Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/XIII. LA TERREUR DU MARIAGE

Slatkine reprints (p. 281-286).





XIII

LA TERREUR DU MARIAGE





MYRTION (Baie-de-myrte), courtisane.


PAMPHILOS, son amant.


DORIS, son esclave.




myrtion
Tu épouses, ô Pamphilos, la fille de Pheidôn le pilote, et déjà on dit que tu l’as épousée. Tous les serments que tu m’as jurés, et les pleurs, tout cela s’en est allé en fumée. Tu oublies Myrtion maintenant, et cela, ô Pamphilos, quand je suis enceinte, au huitième mois ; voilà donc tout ce que j’aurai tiré de ton amour, ce gros ventre que tu m’as fait, et dans peu de temps il faudra que je nourrisse un enfant… une bien lourde charge pour une courtisane ! Car je n’exposerai pas ce que j’ai enfanté, surtout si c’est un enfant mâle, mais je l’appellerai Pamphilos et je le garderai, moi, comme consolation d’amour, et un jour en te rencontrant il te reprochera d’avoir été sans foi envers sa malheureuse mère !

Du reste, tu n’épouses pas une jolie fille ; je l’ai vue dernièrement aux Thesmophories avec sa mère, sans songer qu’à cause d’elle bientôt je ne verrais plus Pamphilos. Toi-même regarde-la d’abord, regarde sa figure et ses yeux, de peur que cela ne t’attriste un jour d’avoir une femme avec des yeux tout à fait glauques et qui louchent en regardant l’un vers l’autre…

Tu as vu Pheidôn, le père de la fiancée ; regarde la face de celui-là, tu n’auras plus besoin de voir sa fille.

pamphilos
Mais tu divagues, Myrtion ! vais-je t’entendre longtemps parler de ces filles et mariages pilotiers ? Est-ce que je sais si elle est camuse ou belle, la mariée ? ou si Pheidôn l’Alôpékêthe (car c’est de lui que tu veux parler, je crois), a une fille nubile ! Même il n’est guère l’ami de mon père. Je me souviens qu’ils ont plaidé dernièrement pour une affaire de navigation. C’est un talent, je crois, qu’il devait payer à mon père et il ne voulait pas, mais mon père l’a cité devant les juges maritimes, et il a eu assez de peine à le faire céder ; il m’a même dit que tout n’avait pas été payé. Si je voulais me marier, aurai-je refusé la fille de ce Déméa qui l’année dernière a été stratège (elle qui est ma cousine germaine par ma mère), pour épouser la fille de Pheidôn ? Mais de qui tiens-tu cela ? Ou toi-même, ô Myrtion, as-tu inventé ces vaines, ces chimériques jalousies ?
myrtion
Alors, tu ne te maries pas ?
pamphilos
Tu es folle, Myrtion, ou tu es ivre. Pourtant hier nous ne nous sommes pas beaucoup grisés.
myrtion, montrant son esclave.
C’est cette Dôris qui m’a inquiétée. Je l’avais envoyée m’acheter des pièces de laine pour mon ventre, et faire un vœu à la Lokheia[1] pour moi, et elle m’a dit qu’elle avait rencontré Lesbia, et que…, mais plutôt toi-même, Dôris, dis ce que tu as entendu, si tu ne l’as pas inventé.
doris
Que je sois écrasée, Madame, si j’ai menti. J’étais près du Prytaneion quand Lesbia m’a abordée en souriant et m’a dit : « Votre amant Pamphilos épouse la fille de Pheidôn. » Et comme je n’y croyais pas, elle m’a dit de regarder en passant votre rue où tout était couronné de guirlandes, avec des joueuses de flûte, le bruit de la fête, et des gens chantant l’hyménée.
myrtion
Eh bien, quoi ? tu as regardé, Dôris ?
doris
Bien sûr. Et j’ai vu tout ce qu’elle disait.
pamphilos
Je comprends l’erreur. Lesbia ne t’a pas tout à fait trompée, Dôris, et tu as dit la vérité à Myrtion ; mais vous vous êtes bouleversées à tort, car la noce n’est pas chez nous. Je me rappelle maintenant que ma mère m’a dit hier, quand je venais de vous quitter : « Pamphilos, ton camarade Charmidès, le fils du voisin Aristainetos, se marie déjà ; il se range ! Et toi jusqu’à quand vivras-tu avec ta courtisane ? » Mais je n’ai pas fait attention à ce qu’elle me disait et je suis allé dormir. Ce matin à l’aube je suis sorti, de sorte que je n’ai rien vu de ce qu’a vu Dôris depuis. Si tu n’as pas confiance, vas-y de nouveau, Dôris, et regarde attentivement non pas la rue, mais la porte, et vois laquelle est ornée de guirlandes, tu trouveras que c’est celle des voisins.
myrtion
Tu me rends la vie, Pamphilos. Je me serais étranglée si cela était arrivé.
pamphilos
Mais cela ne serait pas arrivé. Je ne suis pas fou à ce point, que d’oublier Myrtion, et cela quand par moi elle est grosse d’un enfant.
  1. Nom sous lequel Artémis était adorée par les femmes en couches.