Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/IX. LA RÉCAPITULATION

Slatkine reprints (p. 247-253).





IX

LA RÉCAPITULATION





MYRTALÊ, courtisane.


DORION, matelot.


LYDÊ, esclave de Myrtalê.




dorion
Maintenant tu me défends de venir, ô Myrtalê, maintenant que je suis devenu pauvre par toi. Quand je te faisais de si beaux cadeaux, j’étais ton bien-aimé, ton homme, ton maître, j’étais tout pour toi. Mais depuis que je suis complètement à sec et que tu as pris pour amant ton marchand de Bithynie, tu me défends de venir et je reste debout devant ta porte en pleurant pendant qu’il a tous tes baisers, qu’il est seul chez toi, qu’il y passe la nuit. Et tu dis être grosse de lui.
myrtalè
Tout cela me suffoque, Dorion, et surtout quand tu dis que tu m’as beaucoup donné et que tu es devenu pauvre pour moi. Compte un peu depuis le commencement tous les cadeaux que tu m’as donnés.
dorion
Très bien, Myrtalê, comptons. Des chaussures de Sikyone, premièrement, deux drachmes. Mets deux drachmes.
myrtalè
Mais tu as couché deux nuits.
dorion
Et quand je revins de Syrie, un alabastre plein de parfums de Phénicie, encore deux drachmes, par le Poseidôn !
myrtalê
Et moi, quand tu es parti, cette petite tunique jusqu’aux cuisses, pour que tu l’aies en ramant, et qu’avait oubliée chez nous le proreus Epiouros un jour qu’il couchait avec moi !
dorion
Il l’a reprise, l’Epiouros, l’ayant reconnue sur moi à Samos, et après une longue lutte, ô dieux ! Je t’ai donné des oignons de Kypre, cinq saperdes et quatre perches quand nous sommes revenus du Bosphore. Quoi encore ? Huit pains de marin dans un filet, une amphore de figues de Carie, et dernièrement, de Patares, des sandales brodées d’or, ingrate ! Et je me rappelle encore, un grand ! fromage de Gythion !
myrtalê, méprisante.
Cinq drachmes peut-être, Dôriôn, tout ça.
dorion, tristement.
Ah ! Myrtalê, c’est tout ce qu’un matelot pouvait t’apporter avec sa solde de voyage. Maintenant, je commande déjà le flanc droit du navire ; mais tu me regardes de haut en bas. Et dernièrement encore, aux Aphrodisies, n’ai-je pas déposé une drachme devant les deux pieds de l’Aphroditê à ton intention, une drachme d’argent ? Et de plus j’ai donné deux drachmes à ta mère pour qu’elle s’achète des chaussures ; et souvent je mets dans la main de cette Lydê quelquefois deux, quelquefois quatre oboles. Tout cela réuni c’est la fortune d’un matelot.
myrtalê
Les oignons et les poissons, Dôriôn ?
dorion
Mais oui. Je n’avais rien de plus à te donner. Je ne serais pas rameur si j’étais riche. À ma mère je n’ai jamais rapporté même une tête d’ail. Mais je voudrais bien savoir ce que tu as reçu du Bithynien, en cadeaux.
myrtalè
D’abord… tu vois cette robe ? C’est lui qui me l’a achetée. Et ce gros collier, aussi.
dorion
Celui-là ? Mais je te le connais depuis longtemps.
myrtalè

Celui que tu m’as vu était bien plus mince et n’avait pas d’émeraudes. Puis, ces pendants d’oreille, ce tapis ; et dernièrement deux cents drachmes et il paye le loyer pour nous. Ce ne sont pas des sandales patariques, du fromage gythiaque et des bavardages.

dorion
Mais tu ne dis pas comment il est lui-même, l’homme avec qui tu couches. Il a plus de cinquante ans, il est chauve sur le front, il est rouge comme un homard. Tu n’as pas vu ses dents ? Quelles grâces, ô Dioscores ! surtout quand il chante et fait le jeune homme. Un âne jouant de la lyre, comme on dit. Ah ! jouis avec lui, tu en es digne, et qu’il vous naisse un enfant qui ressemble à son père. Quant à moi, je trouverai bien quelque Delphis ou quelque Kymbalion de ma condition, ou votre voisine la joueuse de flûte, ou n’importe qui. Des tapis et des colliers et des cadeaux de deux cents drachmes, nous n’en avons pas tous.
myrtalè, ironique.
Ô bienheureuse celle-là, qui t’aura pour amant, Dôriôn ; car tu lui porteras des oignons de Kypre, et du fromage, quand tu reviendras de Gythion !