Œuvres complètes de Tertullien/Genoud, 1852/Aux Martyrs
Œuvres complètes de Tertullien, Louis Vivès, , Tome 2 (p. 449-456).
I. Bienheureux martyrs désignés, pendant que l’Église, notre mère et notre maîtresse, vous nourrit du lait de sa charité, et que le généreux désintéressement de vos frères apporte dans votre prison de quoi soutenir la vie du corps, permettez-moi aussi de contribuer pour ma part à la nourriture de votre âme. Vous le savez, engraisser la chair et laisser jeûner l’esprit, ne sert à rien. Il y a mieux : si l’on soigne ce qui est faible, à plus forte raison ne faut-il pas négliger ce qui est plus faible encore. Mais qui suis-je pour oser vous encourager ? Toutefois, les gladiateurs les plus consommés dans leur art permettent non-seulement aux maîtres de la science et à leurs chefs, mais encore aux ignorants et aux inhabiles, de leur adresser des exhortations. Le peuple lui-même les anime de loin, et quelquefois utilement.
Je vous recommanderai avant tout, bienheureux confesseurs, de ne pas « contrister l’Esprit saint » qui est entré avec vous dans la prison. S’il n’y était pas entré avec vous, certainement vous n’y seriez pas enfermés aujourd’hui. Travaillez donc à ce qu’il demeure toujours avec vous, afin que de là il vous conduise au Seigneur. La prison est la forteresse où le démon enferme sa famille. Mais pour vous, vous n’avez franchi ces portes que pour fouler aux pieds l’ennemi jusqu’au centre de son empire, et y achever un triomphe commence ailleurs. Qu’il ne puisse donc pas dire : Ils sont chez moi ; je les tenterai par de basses animosités, par de lâches affections, par des rivalités jalouses. Non ; qu’il fuie à votre aspect ; qu’il aille se cacher au fond de son repaire, honteux et rampant, comme un de ces reptiles que l’on chasse par des paroles ou des flammes magiques. Qu’il ne soit point assez heureux pour vous commettre l’un avec l’autre jusque dans son domaine ; mais qu’il vous trouve toujours prêts et armés de concorde. Car votre paix à vous, c’est sa plus cruelle guerre ; paix, au reste, si précieuse, que les infortunés qui l’ont perdue dans l’Église, vont d’ordinaire la demander aux martyrs dans leurs cachots. Raison de plus pour la garder parmi vous, pour la maintenir avec persévérance, afin qu’il vous soit possible de la distribuer aux autres.
II. Quant aux souvenirs et aux embarras du monde, ils ont dû s’arrêter sur le seuil de votre prison, ainsi que vos proches eux-mêmes. Depuis ce moment vous êtes séparés du monde ; ou plutôt, si vous voulez vous rappeler que le monde est une vaste prison, vous comprendrez qu’au lieu, d’entrer dans une prison, vous en êtes sortis véritablement. Le monde est mille fois plus ténébreux que vos cachots : ses ténèbres aveuglent les cœurs. Le monde a des liens plus terribles ; ses liens enchaînent les âmes. Le monde respire des miasmes plus empoisonnés ; ce sont les passions des hommes. Le monde renferme ulus de coupables : j’allais dire le genre humain tout entier. Là ce n’est pas le proconsul, c’est Dieu qui condamne. Concluez-en donc, bienheureux confesseurs, que vous avez échangé une prison contre un asile inviolable. Vous habitez un séjour ténébreux, mais « vous êtes la lumière. » Des liens vous enchaînent, mais vous êtes libres pour Dieu. Vous respirez un air infect, mais vous êtes vous-mêmes « un parfum de suavité. » Vous attendez la sentence du juge, mais « vous jugerez vous-mêmes les juges de la terre. » Qu’il s’abandonne aux larmes, celui qui soupire après les délices du siècle ! Un Chrétien a renoncé au siècle, alors même qu’il jouissait de la liberté ; jusque dans les fers, il renonce à ses fers. Qu’importé le lieu où vous êles ici-bas, puisque vous êles hors du siècle ? Et si vous avez perdu quelques joies de la vie, bienheureux le négoce qui perd quelque chose pour gagner beaucoup !
Sans parler encore ici de la magnifique récompense à laquelle Dieu invile les martyrs, opposons la scène du monde au silence de vos cachots, et nous reconnaîtrons que l’esprit y gagne plus que la chair n’y saurait perdre. Ou, pour mieux dire, le corps n’y perd rien, puisqu’il trouve ce qui lui est nécessaire dans la vigilance de l’Église et les agapes des fidèles, en même temps que l’ame y trouve tous les aliments spirituels propres à nourrir la foi. Là du moins vous n’apercevez point les dieux étrangers ; vous ne rencontrez point leurs images ; vous ne vous trouvez point mêlés avec leurs sacrilèges adorateurs ; vous n’êtes point révoltés par mille parfums impies ; vous n’êtes point importunés par les clameurs insensées des spectacles, par l’aspect des scènes sanguinaires ou impudiques qui s’y passent ; vos yeux ne tombent pas sur les repaires de la prostitution publique. Vous êtes à l’abri des scandales, des épreuves, des souvenirs mauvais et de la tentation elle-même. Ce que le désert donnait jadis aux prophètes, la prison le donne au Chrétien, Le Seigneur lui-même cherchait souvent la solitude pour y prier plus librement loin, du monde ; c’est dans la solitude qu’il manifesta sa gloire à ses disciples. Changez le nom : votre cachot n’est plus qu’une retraite, où malgré les murs qui enferment le corps, malgré les liens qui retiennent la chair, tout est ouvert à l’esprit, qui circule librement et se répand au dehors sans le moindre obstacle, non plus sous les épais ombrages, non plus sous les longs portiques, mais à travers les avenues qui conduisent au ciel. Toutes les fois qu’on les parcourt en esprit, on n’est plus captif. Le pied sent-il le poids des chaînes quand l’âme est dans le ciel ? Non ; l’âme emporte avec elle l’homme tout entier, et le transporte dans une région sans limite. « Là où sera ton cœur, là aussi sera ton trésor. » Que notre cœur soit donc toujours là où nous voulons avoir notre trésor.
III. Toutefois que la prison, bienheureux confesseurs, soit un séjour incommode aux Chrétiens eux-mêmes, je vous l’accorde. Mais ne nous sommes-nous pas enrôlés dans la milice du Dieu vivant, le jour où nous avons répondu aux paroles du sacrement ? Quel soldat s’attendit jamais à trouver sous les armes de quoi contenter sa délicatesse ? Ce n’est point d’un lit de repos qu’il s’élance au combat, mais d’une tente étroite, où la dureté de la terre, l’inclémence des éléments et une nourriture grossière l’ont préparé à la fatigue. Que dis-je ? la paix elle-même n’est pour lui qu’un dur et laborieux apprentissage de la guerre ; il a fait de longues marches sous les armes ; il a franchi la plaine au pas de course ; il a creusé des retranchements ; il a formé la tortue. Rien qui ne s’achète au prix de la sueur, afin de tenir en haleine les corps et les courages : il faut passer incessamment de l’ombre au soleil, du soleil à un ciel couvert, de la tunique à la cuirasse, du silence au cri de guerre, du repos à l’agitation. Par conséquent, bienheureux confesseurs, quelque dures que soient ces épreuves, regardez-les comme un exercice où se retrempent les forces de l’âme et du corps. Oui, vous allez soutenir le généreux combat où vous aurez pour juge le Dieu vivant, pour héraut l’Esprit saint, pour couronne l’éternité, pour trophée la vie de la substance angélique, et la gloire dans les siècles des siècles. Voilà pourquoi le Christ, votre divin maître, qui vous a introduits dans la îice après vous avoir marqués des onctions de son Esprit saint, a voulu vous séparer du monde avant le jour du combat et vous soumettre à ces laborieux exercices, afin de fortifier votre courage. Voyez en effet les athlètes ! On les ploie au joug d’une discipline sévère, afin qu’ils bâtissent l’édifice de leur corps ; on les tient éloignés des plaisirs, des aliments recherchés, des boissons délicieuses ; on les gêne, on les fatigue, on les torture. Plus ils se sont endurcis à ce régime, plus ils comptent sur la victoire. Et pourquoi tant de peine ? « Pour acquérir, dit l’Apôtre, une couronne corruptible. » Pour nous, qui en attendons une incorruptible, regardons le cachot comme un gymnase où, éprouvés de mille manières différentes, nous devons arriver avec gloire devant le tribunal de Dieu, parce que, si la vertu s’entretient par le travail, elle se perd par la mollesse.
IV. « La chair est faible et l’esprit est prompt ; » le précepte du Seigneur nous l’apprend. Gardons-nous donc de nous flatter, puisque la chair est faible, de l’aveu même du Seigneur. Mais en nous déclarant aussi que « l’esprit est prompt, » il a voulu nous montrer lequel des deux doit être soumis à l’autre, c’est-à-dire, que la chair doit obéir à l’esprit, le plus faible au plus fort, afin que la faiblesse de l’une se fortifie de la vigueur de l’autre. Ainsi donc que l’esprit s’entretienne avec la chair pour leur salut commun, non plus des privations de leur cachot, mais du combat qui va se livrer. Sans doute la chair appréhendera le glaive pesant, la croix qui lui ouvre ses bras, la rage des bêtes féroces, les flammes si cruelles d’un bûcher, et tout ce que l’ingénieuse barbarie des bourreaux peut inventer de supplices. Mais l’esprit, venant au secours de ses défaillances, lui représente que ces tortures, quelque cruelles qu’elles soient, ont été souffertes, que dis-je ? ont été recherchées volontairement, dans l’intérêt d’une vaine gloire ou d’une renommée éphémère, non-seulement par des hommes, mais même par des femmes, afin de vous apprendre par là, servantes de Jésus-Christ, à vous montrer dignes de votre sexe.
Il serait trop long de citer ici tous ceux qui, entraînés par leur courage, se percèrent de leur épée. Parmi les femmes, la première que je rencontre, c’est Lucrèce, qui pour venger l’outrage qu’a subi sa pudeur, se poignarde en présence de tous ses proches, et s’immole à la gloire de la chasteté conjugale. Un Mutius Scévola brûle sa main sur un autel, afin que la postérité célèbre sa grandeur d’âme. Les philosophes n’ont pas fait moins. Heraclite se brûle après s’être enveloppé d’un immonde fumier ; Empédocle s’élance dans le gouffre embrasé de l’Etna. N’a-t-on pas vu tout récemment Pérégrinus finir volontairement ses jours sur un bûcher ? Mais voilà qu’un sexe timide affronte les flammes ; Didon, pour n’être pas contrainte de subir de secondes noces après un époux tendrement aimé ; l’épouse d’Asdrubal, qui, à l’aspect de son mari implorant la clémence de Scipion sur les ruines fumantes de sa patrie, se précipite avec ses enfants dans l’incendie de Carthage. Régulus, général romain, ayant été fait prisonnier par les Carthaginois, plutôt que de renvoyer à Carthage une multitude de captifs en échange d’un seul Romain, se remet lui-même au pouvoir de l’ennemi, et se laisse enfermer dans une cage étroite et armée d’aiguillons, où il souffre autant de morts qu’il est percé de fois. Enfin, la femme elle-même se joue avec les aspics et les serpents, mille fois plus redoutables que les ours et les lions. Cleopâtre ne livre-t-elle pas son bras aux reptiles, pour ne pas tomber vivante aux mains de son ennemi ?
— C’est moins la mort que les tortures qui m’épouvantent, répondez-vous.
— Dites ; a-t-elle cédé au bourreau, la courtisane d’Athènes, qui, plutôt que de révéler le nom des complices, broya sa langue sous ses dents et la cracha au visage du tyran qui essayait par les supplices de lui arracher son secret, afin de lui apprendre par là qu’il aurait beau prolonger les tortures, il n’y gagnerait pas davantage ? Qui ne connaît pas lu flagellation qui se pratique aujourd’hui encore à Lacédémone avec une grande solennité ? La, dans un sacrifice, au pied de l’autel, des jeunes gens de distinction sont battus de verges en présence de leurs parents et de leurs proches, qui les encouragent à persévérer jusqu’à la fin. Le triomphe le plus glorieux, c’est que l’aine succombe à la flagellation avant le corps. Si donc la gloire terrestre peut inspirer à l’âme et au corps assez de vigueur pour mépriser le glaive, la croix, les bêtes féroces, les tortures, afin de recueillir quelques louanges humaines, avouons-le, « les souffrances de la vie présente sont peu de choses en comparaison de la gloire céleste et des récompenses divines. » Si l’on poursuit avec tant d’ardeur le verre, que sera-ce des perles ! Qui refuserait de faire autant pour la réalité que les autres pour des chimères ?
V. Mais je passe ici sous silence la gloire mondaine. Ne voit-on pas aujourd’hui des hommes fouler aux pieds avec un misérable orgueil, et par je ne sais quelle maladie de l’âme, toutes les privations et toutes les cruautés de la lutte ? Que d’oisifs une brutale démence pousse au métier de gladiateur ! N’est-ce pas la vaine gloire qui les expose à la dent des bêtes féroces ? d’autant plus beaux, ce leur semble, qu’ils sont sillonnés de morsures et de cicatrices. Les uns se sont engagés à parcourir un certain espace sous une tunique enflammée, les autres marchent avec une fermeté stoïque sous les coups qui pleuvent sur leurs patientes épaules. Ce n’est pas en vain, bienheureux confesseurs, que Dieu a permis ces exemples dans le monde ; c’est pour nous encourager aujourd’hui et nous confondre au dernier jour. Malheur à nous, si nous craignons de souffrir pour la vérité et le salut ; les maux que d’autres recherchent pour la vanité et la perdition !
VI. Mais laissons ces prodiges de constance qu’enfante une misérable ambition ! Considérons seulement la condition de la nature humaine ; elle nous apprendra certainement à supporter courageusement des maux qui arrivent le plus souvent malgré nous. Combien de victimes consumées vivantes par l’incendie ! combien d’hommes dévorés par les bêtes féroces, au fond des forêts, ou jusqu’au milieu de nos cités, par celles qui s’échappent de leurs barrières ! Combien qui ont succombé sous le poignard des brigands ! combien qui ont été attachés à une croix par leurs ennemis, torturés d’abord et ensuite abreuvés d’outrages ! Pas un qui, tous les jours, hésite à souffrir pour un homme ce qu’il ne veut pas souffrir pour l’amour de Dieu ! Le temps présent le proclame assez haut. Que de personnages de la plus haute distinction périssent d’une manière qui ne répond ni à leur naissance, ni à leur dignité, ni à leur âge, ni à leur beauté ; et cela pour qui ? pour un homme ; par ses mains, s’ils l’ont trahi ; par la main de ses ennemis, s’ils lui sont restés fidèles !
- ↑ On donnait, dans la primitive Église, le nom de martyrs, non-seulement à ceux qui avaient péri dans les supplices pour la foi, mais encore à ceux qui avaient persévéré dans leur confession.