Œuvres complètes de Saint-Just/Tome 1/Introduction

Introduction, Texte établi par Charles Vellay, Eugène Fasquelle, éditeur (L’Élite de la Révolution)Tome premier (p. v-xxi).
Organt  ►

INTRODUCTION

Dans l’orage révolutionnaire, rien n’apparaît plus séduisant, plus mystérieux et plus grand que cette figure calme et douce, qui resplendit comme celle d’un dieu de marbre au-dessus de l’agitation des partis. Il semble que la Révolution ait condensé dans les lignes de ce visage tout ce que la vertu républicaine, tout ce que l’héroïsme jacobin avaient de plus sublime et de plus profond. L’enthousiasme tranquille et sûr, la noblesse du caractère, la sagesse et la prudence de l’esprit, et cette conscience de soi-même que donne une inflexible volonté, toute cette combinaison harmonieuse d’éléments divers s’était accomplie dans le cœur et dans le cerveau de ce jeune homme de vingt-cinq ans[1]. Le même charme surnaturel dont sa jeunesse et sa beauté enve- loppaient la Convention saisit et subjugue encore ceux qui entrent dans le rayonnement de cette grande figure. Ses historiens, Louis Blanc, Michelet, Lamartine, Ernest Hamel, ont ressenti tour à tour l’influence de cette perfection presque divine. Ceux-là même qui n’ont pris la plume que pour combattre et condamner son œuvre n’ont pu échapper, lorsqu’ils ont été sincères, à cette sorte de séduction, que constate précisément l’un d’eux, Edouard Fleury, en racontant l’élection de Saint-Just à la Convention : « Le nom de Saint-Just, dit-il, fut proclamé par le président de l’Assemblée au milieu des applaudissements enthousiastes de ses amis. Quand le jeune conventionnel apparut dans la salle, ce fut un concert d’acclamations auxquelles se joignirent même les électeurs qui tout à l’heure lui avaient refusé leurs voix. Sa tendre jeunesse, son grand air, l’intelligence froide qui rayonnait sur son front, sa confiance en lui-même, avaient triomphé des hostilités[2]. »

Plus encore que sa beauté physique, la beauté morale de Saint-Just domine et confond. Quand, dans sa vieillesse, on interrogeait sur son frère Mlle Louise de Saint-Just, devenue Mme Decaisne, elle répondait d’ordinaire par ces seuls mots : « Il était si beau ! » Et elle ajoutait : « Il était si bon ! » Cette bonté, dont le souvenir s’est ainsi transmis dans sa famille, chacun des actes de sa vie en est un témoignage éloquent. Sa sollicitude à l’égard de sa mère et de ses sœurs[3], son culte pour l’amitié, dont il rêvait de faire une des bases les plus fortes de ses institutions[4], son dévouement à la cause des humbles et l’apostolat populaire qu’il accomplissait dans les campagnes de Blérancourt[5], la sévérité que lui inspiraient l’injustice et la cruauté[6], tout manifestait chez lui une bonté et une douceur qui ne pouvaient être égalées que par son amour de la justice et de la vertu. Si, au lendemain du 9 thermidor, quelques-uns de ceux qu’il avait protégés et aimés, tels Daubigny, Pichegru, Lejeune, se rangèrent parmi ses ennemis et bafouèrent avec eux la mémoire de leur bienfaiteur, d’autres, du moins, lui demeurèrent fidèles jusqu’à en mourir, donnant ainsi, comme lui-même, un sublime exemple d’amitié et de dévouement. Thuillier, l’ami et le secrétaire de Saint-Just, mourut de douleur dans la prison où il avait été jeté ; son compagnon de captivité, Gatteaux, laissa ces pages déchirantes, qu’il faut citer tout entières :

« … 9 thermidor an III.

« J’étais dans un cachot obscur avec le malheureux T…, l’ami, le compagnon de Saint-ust, et qui, depuis la mort de celui auquel il avait uni ses destinées, traînait sa vie captive dans la douleur et dans les larmes.

« T… est mandé devant deux membres des comités. On veut l’interroger, on veut lui arracher des aveux atroces et de làches mensonges qui puissent flétrir la mémoire de son ami. Mais lui, s’adressant avec courage à ceux qui venaient de proscrire leurs collègues et de sacrifier leur patrie : « Vous avez beau, leur dit-il, vouloir me flatter ou me menacer, la crainte ni l’espérance ne changeront point mon cœur, et je ne trahirai point l’amitié ni la vérité ; mais je vivrai pour les venger. »

« On le retient au comité sous prétexte de l’interroger encore.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« De retour dans son cachot, il meurt en proie aux plus horribles tourmens.

« J’avais été le témoin de sa douloureuse agonie, et j’attendis quelque temps en silence pour savoir quel serait mon sort. Mais enfin, las de la vie et spectateur forcé de tous les crimes qui pesaient sur mon pays, je résolus d’obtenir un terme à mes souffrances. J’écrivis au gouvernement, qu’une loi ordonnait de mettre en liberté ou en jugement les détenus ; qu’une autre les autorisait à réclamer les motifs de leur arrestation ; et je demandai qu’on me fit jouir du bienfait de ces lois. Peu de jours après, je reçus un écrit où il n’y avait que ces mots : Ami du conspirateur Saint-Just.

« Tel est donc mon crime ! m’écriai-je. Eh bien ! tyrans, vous croyez me réduire à descendre à une justification, vous espérez que je serai capable de désavouer un homme que j’aimais. Mais il est des lignes qui seront immortelles ; je les confie à des mains sûres. Elles vengeront mon ami, elles me vengeront moi-même, elles vous accuseront dans l’avenir, et vous serez flétris, et je serai estimé.

« Trop obscur pour m’enorgueillir de moi, je paraîtrai avec gloire à côté de celui dont j’aurai défendu l’innocence, et que j’aurai avoué pour mon ami, quand tout l’abandonnait sur la terre. Ces lignes, je vous les adresse à vous-mêmes, tyrans. Je veux que vous les connaissiez et qu’elles fassent votre supplice, car vous frémirez de rage en les lisant, et le courage et la vertu d’un homme libre feront pâlir les oppresseurs de mon pays.

« La Révolution, qui marche avec des pieds de feu, vous atteindra dans sa course dévorante, et vous serez frappés comme ceux dont vous insultez aujourd’hui les cadavres. Mais ils seront absous au tribunal des siècles ; ils triompheront dans la postérité, tandis que vous serez ignominieusement traînés à la voirie.

« Oui, je rougis d’être membre d’une cité qui souffre un gouvernement tel que le vôtre, en divorce avec la justice, la vertu et la nature. Mais je me glorifie d’être dans vos bastilles et de grosssir le nombre de vos victimes.

« Qui êtes-vous, vous qui déclarez la guerre à l’amitié, qui érigez en crime les affections les plus légitimes et les passions les plus généreuses ? Ah ! tous les hommes de bien qui n’ont pas de poignards à opposer à vos forfaits, doivent périr, plutôt que d’avoir les yeux souillés par votre insolent triomphe, et vous dire comme Thraséas à Néron : Puisque la mort est une dette, il vaut mieux payer en homme libre que de chicaner inutilement en esclave.

« Je fus l’ami du conspirateur Saint-Just. Voilà done mon acte d’accusation, mon brevet de mort, et le titre glorieux qui m’a mérité une place sur vos échafauds. Oui, je fus l’ami de Saint-Just. Mais Saint-Just ne fut point un conspirateur ; et, s’il l’avait été, il serait puissant encore et vous n’existeriez plus. Ah ! son crime, s’il en a commis, c’est de n’avoir pas formé une conjuration sainte contre ceux qui conjuraient la ruine de la liberté.

« Ô mon ami ! à l’instant où le malheur t’accablait, je n’ai consenti à conserver la vie que pour plaider un jour les intérêts de ta gloire, et pour détruire les calomnies qui sont comme les morsures des vautours acharnés sur ton cadavre. Je me suis rappelé Blossius de Cumes, qui avoue hautement devant le sénat romain son amitié pour Tibérius Gracchus, que le sénat romain vient d’assassiner. Et moi aussi, je suis digne d’offrir au monde un pareil exemple.

« Cher Saint-Just, si je dois échapper aux proscriptions qui ensanglantent ma patrie, je pourrai dérouler un jour ta vie entière aux yeux de la France et de la postérité, qui fixeront des regards attendris sur la tombe d’un jeune républicain immolé par les factions. Je forcerai à l’admiration ceux mêmes qui t’auront méconnu, et au silence et à l’opprobre tes calomniateurs et les assassins.

« Je dirai quel fut ton courage à lutter contre les abus, avant l’époque même où on put croire qu’il était permis d’être impunément vertueux. Je te suivrai au sortir de l’enfance, dans ces méditations profondes qui t’occupaient tout entier sur la science du gouvernement, les droits des peuples, et dans ces élans sublimes de l’horreur de la tyrannie qui dévorait ton âme et l’embrasait d’un enthousiasme plus qu’humain. Je dirai quel était ton zèle à défendre les opprimés et les malheureux, quand tu faisais à pied, dans les saisons les plus rigoureuses, des marches pénibles et forcées, pour aller leur prodiguer tes soins, ton éloquence, ta fortune et ta vie. Je dirai quelles furent tes mœurs austères, et je révélerai les secrets de ta conduite privée, en laissant à l’histoire à faire connaître la conduite publique et tes actions dans le gouvernement, les discours comme législateur, et tes missions immortelles près de nos armées.

« Ô journée de Fleurus ! tu dois associer tes lauriers, que rien ne pourra flétrir, aux funèbres cyprès qui ombragent la tombe de mon ami. Et vous, Pichegru, Jourdan, les compagnons de ses exploits et de sa gloire, vous lui rendrez justice. Vous êtes guerriers, vous devez être francs. La bonne foi fut de tout temps la vertu des héros. Vous direz ce que doit la patrie à ses vertus et à son courage. Vous ne trahirez point la vérité, vous ne servirez point l’envie ; car, un jour, vous seriez victimes du forfait dont vous auriez été complices. Vous direz ce qu’il a fait contre les traîtres, et comment il a déployé avec une sévérité nécessaire l’autorité nationale ; comment il a donné l’exemple de la frugalité et de la bravoure aux soldats, de l’activité et de la prudence aux généraux, de l’humanité et de l’égalité à tous ceux qui l’approchaient.

« Tyran de ses propres passions, il les avait toutes subjuguées pour ne connaître que l’amour de la patrie. Il était doux par caractère, généreux, sensible, humain, reconnaissant. Les femmes, les enfans, les vieillards, les infirmes, les soldats avaient son respect et son affection ; et ces sentimens battaient si fort dans son cœur, qu’il était toujours attendri à la vue de ces objets si intéressans par eux-mêmes.

« Que de larmes je lui ai vu répandre sur la violence du gouvernement révolutionnaire et sur la prolongation d’un régime affreux, qu’il n’aspirait qu’à tempérer par des institutions douces, bienfaisantes et républicaines ! Mais il sentait qu’il fallait détendre et non pas briser les cordes de l’arc. Il voulait régénérer les mœurs publiques, et rendre tous les cours à la vertu et à la nature.

« Il était pénétré de la corruption des hommes, et voulait en détruire le germe par une éducation sévère et des institutions fortes. — « Aujourd’hui, me disait-il, on ne peut proposer une loi rigoureuse et salutaire, que l’intrigue, le crime, la fureur ne s’en emparent et ne s’en fassent un instrument de mort, au gré des caprices et des passions. »

« J’ai été témoin de son indignation à la lecture de la loi du 22 prairial, dans le jardin du quartier-général de Marchiennes, au pont devant Charleroy. Mais, je dois le dire, il ne parlait qu’avec enthousiasme des talens et de l’austérité de Robespierre, et il lui rendait une espèce de culte.

« Il soupirait après le terme de la Révolution pour se livrer à ses méditations ordinaires, contempler la nature, et jouir du repos de la vie privée dans un asile champètre, avec une personne que le ciel semblait lui avoir destinée pour compagne, et dont il s’était plu lui-même à former l’esprit et le cœur, loin des regards empoisonnés des habitans des villes.

« C’est une atroce calomnie de l’avoir supposé méchant. La vengeance ni la haine n’ont jamais entré dans son âme. J’en appelle à vous, citoyens de Blérancourt, sous les yeux desquels son génie et ses vertus se sont développés. Il en est parmi vous dont les liaisons, les habitudes et les passions avaient corrompu les opinions politiques, et qui avez outragé, calomnié, persécuté Saint-Just, parce qu’il marchait dans une route contraire à celle où vous étiez jetés.

« Cependant, après qu’il fut devenu membre du gouvernement, quand vous vous êtes vus traduits au tribunal révolutionnaire pour des faits ou des discours inciviques, vous n’avez pas craint d’invoquer son témoignage ; et, par ses soins et ses efforts, vous êtes rentrés dans vos foyers, et vous avez joui des embrassemens de vos proches qui n’espéraient plus vous revoir. — « Ils ont été mes ennemis, disait-il en parlant de vous ; je leur dois tout mon zèle et mon appui, pourvu que l’intérèt public ou l’inflexible probité n’exigent pas le sacrifice de leur liberté ou de leur vie. » — Et il réussit à vous sauver.

« Autant il était liant et sociable dans les affaires privées, autant il était quelquefois irascible, sévère et inexorable quand il s’agissait de la patrie. Alors il devenait un lion, n’écoutant plus rien, brisant toutes les digues, foulant aux pieds toutes les considérations ; et son austérité imprimait la crainte à ses amis et lui donnait un air sombre et farouche, et des manières despotiques et terribles, qui le forçaient ensuite à réfléchir lui-même avec effroi sur les immenses dangers de l’exercice du pouvoir absolu, quand il est confié à des hommes dont la tête n’est pas aussi bien organisée que le cœur est pur…

« Tel était l’homme qui, à peine âgé de vingt-sept ans, a été nioissonné par une révolution à laquelle il avait consacré son existence, et qui a laissé de longs regrets à la patrie et à l’amitié[7]. »

Ces pages de Gatteaux montrent quel enthousiasme, quelle foi, Saint-Just avait su faire naître dans l’âme de ses amis. Entouré de tels dévouements, comment eût-il douté de l’amitié ? Comment n’en eut-il point fait le ressort le plus puissant du monde social qu’il voulait construire ? Sa conception d’un âge nouveau était faite tout entière de paix, d’amitié et de vertu. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire ces fragments d’Institutions, qui nous restent comme les lambeaux déchirés de son cœur. L’action révolutionnaire, à ses yeux, n’était qu’un moyen et qu’un passage, et rien ne serait plus contraire à la vérité que d’y rechercher les principes de son idéal politique. Il était impatient de voir la période nécessaire et terrible des luttes intérieures et extérieures faire place à la période féconde des institutions fraternelles et durables. Mais, du moins, dans ce duel formidable où tout le passé dressait contre lui sa masse inerte, il déploya le plus prodigieux exemple de volonté et d’héroïsme que l’histoire moderne ait connu. Cette volonté froide, indomptable, sûre d’elle-même, l’animait et le dévorait comme un feu silencieux. Du jour où il comprit la Révolution, il la voulut, et du jour où il la voulut, aucun obstacle ne pouvait plus l’arrêter. À Blérancourt, le 15 mai 1790, la main plongée dans la flamme qui consumait des libelles contre-révolutionnaires, il jura de mourir pour la patrie. Ce serment ouvre et explique toute sa vie politique, qui ne fut, pendant quatre années, qu’un acte ininterrompu de volonté.

Il fut un héros, dans ce que ce terme a de plus simple et de plus pur, c’est-à-dire un homme au-dessus des hommes, un homme qui touche aux dieux. À Strasbourg, il se trouve en présence d’une armée dispersée, sans cohésion, sans discipline, sans confiance. Sa première proclamation débute ainsi : « Nous arrivons et nous jurons, au nom de l’armée, que l’ennemi sera vaincu… » Et il lui suffit d’avoir voulu en quelques jours, l’immense corps décomposé ressuscite, revit, devient invincible. Lui, inébranlable, poursuit son œuvre. Il se mêle à la bataille « Ceint de l’écharpe du représentant, il charge à la tête des escadrons républicains, et se jette dans la mêlée, au milieu de la mitraille et de l’arme blanche, avec l’insouciance et la fougue d’un jeune hussard[8]. » À Landau, il est à la tête d’une colonne chargée d’enlever une redoute, et, après l’action, les grenadiers lui disent : « Nous sommes contents de toi, citoyen représentant ; ton plumet n’a pas remué un seul brin, nous avions l’œil sur toi ; tu es un bon b…[9] » Cet héroïsme n’a rien de tumultueux, rien d’affecté. Il n’est que la conséquence de cette idée très simple que la volonté peut tout dompter. « Quand Saint-Just et moi, explique Baudot, nous mettions le feu aux batteries de Wissembourg, on nous en savait beaucoup de gré ; eh bien, nous n’y avions aucun mérite ; nous savions parfaitement que les boulets ne pouvaient rien sur nous. » De Saint-Just plus que de tout autre, on peut dire qu’il commanda à la victoire. Ici, ce n’est plus une image des ordres précis décrétèrent et forcèrent la victoire. On ne sait plus si l’on vit dans l’histoire ou dans l’irréel. Que pourrait-il encore envier aux dieux, ce calme jeune homme, sublime et beau, qui transforme le monde par la seul puissance de sa volonté ?

Il voit tout, il sait tout, il ordonne tout. Son activité ne connaît ni hésitation, ni fatigue. En même temps qu’il réorganise les armées, il dirige de loin les travaux du gouvernement[10] ; et si, au milieu de l’agitation des armes, il lui reste quelques instants de repos, il trace sur des feuilles éparses les premiers fragments de ses Institutions républicaines.

Ces institutions, c’est vers elles que va toute sa pensée, toute sa sollicitude. Il est effrayé du nombre toujours croissant des lois, qui ne remplacent point les Institutions. Peu de lois, beaucoup d’institutions telle est la base de l’État qu’il rêve. « Plus il y a d’institutions, dit-il, plus le peuple est libre[11]. » Et, le jour même de sa chute, ce qu’il voulait demander à la Convention, comme le remède absolu aux divisions intérieures, c’était la rédaction incessante de ces institutions « d’où résultent les garanties ». Il a écrit, dans ses fragments, une phrase qui montre quelle confiance il avait placée dans les institutions « C’est pourquoi l’homme qui a sincèrement réfléchi sur les causes de la décadence des empires, s’est convaincu que leur solidité n’est point dans leurs défenseurs, toujours enviés, toujours perdus, mais dans les institutions immortelles qui sont impassibles et à l’abri de la témérité des factions[12]. »

L’inflexibilité des principes révolutionnaires était chez lui la conséquence naturelle de sa vertu. Il enfermait la Révolution dans le cadre d’un plan social, qui eût réalisé la plus harmonieuse et la plus juste des Républiques. Bien qu’il eût déployé, dans la défense militaire de la patrie, un génie et un courage qui arrachaient des cris d’admiration à ses ennemis eux-mêmes, il redoutait les dangers que la force armée peut faire courir à la liberté. « Seul, il eût été assez fort pour faire trembler l’épée devant la loi », dit Michelet[13]. Rien, en effet, n’est plus vrai. « J’aime beaucoup qu’on nous annonce des victoires, disait-il dans son discours du 9 thermidor, mais je ne veux pas qu’elles deviennent des prétextes de vanité. » Une telle vanité prépare la route aux coups d’État. Saint-Just le comprenait mieux que personne, et sa sévérité à l’égard des généraux n’avait point d’autres motifs que d’abaisser impitoyablement le pouvoir militaire devant la loi civile. Il gardait le silence sur ses propres exploits, parce que les exploits militaires, même quand ils ont pour but de résister à l’invasion des tyrans, ne méritent point d’être exaltés.

Une telle vertu est trop pure et trop haute pour ne point dompter ceux qui l’approchent. Ceux qui la contemplèrent un jour en ont gardé dans les yeux et dans le cœur un éblouissement impérissable. Barère lui-même, le triste Barère, qui fut un des ouvriers les plus actifs du 9 thermidor, sentait, dans sa vieillesse, peser sur lui les ombres des justes. Il sanglotait en songeant à la mort de Robespierre, et il écrivait sur Saint-Just ces lignes qui sont la glorification de la victime et la condamnation des assassins :

« S’il eût vécu dans le temps des Républiques grecques, il aurait été Spartiate. Ses Fragments prouvent qu’il aurait choisi les institutions de Lycurgue ; il a eu le sort d’Agis et de Cléomène . « S’il fut né Romain, il eût fait des révolutions comme Marius, mais n’aurait jamais opprimé comme Sylla. Il exécrait la noblesse autant qu’il aimait le peuple.

« Sa manière de l’aimer ne convenait sans doute ni à son pays, ni à son siècle, ni à ses contemporains, puisqu’il a péri ; mais du moins il a laissé en France et au xviiie siècle une forte trace de talent, de caractère et de républicanisme.

« Son style était laconique, son caractère était austère ; ses mœurs politiques sévères : quel succès pouvait-il espérer ?

« Ce qui distingue l’esprit de Saint-Just est l’audace. C’est lui qui a dit le premier que le secret de la Révolution est dans le mot osez ; et il a osé

« C’est lui qui a dit que repos des révolutionnaires est dans la tombe, et il y est descendu à vingt-sept ans.

« Il avait beaucoup lu Tacite et Montesquieu, ces deux hommes de génie qui abrégeaient tout parce qu’ils voyaient tout. Il en avait pris le style vif, concis et épigrammatique ; il avait quelquefois la manière forte, incisive et profonde de ces deux écrivains politiques[14]. »

Pendant près d’un siècle, à travers la vicissitude des régimes, le culte des héros révolutionnaires n’a point subi d’éclipse. Ils apparaissaient aux historiens comme la plus magnifique génération d’hommes. Nourris de Montesquieu, de Rousseau, et de tout le génie des républiques anciennes, ils avaient voulu faire revivre, au milieu du monde moderne, « la vertueuse et simple antiquité »[15]. La noblesse de leur idéal et le désintéressement de leurs efforts n’avaient jamais été contestés. Mais il semble que le désordre et les bas instincts n’aient plus, aujourd’hui. laissé de place au respect des grandes pensées. Taine a ouvert l’âge des nouveaux pamphlets contre-révolutionnaires. Gonflé de colère, il s’est plu à insulter des dieux indifférents dont il n’a pu voiler la gloire. Derrière lui, le troupeau grossier des imitateurs s’est bousculé dans son sillage, ramassant les mêmes injures et répétant les mêmes mensonges. Mais rien ne prévaut contre la vérité. En vain, Courtois détruit ou dénature les documents qu’il découvre chez Robespierre et chez Saint-Just ; en vain, la Restauration pille les Archives pour en arracher les dossiers qui la condamnent et y introduire des pièces fausses qui doivent témoigner contre les vaincus ; en vain on substitue la calomnie à l’histoire, la passion au jugement ; rien n’est plus fort que la justice. Et au moment même où notre monde social meurt d’incertitude, de faiblesse et d’humilité servile, il est bon de replacer devant lui l’exemple de ce jeune homme dont le génie ne fut qu’une manifestation éblouissante de volonté, de raison et d’orgueil.

Charles Vellay



  1. Saint-Just naquit à Decize (Nièvre), le 23 août 1767. Il avait donc exactement 25 ans quand il fut élu à la Convention, le 2 septembre 1792.
  2. Éd. Fleury, Saint-Just et la Terreur, I, p. 154.
  3. V. plus loin, p. 316, la lettre de Saint-Just à Adrien Bayard.
  4. V. Fragments d’Institutions républicaines, VI.
  5. V. plus loin, p. xi.
  6. V. plus loin l’arrêté du 5 messidor an II contre les officiers municipaux de Mesnil-Lahorne.
  7. Ces pages ont été publiées en tête de la première édition des Fragmens d’Institutions républicaines (1800), sous le titre : Note relative à Saint-Just, extraite des papiers du citoyen ***.
  8. Lamartine, Histoire des Girondins, VII, p. 341.
  9. Histoire de France, par l’abbé de Montgaillard, t. IV, p. 100.
  10. V. plus loin, t. II, la lettre de Saint-Just à Robespierre du 24 frimaire an II.
  11. Fragments d’Institutions républicaines, III.
  12. Fragments d’Institutions républicaines, I.
  13. Histoire de la Révolution française, VII, p. 250.
  14. Barère, Mémoires, t. IV, p. 407 sq.
  15. Organt, VIII, v. 182.