Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/XV. L’INCANTATION

Slatkine reprints (p. 293-299).





XV

L’INCANTATION





MÉLITTA (Abeille), courtisane.


BACCHIS (Bacchante), son amie.


AKIS, son esclave.




mélitta
Si tu connais, Bacchis, une vieille, une de ces Thessaliennes qui font des incantations et savent rendre aimable même la femme la plus détestée, puisses-tu en profiter toi-même, mais va la chercher et amène-la-moi. Mes vêtements, mon or, je donnerais tout avec joie si seulement je voyais Charinos revenir à moi et haïr Simichê !
bacchis
Qu’est-ce que tu dis ? Il n’est plus avec toi ? C’est chez Simichê, ô Mélitta, que va Charinos ? Lui qui a eu pour toi tant de querelles avec ses parents, et qui a refusé cette riche fiancée et sa dot de cinq talents ? Je me rappelle te l’avoir entendu dire.
mélitta
Tout cela est parti, ô Bacchis, et voilà cinq jours entiers que je ne l’ai pas vu ; ils boivent, chez son camarade Pammenès, lui et Simichê.
bacchis
C’est terrible, Mélitta, ce qui t’arrive. Mais pourquoi aussi vous êtes-vous brouillés ? Sans doute ce n’est pas pour peu de chose.
mélitta
Je n’ai rien à dire là-dessus. Avant-hier, en revenant du Pirée où il était allé, je crois, envoyé par son père pour toucher une créance, il n’a pas voulu me connaître quand j’accourais vers lui comme d’habitude ; et quand j’ai voulu l’embrasser, il m’a repoussée en disant :

« Va-t’en avec ton armateur Hermotimos ou bien va voir ce qui est écrit sur les murs du Kéramique où vos noms sont gravés sur une stèle.

— Quel Hermotimos ? ai-je dit, quelle stèle dis-tu ? »

Mais sans me répondre et sans dîner, il s’est couché le dos tourné. J’ai fait tout ce que j’ai pu inventer, je l’ai pris dans mes bras, j’ai essayé de le retourner de mon côté, je l’ai baisé entre les épaules. Mais comme rien ne pouvait l’amollir, il m’a dit :

« Si tu continues, je vais m’en aller tout de suite, au milieu de la nuit ! »

bacchis
Tout de même, tu connais Hermotimos ?
mélitta
Puisses-tu me voir, ô Bacchis, devenir plus malheureuse encore que je ne le suis, si je connais un armateur du nom d’Hermotimos. Au matin, l’autre s’est éveillé au chant du coq et est parti. Je me suis souvenue alors de ce qu’il m’avait dit au sujet du nom écrit au Kéramique, et j’ai envoyé Akis pour qu’elle vît ce qu’il y avait. Elle n’a rien trouvé d’autre que cette seule inscription à droite en entrant, près du Dipylos : « Mélitta aime Hermotimos », et un peu plus bas : « L’armateur Hermotimos aime Mélitta. »
bacchis
Quelles idées ont les jeunes gens ! J’y suis. Quelqu’un a écrit cela pour tourmenter Charinos sachant qu’il était jaloux. Lui, il l’a cru sur-le-champ. Si je le voyais, tout à l’heure, je lui en parlerais. Il est sans expérience, comme un enfant qu’il est.
mélitta
Mais comment le verrais-tu ? Il s’est enfermé avec Simichê. Ses parents sont venus le chercher chez moi… Ah ! si je pouvais trouver, Bacchis, une vieille, comme je t’ai dit. Rien qu’à se montrer elle me sauverait la vie.
bacchis
Il y a, ma chérie, une magicienne très courue, Syrienne de race, encore verte et vigoureuse. Phanias m’avait quittée sans raison, comme Charinos ; elle l’a réconcilié avec moi après quatre mois entiers, quand je désespérais déjà, et par ses enchantements elle me l’a ramené.
mélitta
Qu’est-ce qu’elle a fait, cette vieille, si tu te le rappelles encore ?
bacchis
Elle ne prend pas beaucoup, Mélitta, pour salaire. Rien qu’une drachme et un pain. Mais il faut apporter encore du sel, sept oboles, du soufre et une torche de résine. La vieille prend tout cela ; on verse aussi du vin dans un kratêr et c’est elle qui le boit. Enfin il faudra quelque chose de l’homme lui-même, par exemple des vêtements ou des chaussures ou quelques cheveux ou d’autres choses semblables.
mélitta
J’ai ses chaussures.
bacchis
Elle les suspend à un clou, brûle du soufre dessous et répand du sel sur le feu en disant vos noms, celui de ton amant et le tien. Ensuite elle tire une toupie de son sein et la fait tourner en récitant le charme avec une voix rapide. Des mots barbares à faire trembler. Voilà ce qu’elle a fait [pour moi], et bientôt Phanias, malgré les reproches de ses camarades, de Phoibis avec qui il vivait et qui le suppliait, revint à moi. Il était poussé par le charme. Et même elle m’a appris le moyen de rendre Phoibis détestée : c’est d’observer la tracede ses pieds quand elle vient de passer, et de les effacer en posant le pied droit où elle a mis le pied gauche et le pied gauche où elle a mis le pied droit, en disant : « J’ai marché sur toi. Je suis au-dessusde toi. » Et j’ai fait ce qu’elle m’avait dit.
mélitta
Pas de retard, pas de retard, ô Bacchis ! appelle tout de suite la Syrienne. Et toi, Akis, prépare le pain et le soufre et tout ce qu’il faut pour l’incantation.