Œuvres complètes de Saint-Just/Tome 1/XII. Discours sur la division constitutionnelle du territoire

Discours sur la division constitutionnelle du territoire, Texte établi par Charles Vellay, Eugène Fasquelle, éditeur (L’Élite de la Révolution)Tome premier (p. 455-459).


XII

DISCOURS SUR LA DIVISION CONSTITUTIONNELLE
DU TERRITOIRE


Ce discours, relatif au projet de constitution, fut prononcé par Saint-Just, à la tribune de la Convention, le 15 mai 1793 :

Avant de traiter d’une division propre à la France, je dois établir les principes ; les conséquences s’établiront ensuite d’elles-mêmes.

La division d’une monarchie est dans son territoire ; le domaine y est la propriété du chef ; les fractions du domaine, soumises à des gouverneurs, sont les points d’appui de son autorité ; elles isolent le peuple de lui-même ; chaque province a son esprit particulier, et n’est liée aux autres provinces que par la puissance du maître.

Dans la République, au contraire, la division est dans les tribus ; et les mesures du territoire ne sont autre chose que la division du peuple.

Lors donc qu’on vous a proposé de diviser le territoire, il me semble qu’on ne s’est point assez arrêté à cette idée, que les mesures du territoire, pour fixer les juridictions, ne devaient point être confondues avec la division de la France, ou de la République proprement dite.

Si la division est attachée au territoire, le peuple est divisé, la force du gouvernement se concentre, et le souverain épars se rapproche difficilement; si la division est attachée au peuple, ou par tribus, ou par communes, cette division, n'ayant pour objet que l'exercice des suffrages ou de la volonté générale, le souverain se forme alors, il se comprime, et la République véritablement existe.

Les États-Unis d'Amérique, qui n'ont point établi cette distinction, n'ont pas reconnu non plus, par une suite nécessaire, que l'unité de la République était dans la division du peuple, dans l'unité de la représentation nationale, dans le libre exercice de la volonté générale.

Cet État confédéré n'est point en effet une République; aussi, les législateurs du Nouveau-Monde ont-ils laissé, dans leur ouvrage, un principe de dissolution. Un jour (et puisse cette époque être éloignée) un État s'armera contre l'autre, on verra se diviser les représentants, et l'Amérique finira par la confédération de la Grèce.

Lorsqu'on propose de diviser le territoire, on semble nous placer dans cette nécessité de ne pouvoir parler des principes de la division d'une République sans sortir du sujet.

Vous aviez désiré, pour jeter plus de lumières sur la discussion, qu'on vous proposât des questions; on ne vous a proposé qu'une série de matières, et les questions restent à poser.

Il semble que si la nature du gouvernement eût été d'abord déterminée, la nature du gouvernement eût aussi déterminé la nature de la division. Nous faisons le cadre avant le tableau, en commençant par la division.

Mais comme cette question a été décidée, je me borne à traiter de la division seule.

La plupart, ce me semble, se sont accordés à maintenir les mesures du territoire français en quatre-vingt-cinq départements. Cette division de la monarchie était dans le territoire; la Constitution républicaine la doit attacher à la population, en sorte que ce ne soit point le sol qui forme un département, mais que ce département s'entende de la portion du peuple qui l'habite.

Si cette partie du peuple essayait de se dissoudre du reste de la nation et d’en séparer son territoire, le souverain interviendrait alors pour maintenir l’intégrité du domaine, et la République, par la Constitution, serait vraiment indivisible.

Mais si chaque département s’entend d’une portion du territoire, la souveraineté en est demeurée à la portion du peuple qui l’habite, et le droit de cité du peuple en corps n’étant point consacré, la République peut être renversée par le moindre choc.

C’est en vertu de ce droit de cité du peuple en corps que le reste de la République marche aujourd’hui dans la Vendée, et que le souverain maintient son domaine contre l’usurpation et l’indépendance d’une portion de lui-même.

Tout autre lien entre les membres d’une même société est oppressif ; si ce n’est point le souverain qui maintient le domaine, alors une illusion terrible est laissée au gouvernement ; car, si la garantie de l’indivisibilité du domaine lui est confiée, le gouvernement est le souverain lui-même ; le peuple n’est rien, la République est un songe.

Je regarde donc la division des départements comme une division de quatre-vingt-cinq tribus dans la population, et non comme une division du territoire en quatre-vingt-cinq parties.

La Constitution doit être dépositaire de ces principes. Cette première division du peuple garantit l’indivisibilité du territoire, et repousse déjà le fédéralisme ; mais vous déciderez, un jour, si l’unité de la République et du souverain ne dépend point essentiellement de l’unité des suffrages. Cette idée n’appartient point à ce qui fait l’objet de la discussion présente ; je la rappelle seulement.

Une République, une et indivisible, est dans la nature même de la liberté, et ne peut durer qu’un moment, si elle repose sur une convention fragile entre les hommes.

Dans la monarchie, les mesures du territoire sont marquées essentiellement par des autorités' ; dans la République, la division n’appartient qu’aux suffrages.

Ainsi, si la représentation nationale est confédérée parmi nous, chaque département sera marqué par sa représentation ; si la représentation nationale est une et recensée en commun, chaque département, ou chaque subdivision de département, sera marqué par les suffrages donnés pour le choix des magistrats, et jamais la division ne devra être rapportée à l’autorité.

Ordinairement, lorsqu’on parle de l’administration ou du tribunal de tel ou tel département, on se représente telle ou telle partie du peuple soumise aux autorités ; cela était bon autrefois parmi les esclaves, mais aujourd’hui, dans la République, les citoyens d’un département et leurs suffrages doivent y tenir le premier rang.

Les administrations de département doivent être supprimées pour y affaiblir le goût de l’indépendance. Si on les divisait trop, on multiplierait les juridictions ; elles seraient trop faibles à leur tour, et le gouvernement serait lent et pénible.

C’est pourquoi il me semble que chaque département, divisé en trois arrondissements, offre le milieu le plus sage entre la violence et l’inertie des administrations.

Je pense donc que la population doit être divisée en communes de six à huit cents votants.

Tels sont les principes de la division du peuple dans la République. Vous avez un grand intérêt à rechercher soigneusement tout ce qui constitue la liberté. Vous avez promis une Constitution libre au peuple français ; vous annoncez la République au monde ; votre ouvrage périrait bientôt, si les fondements n’en étaient point solides.

Ah ! puisse un jour l’Europe, éclairée par votre exemple et par vos lois, être jalouse de notre liberté, autant qu’elle en fut ennemie ! Puisse-t-elle se repentir d’avoir outragé la nature, en répandant le sang d’un peuple qui fut le bienfaiteur de l’humanité !

Mais si, pour avoir négligé les principes de la liberté, votre édifice s’écroule, les droits de l’homme sont perdus, et vous devenez la fable du monde.

L’Assemblée constituante a vu périr la moitié de sa gloire avec son ouvrage, parce que cet ouvrage fut contre nature. Le vôtre peut périr aussi, si notre République repose sur des principes dénués de morale et de sanction.

J’avais parlé la première fois sans analyser les détails. Le premier article de la série adoptée, concernant la division du territoire, m’a fourni l’occasion de justifier ce que j’avais proposé sur la division de la France. Voici mes articles :

Art. 1er. — Le territoire est sous la garantie et la protection du souverain ; il est indivisible comme lui.

Art. 2. — La division de l’État n’est point dans le territoire ; cette division est dans la population. Elle est établie pour l’exercice des droits du peuple, pour l’exercice et l’unité du gouvernement.

Art. 3. — La division de la France en départements est maintenue ; chaque département a un chef-lieu central.

Art. 4. — La population de chaque département est divisée en trois arrondissements ; chaque arrondissement a un chef-lieu central.

Art. 5. — La population des villes et des campagnes que renferme un arrondissement est divisée en communes de six à huit cents votants ; chaque commune a un chef-lieu central.

Art. 6. — La souveraineté de la nation réside dans les communes.

Telle est la division que je propose ; elle est peu compliquée ; elle convient aux suffrages et aux juridictions. On pourra établir dans chaque commune un conseil des communautés qu’elle renferme, pour correspondre avec les directoires d’arrondissement.

Du reste, je n’ai cherché que la vérité ; j’invite mes collègues à combattre ou à épurer ces principes.