne fût en danger de se perdre, en disant, sans le savoir, certaines choses à quelqu’un d’entre eux. C’était par cette même raison que les quatre-cents voulaient que les cinq-mille n’existassent pas, sans qu’on sût qu’ils n’avaient pas d’existence ; ils sentaient bien que faire participer tant de monde au gouvernement, c’était former un état populaire ; mais que garder la-dessus le secret, c’était tenir les citoyens dans la crainte les uns des autres.

XCIII. Le lendemain, les quatre-cents, tout troublés qu’ils étaient, s’assemblèrent au conseil. Les hoplites du Pirée relâchèrent Alexiclès, et ayant détruit la muraille, ils se rendirent au théatre de Bacchus ; ils s’y mirent en armes, formèrent une assemblée, et d’après la résolution qu’ils y prirent, ils coururent à la ville et se tinrent tout armés dans l’Anacée[46]. il s’y rendit quelques personnes choisies par les quatre-cents, et il s’établit des pourparlers d’homme à homme. On engagea ceux qu’on vit les plus modérés à se tenir en repos et à contenir les autres. On assura qu’on ferait connaître les cinq-mille, et que ce serait entre eux, et à leur choix, que seraient pris les quatre-cents ; qu’en attendant, il ne fallait pas perdre l’état et le jeter en proie aux ennemis. Comme beaucoup de personnes parlaient dans le même esprit, et que beaucoup aussi les écoutaient, la foule des hoplites devint plus tranquille ; elle craignait surtout de mettre tout l’état en danger. On convint de tenir, à jour prescrit, une assemblée au théâtre de Bacchus pour ramener la concorde.

XCIV. Le jour marqué pour l’assemblée au théâtre de Bacchus arriva ; elle était sur le point d’être formée, quand on vint annoncer qu’Hégésandridas, avec quarante-deux vaisseaux, passait de Mégare à Salamine. Il n’y eut aucun hoplite qui ne crût voir accompli ce que disaient depuis long-temps Théramène et ses partisans, que cette flotte s’avançait au nouveau fort, et qu’on avait bien fait de le raser. C’était peut-être en effet d’après quelques intelligences qu’Hégésandridas croisait de ces côtés et autour d’Épidaure ; mais il n’est pas hors de vraisemblance qu’il s’y arrêtait à cause des troubles d’Athènes, et dans l’espérance qu’il pouvait bien être arrivé à propos. À cette nouvelle, les Athéniens en masse coururent au Pirée, se croyant menacés, de la part des ennemis, d’une guerre plus redoutable que leurs querelles intestines, et dont le théâtre n’était pas éloigné, mais devant leur port. Les uns montaient les vaisseaux qui se trouvaient appareillés, les autres tiraient des batimens à la mer, d’autres s’apprêtaient à défendre les murs et l’entrée du port.

XCV. Cependant la flotte du Péloponnèse, suivit la côte de Sunium, mit à l’ancre entre Thoria et Prasies, et finit par gagner Orope. Les Athéniens, au milieu de la dissension qui régnait dans leur ville, et pressés de se défendre contre le plus grand danger, furent obligés de se servir à la hâte des premiers matelots qu’ils purent se procurer, et firent partir pour Erétrie une flotte commandée par Thymocharis. L’Attique investie comme elle l’était, l’Eubée devenait tout pour eux. Leur flotte arrivée à sa destination, et renforcée des vaisseaux qui se trouvaient d’avance dans cette île, était de trente-six voiles. Elle fut aussitôt dans la nécessité de combattre ; car Hégésandridas, après l’heure du repas, partit d’Orope qui, par mer, n’est qu’à environ soixante stades[47] d’Érétrie. Il s’avançait, et les Athéniens allaient monter leurs vaisseaux, les croyant garnis de soldats ; mais ceux-ci étaient allés acheter des vivres pour le dîner, non pas au marché ; car les Érétriens avaient eu la précaution d’empêcher qu’il ne s’y vendît rien ; mais dans des maisons particulières, aux extrémités de la ville. C’était pour ne les pas laisser mettre à temps en mer, donner aux ennemis l’aisance de les prévenir, et forcer les Athéniens à sortir au combat dans le mauvais état où ils se trouveraient. On avait fait pis encore, en donnant de la ville aux Péloponnésiens le signal du moment où ils devaient partir. Ce fut dans ce triste appareil que les Athéniens mirent en mer ; ils combattirent au-dessus du port d’Érétrie, et ne laissèrent pas que de résister quelque peu de temps ; mais bientôt mis en fuite, ils furent poursuivis à la côte. Ceux qui cherchèrent un refuge dans la ville des Érétriens, comme dans une place amie, furent les plus malheureux ; tous furent égorgés. Ceux qui gagnèrent le fort que les Athéniens avaient dans l’Érétrie, y furent en sûreté, ainsi que les vaisseaux qui passèrent dans la Chalcide. Les ennemis prirent vingt-deux bâtimens athéniens, tuèrent une partie des hommes, firent prisonniers les autres, et dressèrent un trophée. Peu de temps après, ils firent soulever l’Eubée entière, à l’exception d’Oréum, que les Athéniens occupaient, et mirent ordre aux affaires dans le pays.

XCVI. A la nouvelle des événemens de l’Eubée, les Athéniens tombèrent dans le plus grand abattement qu’ils eussent encore éprouvé. Ni leur désastre de Sicile, tout lamentable qu’alors il leur avait semblé, ni aucun autre malheur ne les avait jetés dans une telle épouvante. L’armée de Samos détachée de leur parti, point d’autres flottes, point d’hommes pour les monter, eux-mêmes dans la dissension, sans savoir quand ils en viendraient à s’égorger ; et, pour surcroît de douleur, cette dernière infortune qui leur ravissait et leurs vaisseaux et l’Eubée, dont ils tiraient plus d’avantage que de l’Attique même : comment ne seraient-ils pas tombés dans le découragement ? Ce qui les troublait le plus, et le plus prochain danger, c’était si l’ennemi victorieux cinglait subitement au Pirée, où ils n’avaient pas de vaisseaux : à chaque instant il leur semblait le voir arriver, et il n’aurait tenu qu’à lui de le faire, s’il avait eu plus d’audace. Il n’avait qu’à former le siège d’Athènes pour y augmenter encore la dissension, et il aurait obligé la flotte d’Ionie, tout ennemie de l’oligarchie qu’elle était, de venir au secours de leurs parens et de toute la république. Dès lors, il avait tout, l’Hellespont, l’Ionie, les îles, tout jusqu’à l’Eubée ; et pour ainsi dire, la domination entière d’Athènes. Mais ce n’est pas seulement en cette occasion, c’est en beaucoup d’autres, que les Lacédémoniens firent la guerre, plus que personne, à l’avantage des Athéniens : fort différens de caractère, lents contre des esprits vifs, craintifs contre des hommes entreprenans, ils les servirent bien, surtout pour leur procurer l’empire de la mer. C’est ce que firent bien voir les Syracusains ; comme ils ressemblaient beaucoup aux Athéniens, ce furent eux aussi qui leur firent le mieux la guerre.

XCVII. Les Athéniens, malgré la consternation où les jetait le malheur qui leur était annoncé, ne laissèrent pas d’équiper vingt navires, et ils formèrent une assemblée, la première qui fut alors convoquée dans le Pnyce[48] où l’on avait coutume de s’assembler auparavant[49]. Là ils déposérent les quatre-cents, et décrétèrent que le gouvernement serait confié aux cinq-mille ; que tous ceux qui portaient les armes seraient de ce nombre ; que personne ne recevrait de salaire pour aucune fonction, et que ceux qui en recevraient seraient notés d’infamie. Il y eut dans la suite d’autres assemblées, elles furent même fréquentes ; on y établit des nomothètes[50], on y fit divers règlemens touchant l’administration de l’état. Ces premiers temps sont l’époque où, de mes jours, les Athéniens me semblent s’étre le mieux conduits en politique : ils surent tenir un juste tempérament entre la puissance des riches et celle du peuple : et c’est ce qui d’abord remit la république de l’état fâcheux où elle était tombée. On décréta aussi le rappel d’Alcibiade et de ceux qui étaient avec lui. On l’envoya prier, ainsi que l’armée de Samos, de prendre part aux affaires.

XCVIII. Dans cette révolution, Pisander, Alexiclès et les principaux partisans de l’autorité des riches, se sauvèrent promptement à Décélie[51]. Seul d’entre eux, Aristarque, qui était en même temps général, prenant à la hâte quelques archers des plus barbares[52], gagna le château d’Œnoé qui appartenait aux Athéniens, sur les confins de la Bœotie. Les Corinthiens en faisaient le siège, avec des Bœotiens volontaires qu’ils avaient appelés ; c’était pour se venger de la perte de leurs gens défaits par ceux d’Œnoê à leur retour de Décélie. Aristarque eut avec eux des conférences ; il trompa les défenseurs d’Œnoê, en disant que les Athéniens de la ville avaient traité avec Lacédémone, et que, suivant un des articles, il fallait remettre la place aux Bœotiens ; que c’était à cette condition que l’accord avait été conclu. Ils le crurent en sa qualité de général, et parce qu’étant assiégés ils ne pouvaient rien savoir. Ils sortirent de la place sous la foi publique. Ce fut ainsi que les Bœotiens prirent possession d’Œnoé qui leur était abandonnée, que cessa l’oligarchie d’Athènes, et que la sédition fut calmée.

XCIX. Vers la même époque de cet été, les Péloponnésiens qui étaient à Milet ne touchaient point leur solde ; personne de ceux qu’à son départ pour Aspende Tissapherne avait chargés de leur payer le subside ne s’acquittait de cette commission. Ils ne voyaient arriver ni ce satrape ni les vaisseaux de Phœnicie. Philippe, qui avait été envoyé à sa suite, écrivait à Mindare, commandant de la flotte, que ces vaisseaux ne viendraient pas, et que les Péloponnésiens étaient, à tous égards, le jouet de Tissapherne. Hippocrate de Sparte, qui était à Phasélis, écrivait la meme chose, ajoutant que Pharnabaze, qui espérait tirer parti de leur jonction, les invitait à s’unir à lui, prêt à leur amener des vaisseaux et à faire soulever contre les Athéniens le reste des villes de son gouvernement, comme l’avait promis Tissapherne.

Mindare, qui faisait observer une exacte discipline, donna subitement l’ordre du départ, pour en dérober la connaissance à ceux de Samos ; il mit à la voile de Milet avec soixante et treize vaisseaux, et cingla du côté de l’Hellespont. Déjà, dans le même été, il y avait abordé seize navires, et les troupes faisaient des courses dans une partie de la Chersonèse. Mindare, tourmenté d’une tempête, fut obligé de relâcher à Icare ; il y fut retenu cinq à six jours par les vents contraires, et aborda à Chio[53].

C. Thrasyle apprit qu’il était sorti de Milet, et mit lui-même à la voile de Samos avec cinquante-cinq navires, faisant la plus grande diligence pour n’être pas prévenu dans l’Hellespont par le commandant ennemi. Il sut qu’il était à Chio, et eut soin de placer, à Lesbos et sur le continent qui regarde cette île, des gens chargés de l’épier, pour qu’il ne pût, à son insu, faire aucun mouvement. Il se transporta lui-même à Méthymne et y donna ses ordres pour les approvisionnemens de farines et d’autres munitions nécessaires, dans le dessein de faire des courses de Lesbos à Chio, si Mindare y séjournait plus long-temps. D’ailleurs Erése s’était détachée de Lesbos ; il voulait s’y transporter, et, s’il était possible, s’en rendre maître. Les plus riches bannis de Méthymne avaient fait venir de Cumes environ cinquante hoplites qui se joignirent à eux par amitié, et en avaient pris d’autres à leur solde dans le continent, ce qui faisait en tout environ trois cents hommes. Ces troupes étaient commandées par Anaxarque de Thèbes, lié à ces chefs par une commune origine ; avec ces forces, ils avaient attaqué Méthymne. Repoussés dans cette première tentative par les Athéniens en garnison à Mitylène, qui s’avancèrent contre eux, et chassés une seconde fois à la suite d’un combat, ils s’étaient retirés par la montagne et avaient fait soulever Érèse. Thrasyle s’y rendit, dans l’intention d’attaquer la place par mer. Thrasybule, sur la nouvelle de cette expédition des bannis, y était passé auparavant de Samos avec cinq vaisseaux ; arrivé trop tard, il se tenait à l’ancre à la vue de la place. Ils reçurent un renfort de deux navires qui retournaient de l’Hellespont dans l’Attique ; ils furent joints aussi par les vaisseaux de Méthymne, ce qui leur formait en tout une flotte de soixante sept batimens. Ils en prirent les soldats, et se disposérent à battre la place avec des machines, et à tout mettre en usage pour s’en rendre maîtres.

CI. Cependant Mindare et les vaisseaux du Péloponnèse, qui étaient en relâche à Chio, ayant mis deux jours à rassembler des vivres, et reçu par tête, des habitans, trois tessaracostes du pays[54], partirent le troisième jour ; ils gagnèrent aussitôt la haute mer pour ne pas rencontrer la flotte qui était à Érése. Lesbos était a leur gauche et ils faisaient voile vers le continent. Ils relâchèrent dans la campagne de Phocée, au port de Cratéries, y dînèrent, et côtoyant le rivage de Cumes, ils allèrent souper aux Arginuses, sur le continent, en face de Mitylène. De là, ils tinrent encore la mer une grande partie de la nuit, et ayant gagné la terre ferme à Armatonte, vis-à-vis de Méthymne, ils côtoyèrent rapidement, après le dîner, Lectum, Larisse, Amaxite et les places voisines, et arrivèrent, avant le milieu de la nuit, à Rhœtium qui fait déjà partie de l’Hellespont. Quelques vaisseaux prirent terre à Sigée et dans d’autres endroits de cette plage.

CII. Les Athéniens, qui étaient à Sestos avec dix-huit vaisseaux, apprirent par les torches des signaux, et reconnurent par les feux allumés tout à coup dans les campagnes qu’occupait l’ennemi que les Péloponnésiens arrivaient. Ils se retirèrent cette nuit même, avec toute la célérité dont ils étaient capables, dans la Chersonèse, et passèrent à Élæonte, voulant éviter dans une mer ouverte la flotte ennemie. Ils ne furent pas aperçus des seize vaisseaux qui étaient à Abydos, quoique la flotte de Lacédémone leur eût recommandé d’observer avec une grande vigilance s’ils ne passeraient pas. Mais ils reconnurent avec l’aurore les vaisseaux de Mindare et prirent la fuite ; tous ne purent échapper. La plupart se sauvèrent sur le continent et à Lemnos ; mais quatre navires, qui marchaient après les autres, furent atteints vers la cote d’Élæonte. Les ennemis en firent échouer un près de la chapelle de Protésilas et le prirent avec les hommes qui le montaient ; ils en prirent deux autres sans les équipages, et en brûlerent un près d’Imbros, mais qui était vide.

CIII. Ayant joint ensuite aux autres vaisseaux ceux d’Abydos, ce qui en faisait en tout quatre-vingt-six, ils firent, dès le jour même[55], le siège d’Elæonte ; et comme la place ne se rendit pas, ils se retirèrent à Abydos. Les Athéniens, trompés par les gens qu’ils avaient mis en observation, et croyant que la flotte ennemie ne pouvait passer à leur insu, battaient à loisir les murailles d’Érèse ; mais instruits de la vérité, ils abandonnèrent aussitôt le siège, et se hâtèrent d’aller au secours de l’Hellespont. Ils prirent deux vaisseaux du Péloponnèse qui, s’étant avancés en mer à la poursuite avec trop de témérité, vinrent se jeter au milieu d’eux. Ils arrivèrent le lendemain à Elæonte[56], s’y arréterent, reçurent d’Imbros tous les habitans qui s’y étaient réfugiés, et mirent cinq jours à se préparer au combat.

CIV. Voici comment ensuite se livra l’action[57]. Les Athéniens partirent à la file, côtoyant le rivage, et s’avancèrent vers Sestos. Les Péloponnésiens apprirent d’Abydos qu’ils approchaient et mirent eux-mêmes en mer à leur rencontre. Quand les deux flottes reconnurent que le combat était inévitable, elles s’étendirent, celle d’Athènes, du côté de la Chersonèse, en sorte que ses quatre-vingts vaisseaux occupaient depuis Idacus jusqu’à Arrhianes ; et celle du Péloponnèse, forte de quatre-vingt-huit bâtimens, depuis Abydos jusqu’à Dardanus. La droite des Péloponnésiens était formée par les Syracusains ; Mindare lui-même occupait la gauche avec les vaisseaux qui manœuvraient le mieux. Thrasyle commandait la gauche des Athéniens, et Thrasybule, la droite : les autres généraux conservaient les rangs qui leur avaient été marqués. Ce furent les Péloponnésiens qui les premiers s’empresserent de donner. Ils tâchèrent de dépasser avec leur gauche, la droite des Athéniens, de leur ôter, s’il était possible, le moyen de franchir la barrière qu’ils leur opposeraient, de les charger au centre et de les pousser à la côte qui n’était pas éloignée. Les Athéniens pénétrèrent leur intention ; ils gagnèrent l’endroit par où l’ennemi voulait les renfermer et le devancérent. Leur gauche avait déjà doublé le promontoire qu’on appelle Cynossème[58] : mais, par cette manœuvre, leur centre n’était plus composé que de vaisseaux faibles, épars, d’ailleurs moins fournis d’équipage ; et comme l’endroit qui environné Cynossème forme un circuit anguleux, ils ne pouvaient apercevoir de là ce qui se passait plus loin.

CV. Les Péloponnésiens ne manquèrent pas d’attaquer ce centre. Ils poussèrent à sec les vaisseaux des Athéniens, et bien supérieurs à leurs ennemis, ils descendirent à terre. Ni Thrasybule, occupé à combattre le grand nombre de vaisseaux qui l’attaquaient, ne pouvait, de la droite, porter du secours au centre, ni Thrasyle de la gauche. La pointe de Cynossème ne lui permettait pas de voir ce qui se passait ailleurs, et il était contenu par les Syracusains et par d’autres vaisseaux, en aussi grand nombre que ceux qui agissaient contre Thrasybule. Mais enfin les Péloponnésiens ne craignant plus rien, parce qu’ils étaient victorieux, se mirent séparément à la chasse des vaisseaux et commencèrent à dégarnir quelques parties de leurs rangs. De son côté, Thrasybule, se voyant arrêté par les bâtimens qui lui sont opposés, ne s’occupe plus d’étendre davantage l’aile qu’il commande ; il charge les navires qui lui font obstacle, les repousse, les met en fuite. il court à l’endroit où la flotte du Péloponnèse est victorieuse, trouve les vaisseaux épars, les attaque, et sans combat, il en frappe le plus grand nombre de terreur. Déjà les Syracusains avaient cédé aux efforts de Thrasyle ; ils pressèrent encore plus leur fuite en voyant le malheur du reste de la flotte.

CVl. La défaite des ennemis était décidée. La plupart des Péloponnésiens prirent d’abord la fuite vers le fleuve Pydius et ensuite vers Abydos. Les Athéniens ne prirent qu’un petit nombre de vaisseaux : comme l’Hellespont est étroit, il n’opposait à l’ennemi qu’un faible espace de mer à franchir pour se mettre en sûreté. Cette victoire ne pouvait venir plus à propos aux Athéniens. Les malheurs qu’ils venaient d’éprouver en peu de temps, et leur désastre de Sicile, leur avaient jusqu’alors fait paraître redoutable la marine du Péloponnèse ; mais ils cessèrent d’avoir mauvaise opinion d’eux-mêmes et de trop estimer les forces maritimes de leurs ennemis. Les vaisseaux dont ils se rendirent maîtres furent huit de Chio, cinq de Corinthe, deux d’Ambracie, deux de Bœotie, un de Lacédémone, un de Syracuse et un de Pelléne. Eux-mêmes en perdirent quinze. Ils élevèrent un trophée à la pointe où est Cynossème, recueillirent les débris des vaisseaux, accordèrent aux ennemis la permission d’enlever leurs morts et envoyèrent une trirème porter à Athènes la nouvelle de leur victoire. Les Athéniens, en apprenant à l’arrivée de ces vaisseaux leur bonheur inespéré, se rassurèrent sur leur infortune en Eubée et sur les maux que leur avaient causés leurs divisions ; ils crurent que leurs affaires n’étaient point encore en trop mauvais état, et qu’il ne fallait que de l’ardeur pour reprendre la supériorité.

CVII. Le surlendemain du combat naval[59], les Athéniens qui étaient à Sestos, s’étant pressés de radouber leurs vaisseaux, allèrent à Cyzique qui s’était soulevé. ils virent à l’ancre, vers Harpagium et Priape, les huit vaisseaux de Bysance, firent voile sur eux, battirent les équipages qui étaient à terre, et prirent les vaisseaux. Arrivés à Cyzique qui n’était pas fortifié, ils firent rentrer les habitans sous leur puissance, et les mirent à contribution.

Cependant les Péloponnésiens passèrent d’Abydos à Élæonte, et recouvrèrent ceux des vaisseaux qu’on leur avait pris qui étaient en bon état : les autres avaient été brûlés par les habitans. Ils envoyèrent Hippocrate et Épiclés en Eubée, pour en amener les bâtimens qui s’y trouvaient.

CVIII. Vers cette époque, Alcibiade, avec treize vaisseaux, passa de Caune et de Phasélis à Samos : il annonça qu’il avait détourné la flotte de Phœnicie de venir se joindre aux Péloponnésiens, et qu’il avait rendu Tissapherne plus qu’auparavant ami d’Athènes. Il équipa neuf bâtimens, outre ceux qu’il avait déjà, mit à contribution les habitans d’Halicarnasse, et ceignit la ville de Cos d’une muraille. Il y établit des magistrats, et revint à Samos vers l’automne.

Tissapherne ayant appris que la flotte du Péloponnése était passée de Milet dans l’Hellespont, appareilla, et se porta d’Aspende dans l’Ionie.

Pendant que les Péloponnésiens étaient dans l’Hellespont, les habitans d’Antandros, qui sont des Æoliens, firent venir par terre, à travers le mont Ida, des hoplites d’Abydos, et les introduisirent dans leur ville. ils avaient à se plaindre du Perse Astacés, lieutenant de Tissapherne. Les habitans de Délos, que les Athéniens avaient chassés de leur île pour la purger, étaient venus habiter Atramyttium. Astacès, dissimulant la haine qu’il leur portait, invita les principaux d’entre eux à une expédition, les attira sous de faux semblans d’alliance et d’amitié, et, saisissant le moment où ils prenaient leur repas, il les fit entourer de ses gens et tuer à coups de flèches. Les Déliens, après une telle perfidie, craignaient d’éprouver un jour, de sa part, de nouveaux attentats, et comme d’ailleurs il leur imposait des charges qu’ils ne pouvaient supporter, ils chassèrent la garnison qu’il avait mise dans la citadelle.

CIX. Quand Tissapherne apprit cette nouvelle action des Péloponnésiens, qui ne s’étaient pas contentés de ce qu’ils avaient fait à Milet et à Cnide, car ils en avaient aussi chassé les garnisons, il sentit combien il leur était devenu odieux, et il avait à craindre qu’ils ne lui causassent encore d’autres dommages. Il aurait été d’ailleurs bien piqué que Pharnabaze pût les gagner en moins de temps et à moins de frais que lui, et se procurer quelque succès contre les Athéniens. Il prit donc la résolution de les aller trouver dans l’Hellespont, pour leur reprocher ce qu’ils avaient fait à Antandros, et se justifier, de la manière la plus plausible, au sujet des vaisseaux de Phœnicie et sur d’autres articles. Arrivé à Éphése, il offrit un sacrifice à Diane.

Quand viendra la fin de l’hiver qui suivit cet été sera terminée la vingt-unième année de la guerre.


FlN DU HUITIÈME ET DERNIER LIVRE DE THUCYDIDE.
  1. Dix-neuvième année de la guerre du Péloponnèse, quatrième année de la quatre-vingt-onzième olympiade, quatre cent treize ans avant l’ère vulgaire.
  2. Après le 13 octobre.
  3. Un peu après le 13 octobre.
  4. Après le 13 octobre.
  5. Après le mois de janvier, et avant le 7 avril.
  6. Le nom d’Alcibiade était lacédémonien. Ce fut celui du père d’Endius. L’un des aïeux du célèbre Alcibiade le prit par amitié pour le Lacédémonien qui le portait, et qui était son hôte. On n’est point d’accord, entre les savans, sur le premier des Athéniens qui prit ce nom : les uns pensent que ce fut l’aïeul de notre Alcibiade, et les autres, son bisaïeul.
  7. Le texte porte periokon. C’était le nom qu’on donnait aux sujets dans le dialecte des Crétois (Athénén, p. 263). Les Lacédémoniens avaient emprunté bien des expressions à ce dialecte, comme ils avaient emprunté aux Crétois un grand nombre de leurs institutions.
  8. Vingtième année de la guerre du Péloponnèse, quatrième année de la quatre-vingt-onzième olympiade, quatre cent treize ans avant l’ère vulgaire. Depuis le 8 avril.
  9. Cent huit mille livres.
  10. Non pas au Pirée d’Athènes, mais à celui de la campagne de Corinthe.
  11. Il s’agit ici encore du Pirée des Corinthiens.
  12. On croit qu’il manque ici quelque chose au texte. Thucydide, au prochain paragraphe, parle de quatre vaisseaux de Chio, qui étaient restés à Méthymne, et raconte que les Athéniens enlevèrent à Méthymne la flotte de Chio. C’est ce qui a fait penser à Valla qu’il disait ici que les vaisseaux de Chio arrivèrent à Mitylène et en gagnèrent d’abord cette ville à la défection ; qu’il en resta quatre pour la garder, et qu’ensuite le reste de la flotte alla faire soulever Mitylène. Il a exprimé cette conjecture dans sa traduction.
  13. Vingtième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-onzième olympiade, quatre cent douze ans avant l’ère vulgaire. Après le 3 septembre
  14. Le darique était un statère. On disait stateres darici, philippei, alexandrei. Mais cela même indique qu’il y avait entre les statères des différences de valeur, comme il s’en trouve, chez les modernes, entre les écus. L’écu de France, l’écu romain, etc., ne font pas la même somme. Ainsi, quoique le statère grec fût du poids de quatre drachmes, ce qui fait trois livres douze sous de notre monnaie, je ne puis fixer la valeur du stater daricus.
  15. Apres le 2 octobre.
  16. La drachme valait dix-huit de nos sous.
  17. Neuf sous, à trois sous l’obole.
  18. Seize mille deux cents livres.
  19. L’auteur a déjà dit plusieurs fois que Chalcidée avait été envoyé de Lacédémone à Chio, avec cinq navires.
  20. Fin de décembre.
  21. Vingtième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-douzième olympiade, quatre cent douze ans avant l’ère vulgaire. Après le 1er janvier.
  22. Cent soixante-deux milles livres.
  23. 6 janvier.
  24. Ceux que nous appelons en français les honnêtes gens, s’appelaient à Athènes les beaux et bons, kaloi k’agathoi
  25. Deux familles sacerdotales. Les eunmolpides descendaient du Thrace Eumolpus, instituteur des mystères, et les céryces de Céryx, que l’on disait fils de Mercure.
  26. Dans le mois de janvier déjà avancé.
  27. Au commencement de mars.
  28. Peu avant la fin de mars.
  29. Au commencement d’avril.
  30. Vingt-unième année de la guerre de Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-douzième Olympiade, quatre cent douze ans avant l’ère vulgaire. Avant le 27 mars.
  31. En avril déjà avancé.
  32. Après le 28 février.
  33. En mars.
  34. Avant le 26 avril.
  35. Le sénat ou conseil des cinq-cents, qu’on appelait aussi le sénat d’en haut, était nommé le sénat de la fève, parce que les membres de ce conseil étaient élus avec des fèves. Les noms des candidats étaient déposés dans une urne, et des fèves noires et blanches dans une autre. A mesure qu’on tirait un nom, on tirait aussi une fève, et celui dont le nom sortait en même temps qu’une fève blanche était sénateur.
  36. Plus d’un tiers de lieue. Sophocle a rendu cet endroit célèbre en y plaçant la scène de l’une de ses tragédies, Œdipe à Colonne.
  37. Depuis le 27 février.
  38. Cet éloge d’Antiphon, l’un des plus étendus qu’ait écrits Thucydide, est un témoignage de son attachement pour cet orateur. Les uns prétendent qu’Antiphon avait eu notre historien pour disciple, et les autres, pour maître. Il passe pour avoir été le premier qui ait écrit des harangues. Avant lui, les hommes les plus célèbres entre les anciens par leur éloquence, Thémistocle, Aristide, Périclès, n’écrivaient pas leurs discours. Il fut aussi le premier qui publia des préceptes de l’art oratoire. Il composait des plaidoyers pour les citoyens qui étaient en procès ; mais il parait qu’il les leur laissait prononcer sans les déclamer lui-même. Il fut accusé, comme le dit Thucydide, après le renversement des quatre-cents ; mais nous ignorons s’il fut condamné. Il semble difficile de se décider sur le genre et l’époque de sa mort, entre les opinions de différens auteurs que Plutarque nous a conservées. Quelques-uns le faisaient condamner pour avoir été a la tête de la députation que les quatre-cents envoyèrent à Lacédémone, lorsqu’ils fortifiaient Éétionée ; d’autres le faisaient périr par ordre des trente tyrans ; d’autres prétendaient que, dans un âge avancé, il s’était retiré auprès de Denys de Syracuse, qu’il l’avait aidé dans la composition de ses tragédies, et qu’il était mort par ordre de ce tyran. Suivant eux, Denys lui demanda un, jour quel était le meilleur airain. « C’est, répondit Antiphon, celui dont on a fait les statues d’Harmodius et d’Aristogiton. » Le tyran le fit périr, offensé de cette réponse. Si cependant, comme nous l’apprenons de Plutarque, Lysias a dit dans son discours pour la fille d’Antiphon, qu’elle avait perdu son père par ordre des trente tyrans, on ne peut récuser le témoignage de cet orateur contemporain, et, pour ainsi dire, témoin oculaire. C’était aussi le sentiment de Théopompe. (Plutarque, Vie des dix orateurs.) il nous reste seize harangues d’Antiphon.
  39. Il y avait quatre-vingt-dix-huit ans qu’Hippias avait été chassé, la troisième année de la soixante-septième olympiade, cinq cent dix ans avant l’ére vulgaire.
  40. A la fin de mars.
  41. Après le 27 février.
  42. Les Athéniens, tout attachés qu’ils passent l’être à la démocratie, étaient paresseux à se rendre aux assemblées. Ainsi, quoique la république ne comptât pas moins de vingt mille citoyens, Thucydide nous apprend qu’on ne les avait jamais vus se rassembler au nombre de cinq mille. Cette indolence des Athéniens favorisait les intrigans qu’on appelait démagogues ou meneurs du peuple.
  43. Le ban de l’ostracisme n’imprimait aucune tache. Cette sorte d’exil était infligée pour éloigner du territoire de la république les hommes qui, par l’éclat de leurs vertus ou de leurs talens, pouvaient nuire à l’égalité démocratique, et prendre sur leurs concitoyens une supériorité dangereuse. Quand le méprisable Hyperbolus eut été frappé de l’ostracisme, l’ostracisme lui-même fut avili, et tomba des lors en désuétude.
  44. Commencement de mars.
  45. Au commencement d’avril.
  46. Le temple de Castor et Pollux, qu’on appelait Anacês, anakès.
  47. Un peu plus de deux lieues.
  48. Pnyce, endroit voisin de la citadelle. Après tous les embellissement d’Athènes, le Pnyce conserva son antique simplicité.
  49. Avant le 24 juin.
  50. Il y avait mille nomothètes. Ils étaient tirés au sort entre ceux qui avaient rempli les fonctions d’héliastes ou juges. Quoique le mot nomothète semble devoir signifier législateur, il faut l’entendre dans le sens d’examinateur des lois ; car il ne pouvait se faire de lois que par l’approbation du sénat et la confirmation du peuple. Les nomothètes examinaient les lois anciennes, et s’ils en trouvaient d’inutiles ou de nuisibles, ils travaillaient à la faire abroger par un plébiscite. (Archœol. Græca Potteri, liv. i, chap. xiii.)
  51. Vingt-unième année de la guerre du Péloponnèse, seconde année de la quatre-vingt-douzième Olympiade, quatre cent onze ans avant l’ère vulgaire.
  52. Les Athéniens avaient des archers de Scythie, qui savaient fort mal la langue grecque. Leur ignorance était utile aux desseins d’Aristarque. Il n’aurait pu compter sur des troupes qui auraient connu les affaires d’Athènes et qui auraient pénétré ses intentions.
  53. Commencement de juillet.
  54. Il faut traduire, comme je l’ai fait. si l’on suppose avec plusieurs savans, appuyés par Docker, qu’il y avait une monnaie de Chio appelée tessaracosté, peut-être parce qu’elle faisait la quarantième partie d’une autre monnaie qui nous est inconnue. Mais si l’on ne veut pas se rendre aux raisons de Ducker, qui me paraissent avoir beaucoup de force, et qu’on aime mieux suivre Spanheim et Abresch, il faudra traduire quarante-trois drachmes du pays.
  55. Peut-être le 8 juillet.
  56. Peut-être le 9 juillet.
  57. Au milieu de juillet.
  58. Cynossème, le monument ou sépulcre du chien.
  59. Vers le 18 juillet.