Œuvres complètes de Maximilien de Robespierre/Tome 1/Discours

Discours adressé[1]
a Messieurs de la Société littéraire de Metz sur les questions suivantes proposées pour sujet[2]
d’un prix qu’elle doit décerner au mois d’août 1784.


Quelle est l’origine de l’opinion qui étend sur tous les individus d’une même famille, une partie de la honte attachée aux peines infamantes que subit un coupable ? Cette opinion est-elle plus nuisible qu’utile ? et dans le cas où l’on se décideroit pour l’affirmative, quels seroient les moiens de parer aux inconvéniens, qui en résultent.


Quod genus hoc hominum : quaeve
hunc tam barbara morem permittit
patria ?
Virg. Æneid.


Messieurs,

C’est un sublime spectacle de voir les compagnies sçavantes, sans cesse occupées d’objets utiles à l’intérêt[3] public, inviter le génie, par l’appas des plus flatteuses récompenses à[4] combattre les abus qui troublent le bonheur de la société. Ce préjugé impérieux[5], qui voüe à l’infamie les parens des malheureux, qui ont encouru l’animadversion des loix sembloit avoir échappé jusques ici à leur attention ; vous avez eu la gloire, Messieurs, de diriger[6] les premiers vers cet objet intéressant les travaux de ceux qui aspirent aux couronnes académiques. Un sujet si grand a éveillé l’attention du public ; il a allumé parmi les gens de lettres une noble émulation : heureux ceux qui ont reçu de la nature les talens[7] nécessaires pour le traiter d’une manière qui réponde à son importance, et[8] digne de la Société célèbre qui l’a proposé ! Je suis loin de trouver en moi ces grandes ressources : mais je n’en ai pas moins osé vous présenter mon tribut : c’est le désir d’être utile ; c’est l’amour de l’humanité qui vous l’offre ; il ne seauroit être tout à fait indigne de vous[9].

La première des trois questions que[10] je dois examiner pourroit[11] paroitre, au premier coup d’œil, offrir des difficultés insurmontables. Comment découvrir l’origine d’une opinion qui remonte aux siècles les plus reculés ? Comment démêler les rapports imperceptibles par lesquels un préjugé peut tenir à mille circonstances inconnues, à mille causes impénétrables ? S’engager dans une pareille discussion, n’est-ce pas d’ailleurs s’exposer à rendre raison de ce qui n’est peut être que l’ouvrage du hazard ? N’est-ce pas vouloir[12] en quelque sorte chercher des règles au caprice, et des motifs à la bizarrerie ? telles sont[13] les idées qui se présentèrent d’abord à mon esprit : mais j’ai réfléchi, qu’en proposant cette question, vous aviez jugé par là même qu’elle n’étoit pas impossible à résoudre : votre authorité m’a séduit et j’ai osé entreprendre cette tache.

Il m’a semblé d’abord qu’une observation très simple me découvroit les premières traces du préjugé dont[14] il est ici question.

Quoique les bonnes et les mauvaises actions soient personneles, j’ai cru remarquer que les hommes étoient partout naturellement enclins à étendre, en quelque sorte, le mérite ou les fautes d’un individu à ceux qui lui sont unis par des liens étroits : il semble que les sentimens d’amour et d’admiration que la vertu nous inspire se répandent jusqu’à un certain point sur tout ce qui tient à elle ; tandis que l’indignation et le mépris qui suivent le vice rejallissent en partie sur ceux qui ont des[15] rapports avec lui. Tous les jours, on dit de cet homme, qu’il est l’honneur de sa famille ; et de cet autre, qu’il en est la honte. On applique même cette idée à des liaisons plus générales, et parconséquent plus foibles ; on intéresse quelquefois, pour ainsi dire, à la conduite d’un particulier la gloire d’une nation ; que dis-je ? celle de l’humanité entière ; n’appelle-t-on pas un Trajan, un Antonin, l’honneur de l’espèce humaine ? ne dit-on pas d’un Néron, d’un Caligula qu’il en est l’opprobre ?

Ces expressions[16] sont de toutes les langues, de tous les temps et de tous les pays ; elles annoncent un sentiment commun à tous les peuples ; et c’est dans cette disposition naturelle, que je trouve le premier germe de l’opinion dont je cherche l’origine.

Modifié chez les différens peuples par des circonstances différentes elle a acquis plus ou moins d’empire : ici elle est restée dans les bornes que lui prescrivoient la nature et la raison ; là elle a prévalu sur les principes de la justice et de l’humanité, elle a enfanté ce préjugé terrible, qui flétrit une famille entière pour le crime d’un seul et ravit l’honneur à l’innocence même.

Vouloir expliquer en détail toutes les raisons particulières qui auroient[17] pu influer sur les progrès de cette opinion[18], ce seroit un projet aussi immense que chimérique ; je me bornerai dans cette recherche à l’examen des causes générales.

La plus puissante de toutes me paroit être la nature du gouvernement.

Dans les états despotiques, la loi n’est autre chose que la volonté du prince, les peines et les récompenses semblent être plutôt les signes de sa colère ou de sa bienveillance que les suites du crime où de la vertu : lorsqu’il punit, sa justice même ressemble toujours à la violence et à l’oppression.

Ce n’est point la loi incorruptible, inexorable, mais sage, juste, équitable, qui procede au jugement des accusés avec l’appareil de ces formes salutaires, qui attestent son respect pour l'honneur et pour la vie des hommes ; qui ne dévoue un citoien au supplice, que lorsqu’elle y est forcée par l’évidence des preuves, et[19] qui par cette raison même imprime[20] à celui qu’elle condamne une flétrissure ineffaçable : c’est un pouvoir irrésistible, qui frappe sans discernement et sans règle ; c’est la foudre, qui tombe, brise, écrase tout ce qu’elle rencontre : dans un tel[21] gouvernement, la honte attachée au supplice est trop foible pour rejallir jusques sur la famille de celui qui l’a subi.

D’ailleurs ce préjugé suppose des idées d’honneur poussées jusqu’au rafinement ; mais qu’est-ce que l’honneur dans les états despotiques ? on sçait qu’il est tellement inconnu dans ces contrées, que dans quelques unes, en Perse par éxemple, la langue n’a pas même de mot pour exprimer cette idée ; et comment des ames dégradées par l’esclavage pourroient elles outrer la délicatesse en ce genre ?

Au reste ces raisonnemens sont assez[22] justifiés par l’expérience ; puisque, non seulement en Perse ; mais à la Chine, en Turquie, au Jappon et chez les autres peuples soumis au despotisme, on ne trouve aucune trace de l’opinion dont[23] je cherche l’origine.

Ce n’est pas non plus dans les véritables républiques qu’elle éxercera sa tirannie ;

Là l’état d’un citoien est un objet trop important, pour[24] qu’il puisse être en quelque sorte[25] abandonné à la discrétion d’autrui : chaque particulier ayant part au gouvernement, étant membre de la souveraineté,[26] il ne peut etre dépouillé de cette auguste prérogative par la faute d’un autre, et, tant qu’il la conserve, l’interet et la dignité de l’état ne souffre pas qu’il soit flétri si légèrement par les préjugés : la liberté républicaine se révolteroit contre ce despotisme de l’opinion ; loin de permettre à l’honneur de sacrifier à ses fantaisies les droits des citoiens, elle l’oblige de les soumettre à la force des loix et à l’influence dos mœurs qui les protegent.

D’ailleurs chez des peuples, où la carrière de la gloire et des dignités est toujours ouverte aux talens, la facilité de faire oublier des crimes qui nous sont étrangers par des actions éclatantes, qui nous sont propres ne laisse point lieu au genre de flétrissure dont[27] il s’agit ici : l’habitude de voir des hommes illustres dans les parens d’un coupable suffiroit seule pour anéantir ce préjugé.

On pourroit ajouter une autre raison qui tient au principe fondamental de l’espèce de gouvernement dont je parle. Le ressort essentiel des républiques, est la vertu, comme l’a prouvé l’autheur de l’esprit des loix, c’est à dire la vertu politique, qui n’est autre chose que l’amour des loix et de la patrie : leur constitution même exige que tous les intérêts particuliers, toutes les liaisons personnelles cèdent sans cesse au bien général. Chaque citoien fesant partie de la souveraineté, comme je l’ai déjà dit ; il est obligé à ce titre de veiller à la sûreté de la patrie dont les droits sont remis entre ses mains ; il ne doit pas épargner même le coupable le plus cher, quand le salut de la république demande sa punition ; mais comment pourroit-il observer ce pénible devoir, si le deshonneur pouvoit[28] être le prix de sa fidélité à le remplir ?[29] Ne seroit-il pas au contraire forcé à trahir lui même les loix, en cherchant à leur arracher leur victime ? soumettez Brutus à cette terrible épreuve ; croiez vous qu’il aura le triste courage de cimenter la liberté romaine par le sang de deux fils criminels ? Non. Une grande ame peut immoler à l’état la fortune, la vie, la nature même ; mais jamais l’honneur.

Ici j’ai encore l’avantage de voir que mon système n’est point démenti par les faits. Un coup d’œil jetté sur l’histoire des anciennes républiques suffit pour me convaincre que le préjugé dont je parle en étoit banni.

A Rome, par exemple, le décemvir Appius Claudius convaincu d’avoir opprimé la liberté publique, souillé du sang innocent de Virginie, meurt dans les fers[30] sur le point de subir la peine due à tant de forfaits. La famille des[31] Claudius fut-elle deshonorée ? Non. Immédiatement apréz sa mort, je vois Caius Claudius son oncle briller encore aux premiers rangs des citoiens, soutenir avec hauteur les prérogatives du Sénat, s’élever contre les entreprises des tribuns avec cette fierté héréditaire que ses ancêtres avoient toujours déploiée dans les affaires publiques. Ce qui me paroit surtout caractériser l’esprit de la nation relativement à l’objet dont il est ici question ; c’est que dans les discours que les historiens de la république prêtent à Claudius dans ces occasions, ce romain ne craint pas de rappeler au peuple le souvenir de ces mêmes décemvirs dont son neveu avoit été le chef.

Il y a plus ; je vois le fils même de cet Appius gouverner aprez son pere[32] en qualité de tribun militaire la république dont ce dernier[33] avoit été l’oppresseur et la victime.

La punition des autres décemvirs ne ferma pas non plus le chemin des honneurs à leurs familles. A peine le peuple a-t-il condamné Duillius, qu’il choisit pour tribun un citoien de son sang et de son nom. Les jugemens qui flétrirent Fabius Vibulanus, M.[34] Servilius et M. Cornélius ne precedent que de quelques années l’élévation de leurs descendans [35] ou de leurs proches au tribunal[36] militaire et au consulat.

M. Manlius accusé d’avoir conspiré contre la république est condamné à être précipité du haut de la roche tarpeienne 14 où 15 ans apréz son supplice, les Romains déferent à Publius Manlius, l'un de ses descendans[37], avec le titre de dictateur, la puissance la plus absolue à laquelle un citoien pût[38] aspirer.

Je ne finirois pas si je voulois épuiser tous les exemples de ce genre que l’histoire me présente ; je me contenterai de rappeler encore ici celui d’une nation voisine dont les mœurs sont une nouvelle preuve de mon système. Tout le monde scait que l’Angleterre, qui malgré le nom de monarchie, n’en est pas moins par sa constitution[39] une véritable république a secoué le joug de l’opinion qui fait l’objet de nos recherches.

Quels sont donc les lieux où elle domine ? ce sont les monarchies. C’est là que secondée par la nature du gouvernement, soutenue par les mœurs, nourrie par l’esprit général, elle semble établir son empire sur une base inébranlable.

L’honneur, comme[40] l’a prouvé le grand homme que j’ai déjà cité, l’honneur est l’ame du gouvernement monarchique : non pas cet honneur philosophique, qui n’est autre chose que le sentiment exquis qu’une ame noble et pure a de sa propre dignité ; qui a la raison pour base et se confond avec le devoir ; qui éxisteroit, même loin des regards des hommes, sans autre témoin que le ciel et sans autre juge que la conscience : mais cet honneur politique dont la nature est d’aspirer aux préférences et aux distinctions ; qui fait que l’on ne se contente pas d’être estimable ; mais que l’on veut surtout être estimé, plus jaloux de mettre dans sa conduite de la grandeur que de la justice, de l’éclat et de la dignité que de la raison ; cet honneur qui tient au moins autant[41] à la vanité qu’a la vertu : mais qui, dans l’ordre politique, supplee à la vertu même ; puisque, par le plus simple de tous les ressorts, il force les citoiens à marcher vers le bien public ; lorsqu’ils ne pensent aller qu’au but de leurs passions particulières ; cet honneur enfin, souvent aussi bizarre dans ses loix que grand dans ses effets ; qui produit tant de sentimens sublimes et tant d’absurdes préjugés, tant de traits héroiques et tant d’actions déraisonnables[42] ; qui se pique ordinairement de respecter les loix, et qui[43] quelques fois aussi se fait un devoir de les enfreindre ; qui prescrit impérieusement l’obéissance aux volontés du prince ; et cependant permet de lui[44] refuser ses services, à quiconque se croit blessé par une injuste préférence ; qui ordonne en même temps de traiter avec générosité les ennemis de la patrie, et de laver un affront dans le sang du citoien.

Ne cherchons point ailleurs que dans ce sentiment, tel que nous venons de le peindre la source du préjugé dont nous parlons[45].

Si l’on considère la nature de cet honneur, fertile en caprices, toujours porté à une excessive délicatesse, appréciant [46] les choses par leur éclat plutôt que par leur valeur intrinsèque, les hommes par des accessoires, par des titres qui leur sont étrangers autant que par leurs qualités personneles, on concevra facilement, comment il a pu livrer au mépris ceux qui tiennent à un scélérat flétri par la société.

Il pouvoit établir ce préjuge d’autant plus aisément, qu’il étoit encore favorisé par d’autres circonstances relatives à la nature du gouvernement dont je parle.

L’état monarchique exige nécessairement des prééminences, des distinctions de rangs, surtout un corps de noblesse, regardé comme essentiel à sa constitution, suivant ce principe que Bacon a[47] développé le premier : sans nobles point de monarque ; sans monarque, point de nobles. Dans ce gouvernement l’opinion publique attache avec raison un prix infini à l’avantage de la naissance : mais cette habitude même de faire dépendre l’estime que l’on accorde à un citoien de l’ancienneté de son origine, de l’illustration de sa famille, de la grandeur de ses alliances a déjà des rapports assez sensibles avec le préjugé dont je parle[48]. La même tournure d’esprit qui fait que l’on respecte un homme, parce qu’il est né d’un père noble ; qu’on le dédaigne parce qu’il sort de parens obscurs conduit naturellement à le mépriser, lorsqu’il a reçu le jour d’un homme flétri, où qu’il l’a donné à un scélérat.

Combien d’autres circonstances particulières ont pu augmenter l’influence de ces causes générales dans les monarchies modernes et particulièrement[49] en France.

Les anciennes loix françoises ne punissoient les crimes des nobles que par la perte de leurs privilèges : les peines corporelles[50] étoient réservées pour le roturier où vilain. Dans la suite le clergé fut aussi affranchi par ses prérogatives de celle dernière espèce de punition : quel obstacle pouvoit trouver alors le préjugé qui deshonoroit les familles de ceux qui étoient condamnés au supplice ? il ne s’attachoit qu’à cette partie de la nation, avilie pendant tant de siècles[51] par la plus dure et la plus honteuse servitude.

S’il eut attaqué les deux corps qui dominoient dans l’état ; s’il eut mis en danger l’honneur des seuls citoiens dont les droits parussent alors dignes d’être respectés ; il est probable qu’il auroit été bientôt anéanti.

Nous avons d’autant plus de raison de le croire, qu’il n’a jamais pu étendre son empire jusqu’aux grandes maisons du royaume : aujourd’hui que les nobles sont[52] soumis aux peines[53] corporelles, la famille d’un illustre coupable échappe encore au deshonneur ; tandis que le gibet fletrit pour jamais[54] les parens du roturier, le fer qui abbat la tête d’un grand n’imprime aucune tache à sa postérité.

Mais par une[55] raison contraire cette opinion cruelle s’est établie sans peine, dans des siècles[56] de barbarie, où elle frappoit à loisir sur un peuple esclave, si méprisable aux yeux de ce clergé puissant et de cette superbe noblesse qui l’opprimoient.

Je ne dirai plus qu’un mot sur ce sujet, pour observer que ce même préjugé pouvoit[57] être encore fortifié par une coutume bizarre, qui régna lontems chez plusieurs nations de l’europe. Je parle du combat judiciaire. Lorsque cette absurde institution décidoit de toutes les affaires civiles et criminelles, les parens de l’accusé étoient quelques fois[58] obligés de devenir eux mêmes parties dans le procèz d’où dépendoit son sort : lorsque sa faiblesse, ses infirmités, son sexe surtout ne lui permettoit pas de prouver son innocence l’épée à la main, ses proches[59] embrassoient sa querelle et combattoient à sa place : le procèz devenoit donc en quelque sorte pour eux une affaire personnelle ; la punition [60]de l’accusé étoit la suite de leur défaite, et dez lors il étoit moins étonnant qu’ils en partageassent la honte, surtout[61] chez des peuples qui ne connoissoient d’autre mérite que les qualités guerrières[62]

Aprez avoir cherché l’origine du préjugé qui fait l’objet de nos réflexions, j’ai a discuter une seconde question peut-être plus intéressante[63] encore. Ce préjugé est-il plus utile que nuisible[64] ?

J’avoue que je n’ai jamais pu concevoir comment les sentimens [65] pouvoient être partagés sur un point que le bon sens[66] et l’humanité décident si clairement. Aussi quand j’ai vu une des compagnies littéraires les plus distinguées du royaume[67] proposer cette question je n’ai jamais pensé[68] que son intention fut d’offrir un problème à résoudre ; mais seulement une erreur funeste à combattre, un usage barbare à détruire, une des plaies de la société à guérir.

Qu’une[69] opinion dont l’effet est de faire porter à l’innocence ce que la peine du crime a de plus accablant soit injuste, c’est une vérité, ce me semble qui n’a pas besoin de preuve : mais ce point résolu, la question est décidée ; si elle est injuste, elle n’est donc pas utile.

De toutes les maximes de la morale, la plus profonde, la plus sublime peut être, et en même temps la plus certaine est celle qui dit : que rien n’est utile, que ce qui est honnete.

Les loix de l’être supreme n’ont pas besoin d’autre sanction, que des suites naturelles qu’il a lui même attachées à l’audace qui les enfreint où à la fidélité qui les respecte. La vertu produit le bonheur, comme le soleil produit la lumière, tandis que le malheur sort du crime, comme l’insecte impur nait du sein de la corruption[70]

Rien n’est utile que ce qui est honnete ; cette maxime vraie en morale ne l’est pas moins en politique : les hommes isolés et les hommes réunis en corps de nations sont également soumis à cette loi : la prospérité des sociétés[71] politiques repose nécessairement sur la base immuable de l’ordre, de la justice et de la sagesse : toute loi injuste ; toute institution cruelle qui offense le droit naturel ; contrarie directement[72] leur but, qui est la conservation des droits de l’homme, le bonheur et la tranquillité des citoiens.

Si les politiques paroissent avoir souvent méconnu ce principe, c’est qu’en général les politiques ont beaucoup de mépris pour la morale ; c’est que la force, la témérité, l’ignorance et l’ambition ont trop souvent gouverné la terre.

Au reste si j’avois eu à démontrer la vérité de la maxime que je viens d’exposer[73], par un exemple frappant, j’aurois choisi précisément celui que me fournit le préjugé dont il est ici question.

Mais ici j’entens des voix s’élever en sa faveur ; je crois rencontrer déz le premier pas un sophisme accrédité, qui lui a donné un assez grand nombre de partisans.

Il est, dit-on, salutaire au genre humain[74] ; il prévient une infinité de crimes ; il force les parens à veiller sur la conduite des parens ; il rend les familles garantes des membres qui les composent.

Des citoiens garans des crimes d’un autre citoien ![75]condamnés à l’infamie qu’un autre a méritée… eh ! c’est précisément ce monstre de l’ordre social que j’attaque. C’est par des loix sages, c’est par le maintien des mœurs plus puissantes que les loix, qu’il faut arrêter le crime ; et non par des usages atroces toujours plus contraires[76] au bien de la société que les délits même qu’ils pourroient prévenir.

À la Chine on a imaginé un moien assez frappant d’établir cette espèce de garantie dont on nous vante les avantages. Là, les loix condamnent à mort les peres dont les enfans ont commis un crime capital, que n’adoptons nous cette loi ? cette idée nous fait frémir !… et nous l’avons réalisée. Ne nous prévalons pas de la circonstance que nous n’avons pas été jusqu’à ôter la vie aux parens des[77] coupables : nous avons fait plus, même dans nos propres principes, puisque nous rougirions de mettre la vie même en concurrence avec l’honneur.

Mais aprèz tout ce préjugé nous donne-t-il en effet le[78] foible dédommagement qu’on nous promet ? Comment diminue-t-il le nombre des crimes ? est-ce de la part de ceux qui sont capables de les commettre ? je n’ai pas l’idée d’un homme assez scélérat pour fouler aux pieds les loix les plus sacrées, et cependant assez sensible, assez généreux, assez délicat pour craindre d’imprimer à sa famille le deshonneur qu’il ne redoute pas pour lui même. Le préjugé produira t-il plus d’effet de la part des parens ? rendra-t-il les peres[79] plus attentifs à l’éducation de leurs[80] enfans ?

Quand leur[81] esprit pourroit se fixer sur les horribles images qu’il lui présenteroit ; quand la tendresse paternelle[82], si prompte à se flatter pourroit penser sérieusement qu’elle caresse peut être des monstres capables de mériter un jour toute la rigueur[83] des loix ; cet étrange[84] mobile seroit au moins superflu ; car il n’est un seul père dont les soins ne se proposent[85] quelque chose de plus que d’empêcher que ses enfans n’expirent un jour sur un échaffaut.

On m’objectera peut-être que ce motif peut au moins engager les parens à réclamer le secours de l’authorité contre des enfans pervers qui les menacent d’un deshonneur prochain.

Mais outre que la dernière classe des citoiens n’a pas les ressources nécessaires pour se procurer ce remède violent : quand les pères[86] se déterminent-ils à en faire usage ? lorsque le mal est devenu incurable ; lorsque la corruption de celui[87] qui les réduit à l’emploier est parvenue à son dernier période ; lorsque des écarts multipliés qu’ils connoissent[88] souvent les derniers[89], et qui ont déjà mérité l’animadversion de la justice les[90] forcent à une démarche cruelle[91] qui laisse toujours une tache sur l’objet de leur[92] tendresse.

Souvent même[93] a peine l’auront-ils[94] privé de la liberté dont il abuse, que séduits par l’espoir d’un changement dont eux seuls[95] peuvent se flatter, ils obtiendront[96] la révocation de l’ordre fatal qu’ils avoient[97] sollicité. Le coupable[98] déjà corrompu avant sa détention, aigri peut-être encore par le châtiment rentrera dans le sein de la société où il rapportera des dispositions funestes à tous les crimes qui peuvent la troubler.

Voilà donc les avantages que nous procure le préjuge dont je parle[99] : c’étoit bien la peine d’être injustes et barbares !

Mais d’ailleurs pour avoir au moins[100] un prétexte de rendre le pere responsable à ce point des actions de ses enfans, il faudroit lui laisser tous les moiens nécessaires pour les diriger.

Les Chinois sont en cela plus conséquens que nous : leurs loix leur donnent un pouvoir sans bornes sur leurs familles ; elles les punissent, dit-on, de n’en avoir pas usé : mais nous qui avons presqu’entierement soustrait à l’authorité paternelle la personne et les biens des enfans ; nous qui fixons à un age si peu avancé le terme de leur indépendance ; comment imputerions-nous aux pères tant de fautes qu’ils ne peuvent empêcher ?

Avant[101] d’exercer contr’eux cette odieuse rigueur rendons leur du moins tous les droits qui leur appartiennent [102] ; rétablissons ce[103] tribunal domestique que les anciens peuples regardoient avec raison comme la sauvegarde des mœurs ; ou plutôt cette sage[104] institution nous prouveroit bientot que pour diminuer le nombre des coupables [105], il n’est pas nécessaire d’accabler[106] l’innocence et d’outrager l’humanité.

Mais[107] quand nous pourrions couvrir de quoique motif spécieux[108] notre injustice à l’égard des pères[109] ; comment pourrions nous l’excuser envers les autres parens des coupables[110] ? quelle authorité le frère a-t-il pour corriger le frère ? quelle puissance le fils éxerce-t-il sur son père ? et la tendre, la timide, la vertueuse épouse, est-elle criminelle[111] pour n’avoir pas réprimé les excès du maitre, auquel la loi l’a soumise ? de quel droit portons nous le désespoir dans son cœur abattu ? de quel droit la forçons-nous à cacher, comme un douloureux témoignage de sa honte, les pleurs mèmes que lui arrache l’excès de son infortune ?

J’ai cherché vainement de quelle apparence d’utilité, on pouvoit colorer l’injustice du préjugé que je combats ; mais je suis moins embarrassé à découvrir les maux innombrables qu’il traine aprèz lui.

Pour bien les apprécier, il faudroit pouvoir suspendre un moment l’impression de l’habitude qui nous l’a rendu trop familier, et le considérer en quelque sorte dans un point de vue plus éloigné.

Je suppose donc qu’un habitant de quelque contrée lointaine, où nos usages sont inconnus, aprèz avoir voyagé parmi nous, retourne vers ses compatriotes et leur tienne ce discours :

J’ai vu des pays où règne une coutume singulière ; toutes les fois qu’un criminel est condamné au supplice, il faut que plusieurs autres[112] citoiens soient deshonorés : ce n’est pas qu’on leur reproche aucune faute ; ils peuvent être justes, bienfaisans, généreux ; ils peuvent posséder mille talens et mille vertus ; mais ils n’en sont pas moins des gens infames : avec l’innocence, ils ont encore les droits les plus touchans à la commisération de leurs concitoiens ; c’est, par exemple, une famille désolée, à qui l’on arrache son chef et son appui, pour le trainer à l’échaffaut : mais[113] on juge qu’elle seroit trop heureuse, si elle n’avoit que ce malheur à pleurer ; on la dévoue elle même à un opprobre éternel. Les infortunés, avec toute la sensibilité d’une ame honnête[114], sont réduits à porter tout le poids de cette peine horrible, que le scélérat peut seul soutenir. Ils n’osent plus lever les yeux, de peur de lire le mépris sur le visage de tous ceux qui les environnent ; tous les états les dédaignent ; tous les corps les repoussent ; toutes les familles craignent de se souiller par leur alliance ; la société entière les abandonne et les laisse dans une solitude affreuse ; la bienfaisance même qui les soulage se défend à peine du sentiment superbe et cruel qui les outrage ; l’amitié… j’oubliois que l’amitié ne peut plus exister pour eux. Enfin leur situation est si terrible, quelle fait pitié à ceux mêmes qui en sont les autheurs ; on les plaint… du mépris que l’on se sent pour eux ; et on continue de les flétrir ; on plonge le couteau dans le cœur de ces victimes innocentes ; mais ce n’est pas sans être un peu ému de leurs cris.

À cet étonnant, mais fidèle récit, que diroient les peuples dont je parle ; ne croiroient-ils pas d’abord qu’un tel préjugé ne peut regner que dans quelque contrée sauvage ? on auroit beau ajouter que les peuples qui l’ont adopté sont d’ailleurs, justes, humains, éclairés ; qu’ils ont des mœurs polies, des loix sages, des institutions sublimes ; qu’ils sçavent mieux qu’aucun autre respecter les droits de l’humanité et connoitre les principes du bonheur social ; qu’ils ont porté les arts et les sciences à un degré de perfection inconnu au reste de l’univers : ils ne voudroient jamais croire à[115] des contradictions si inconcevables ; ignorant tous les avantages qui nous dédommagent de ces restes de l’ancienne barbarie, ils nous regarderoient peut etre comme les plus malheureux des hommes ; ils s’applaudiroient de ne pas vivre dans des pays[116] où l’innocence n’est point en sûreté ; où les citoiens sont sans cesse exposés aux dangers affreux[117] de perdre le plus précieux de tous les biens par des évenemens qui leur sont étrangers.

Tel est le premier inconvénient attaché à cet absurde préjugé ; il est fait pour nous effraier. Nous regardons tout ce qui porte atteinte à la stabilité de nos propriétés, comme un coup funeste qui ébranle les fondemens de la félicité publique [118] ; quelle idée nous formerons-nous donc d’un préjugé qui soumet aux caprices du hazard l’honneur même, sans lequel tous les autres biens sont sans prix et la vie n’est qu’un supplice ?

Nous répétons tous les jours cette maxime équitable, qu’il vaut mieux épargner cent[119] coupables que de sacrifier un seul innocent : et nous ne punissons pas un coupable, sans perdre plusieurs innocens ! la punition d’un scélérat, disons-nous, n’est qu’un exemple pour d’autres scélérats ; mais le supplice d’un homme de bien est l’effroi de la société entière : et tous les jours nous donnons à la société ce spectacle horrible, qui doit porter la terreur dans l’ame de chacun de nous, puisque rien ne nous garantit que nous n’en serons jamais les déplorables objets et qu’oppresseurs aujourd’hui, nous pouvons demain être opprimés à notre tour.

Et quel tort pense-t-on que cause à l’état la flétrissure imprimée a tant de citoiens ?

Les législateurs éclairés se sont toujours montrés avares du sang même le plus vil, lorsqu’ils ont pu le conserver à la patrie ; ils n’ont pas voulu lui oter[120] les moindres avantages qu’elle pouvait tirer de la punition des criminels qui auroient violé ses loix[121] De là les peines qui vouent[122] aux travaux publics les autheurs de certains délits : nos loix même ont adopté ces sages[123] principes ; et nos préjugés les blessent ouvertement en rendant inutiles à l’état[124] les citoiens irréprochables qui[125] ont le malheur de tenir à un coupable.

Si, au lieu de leur imputer les fautes de leurs proches[126], on leur fesoit un mérite de ne pas leur ressembler ; la condamnation de ces derniers[127] seroit pour eux un aiguillon puissant qui les forceroit à la faire oublier par leurs qualités personnelles ; mais le préjugé prive[128] à jamais la société des services qu’ils pouvoient lui rendre. En leur otant l’honneur, il les anéantit[129] ; il les frappe d’une espèce de mort civile non moins funeste que celle que la loi donne au criminel[130] qu’elle condamne.

Plut au ciel encore qu’ils ne fussent qu’inutiles et qu’ils ne devinssent[131] pas dangereux !

L’opprobre avilit les âmes ; celui que l’on condamne au mépris est forcé a dévenir méprisable. De quel sentiment noble, de quelle action généreuse sera capable celui qui ne peut plus prétendre à l’estime de ses semblables : privé sans retour des avantages attachés à la vertu, il faudra qu’il cherche un dédommagement dans les jouissances du vice.

Si la honte lui a laissé quelque ressort, craignons[132] le encore d’avantage : son énergie se tournera en haine et en désespoir ; son ame se soulèvera contre l’injustice atroce dont il est la victime ; il deviendra l’ennemi secret de la société qui l’opprime : heureux s’il ne finit pas par mériter la peine qu’il a d’abord injustement subie et si les loix ne punissent pas un jour en lui des crimes auxquels la barbarie de ses concitoiens l’aura conduit !

Il est vrai que souvent ces infortunés prennent le parti de fuir leur pays et d’aller cacher leur honte dans des contrées lointaines : mais comptons-nous pour rien la perle de tant de citoiens que nous forçons a porter aux nations étrangeres leurs fortunes, leur industrie, leurs talens et la haine de la pairie qui les a persécutés.

Ce préjugé fatal semble fait pour être le signal de la discorde [133]. C’est par lui qu’une barrière insurmontable s’élève tout à coup entre des familles prêtes à s’unir par une étroite alliance ; c’est par lui que le dédain, le mépris, le deuil, le désespoir succède à l’estime, à l’amour, à la joie, à l’ivresse du bonheur ; c’est lui qui arrachant l’un à l’autre des amans dont l’hymen alloit combler les vœux ordonne à l’un de trahir sa foi, et condamne l’autre à l’impuissance de remplir jamais un des devoirs les plus sacrés du citoien.

C’est ce même préjugé qui allume tant de querelles funestes ; le mépris auquel il dévoue ses victimes les expose [134] sans cesse à des affronts qu’elles ne souffrent pas toujours avec patience ; la cause de leur deshonneur est un des textes d’injures les plus familiers à la haine, à l’insolence, à la brutalité, au faux honneur : de là les dissensions[135], les rixes, et surtout les duels ; c’est ainsi que ce préjugé fournit un aliment[136] à cette frénésie et devient un des appuis d’une autre mode presqu’aussi funeste et aussi barbare que lui, et qu’il est sans doute bien digne de protéger.

Il produit encore un autre inconvénient, moins sensible peut-être ; mais non moins réel : il affoiblit le nerf de l’authorité paternelle[137].

J’ai vu des enfans pervers s’appercevoir qu’ils tenoient dans leurs mains la destinée de leurs parens ; se prévaloir de cet odieux avantage, pour leur arracher d’injustes complaisances [138] ; forcer la foiblesse de leurs peres à capituler, pour ainsi dire, avec eux, a oublier une sévérité nécessaire, par la crainte de les pousser à des excès qui pouvoient deshonorer [139] leur famille ; et faire ainsi du préjugé dont nous parlons[140] l’instrument de leurs passions et la sauvegarde de leur licence. Ces[141] éxemples ne sont que trop communs ; ils ne demandent qu’un d’œil attentif, pour etre apperçus.

Ce n’est pas tout. Pour achever de peindre le préjugé que je combats, il me reste à prouver que s’il est le fleau de l’innocence, il n’est pas moins le protecteur du crime.

Attacher au sort d’un scélérat celui de plusieurs honnêtes gens, qu’est-ce autre chose que fournir au premier mille moiens d’échapper à la punition qu’il a méritée ?

Tandis que le bon ordre demande son supplice, la commisération publique sollicite sa grâce en faveur des innocens dont il doit entraîner la perte. Chaque procèz criminel qui menace l’honneur d’une famille honnête fait naitre, pour ainsi dire une nouvelle conspiration contre les loix ; les parens effraiés déploient tout leur crédit et toutes leurs ressources pour leur dérober la victime qu’elles doivent frapper ; leurs efforts, secondés par la voix de l’humanité remportent souvent sur l’intérêt public : qui pourroit compter tous ceux qui ont été enhardis au crime par le motif impérieux qui devoit forcer une famille puissante à leur assurer l’impunité ? qui pourroit compter tous les criminels dont le pardon a été arraché à la clémence des princes par les cris des infortunés qui devoient partager leur honte ?

C’est ainsi que nos préjugés insensés énervent la vigueur des loix ; c’est ainsi qu’à force d’être cruels, nous nous otons presque le droit d’être justes.

Eh ! celui dont nous parlons n’eut-il d’autre inconvénient que d’accoutumer les familles à solliciter des ordres supérieurs contre la liberté des particuliers, il n’en seroit pas moins encore un des plus terribles fléaux de la société : si quelque fois de justes craintes les forcent à recourir à cette dangereuse ressource ; combien de fois ce prétexte n’est-il qu’un moien de surprendre la religion des souverains ? combien de fois ne sert-il pas d’instrument aux vengeances domestiques ? combien de fois la haine ou la cupidité d’un pere injuste, d’une marâtre cruelle, d’un frère jaloux, d’une perfide épouse ne sont-ils pas le seul crime des malheureux sur qui l’on cherche à appesantir le bras de l’authorité !…

Je crois en avoir assez dit pour mettre tous les esprits a portée de juger si le préjugé dont je parle est plus nuisible qu’utile.

Mais que sert de le dénoncer à l’indignation publique ? N"est-il pas destiné à triompher de tous les efforts de la raison ? peut-on espérer de guérir jamais les hommes de ce mal invétéré ?

Ainsi raisonne[142] le vulgaire ; mais l’homme fait pour penser rejette ce funeste présage.

Les préjugés invincibles ne sont faits que pour les temps d’ignorance, où l’homme courbé sous le joug de l’habitude regarde toutes les coutumes anciennes comme sacrées, parce qu’il n’a ni la faculté de les apprécier, ni même l’idée de les examiner : mais dans un siècle éclairé, où tout est pesé, jugé, discuté ; où la voix de la raison et de l’humanité retentit avec tant de force ; où devenus plus sensibles et plus délicats en raison du progrés de nos connaissances, nous nous appliquons sans cesse à diminuer[143] le nombre de nos maux et a augmenter nos jouissances, un usage atroce ne peut lontems retarder sa ruine, que lorsqu’il[144] est protégé par les passions des hommes, où par le crédit d’un trop grand nombre de citoiens intéressés à le perpétuer : mais le préjugé dont je parle[145] n’est utile à personne ; il est redoutable à tous ; la société entière demande qu’il périsse.

N’en doutons pas[146] moment où nous sommes, l’a déjà beaucoup affoibli suffiroit seul pour amener cet heureux événement ; mais l’intérêt de l’humanité m’invite, messieurs, à remplir vos vues bienfaisantes en cherchant les moiens de l’accélérer.

Ce n’est point par des loix expresses[147] qu’il faut combattre l’abus dont il est question[148] ; ce n’est point par l’authorité qu’il faut l’attaquer : elle[149] n’a point de prise sur l’opinion. De pareils moiens loin de détruire[150] le préjugé dont nous parlons ne feroient peut être que le fortifier. Il[151] a sa source dans l’honneur, comme je l’ai prouvé ; et l’honneur loin de céder à la force se fait un devoir de la braver : essentielement libre et indépendant il n’obéit qu’à ses propres loix ; il ne reconnoit[152] d’autre juge et d’autre maitre que lui même.

Au reste nous n’avons pas besoin[153] de changer[154] tout le système de notre législation ; de[155] chercher le remède d’un mal particulier dans une révolution générale [156] souvent dangereuse : des moiens plus simples, plus faciles, et peut être[157] plus sûrs semblent s’offrir à nous[158]

Cependant, si je pouvois penser que l’opinion dont je parle fut réellement propre à diminuer le nombre des crimes ; si c’étoit vraiment ce motif, qui nous eut déterminés à l’adopter et qui nous y retint attachés, je chercherois à la remplacer par quelqu’institution qui put nous procurer les mêmes avantages : je proposerois par exemple d’étendre les bornes du pouvoir paternel ; et de donner aux parens toute l’authorité nécessaire pour récompenser où pour punir les vertus où les désordres de leurs enfans : mais comme l’intérêt des mœurs n’est ici qu’un vain prétexte par lequel la prévention cherche quelques fois à pallier notre injustice ; je regarde le rétablissement de la puissance paternelle, à la vérité comme le frein le plus puissant de la corruption, mais non comme un moien d’anéantir l’abus dont il s’agit ici.

Mais je voudrois que l’on abrogeât certaines loix qui paroissent tendre immédiatement à l’entretenir : il seroit à souhaiter par exemple que les biens d’un homme condamné au supplice cessassent d’être soumis à la confiscation : cette peine tombe moins sur le coupable que sur ses héritiers ; elle semble etre par elle même une espèce de flétrissure pour la famille : dans le temps où elle auroit besoin de toute la considération que le vulgaire attache à la richesse, pour affoiblir le mépris auquel elle est exposée, la confiscation ajoute encore à son avilissement par la misère où elle la réduit.

Je voudrois aussi que la loi n’imprimât plus aucune espece de tache aux bâtards ; qu’elle ne parut point punir en eux les foiblesses de leurs peres en les écartant des dignités civiles et même du ministère ecclésiastique ; je voudrois que l’on effaçat cette maxime du droit canonique, que les inclinations perverses de ceux qui leur ont donné le jour sont censées leur avoir été transmises avec le sang ; qu’enfin l’on abolit tous les usages qui peuvent familiariser les citoiens avec l’idée qu’on peut quelques fois raisonnablement rendre un homme responsable d’une faute qu’il n’a point commise.

Mais le caractère même du préjugé dont il est question semble nous indiquer un autre moien également simple ; encore plus efficace pour l’affoiblir.

Nous voions qu’il n’attache pas la honte seulement au supplice, mais à la forme même du supplice ; la roue, le gibet, comme je l’ai déjà observé, déshonore la famille de ceux qui périssent par ce genre de peine, mais le fer qui tranche une tête coupable n’avilit point les parens du criminel ; peu s’en faut même qu’il ne devienne un titre de noblesse pour la postérité.

Seroit-il impossible de profiter de cette disposition des esprits ; d’étendre à toutes les classes des citoiens cette dernière forme de punir les crimes ? Effaçons une distinction injurieuse qui semble ajouter à l’humiliation de ceux qui restent en but au préjugé et faire retomber sur eux tout le déshonneur dont les autres s’affranchissent : à la place d’une peine, qui, à la honte inséparable du supplice joint encore un caractère d’infamie qui lui est propre, établissons une autre espèce de peine a laquelle l’imagination est accoutumée d’attacher une sorte d’éclat, et dont elle sépare l’idée du deshonneur des familles ; peut-être ce changement indifférent en lui même en amenera-t-il un tres avantageux dans nos idées sur cet objet ; peut-être reconnoitrons-nous par une heureuse expérience, que dans ce qui tient à l’opinion surtout, les remèdes les plus simples sont souvent les plus salutaires.

Mais j’en vois un autre infiniment plus puissant, qui seul suffiroit pour extirper le mal et dont le succès me paroit absolument infaillible.

Les souverains le tiennent dans leurs mains ; pour anéantir ce préjugé fatal, qui semble avoir poussé de si profondes racines, ils n’ont pas besoin d’épuiser leurs trésors, ni de déploier toute leur puissance ; il leur suffira de l’attaquer. Que leur justice et leur humanité viennent au secours des malheureux qui sont unis par le sang aux coupables condamnés ; qu’ils ne souffrent pas que la route de la fortune et des honneurs leur soit fermée ; qu’ils ne dédaignent pas de les décorer des marques de leur faveur, lorsqu’ils les auront méritées par leurs services ; ou plutôt qu’ils saisissent avec empressement toute occasion de les récompenser ; que, toutes choses égales ils leur accordent même sur leurs concurrens une préférence qui n’a rien d’injuste ; que des places des distinctions, des titres d’honneur, qu’un regard favorable, un mot flatteur annonce souvent au public que le monarque oublie les fautes de leurs proches pour ne voir que leur mérite personnel, qu’il méprise ce vil préjugé qui ose dégrader la vertu même ; bientôt sa conduite sera la loi de tous ses sujets.

Qui pourra demeurer l’esclave de cette absurde opinion, lorsqu’il verra le prince se faire une gloire de la braver et un devoir de la détruire ? Qui méprisera des hommes irréprochables, honorés de son estime et de sa bienveillance, dans des pays où la faveur est l’idole de tous les sujets ; où ceux qui l’obtiennent sont pour les autres des objets d’admiration et d’envie ; où le suffrage et les récompenses du souverain sont regardés comme le comble de la gloire et le terme de l’ambition ? J’ai fait voir que l’honneur est le principe du préjugé dont je parle ; et ceux sur qui l’honneur a le plus d’empire sont ceux qui attachent le plus de prix à l’éclat des distinctions et au bonheur de fixer l’attention du prince ; quand il opposera son exemple au préjugé, il sera donc sûr de le combattre avec des armes invincibles.

Ah ! plut au ciel que ce foible ouvrage pût parvenir jusqu’au jeune monarque qui nous gouverne ! une idée utile à l’humanité ne lui seroit pas vainement présentée. Celui qui proscrivant un usage barbare consacré par une jurisprudence ancienne a épargné aux accusés des cruautés inutiles, est digne d’arracher des citoiens innocens à l’ignominie qui doit être réservée pour le crime. Dompter un préjugé atroce qui traîne tant de maux aprez lui, seroit un triomphe d’un nouveau genre dont il ne partageroit la gloire avec aucun souverain, et dont l’éclat ne seroit point effacé aux yeux de la postérité par les grans évenemens qui ont illustré son règne.

Ce n’est pas tout. Cette ressource si précieuse n’est pas la seule qui nous reste, pour nous délivrer de ce fléau. Il en est une autre non moins infaillible ; et c’est vous mêmes, Messieurs, qui l’avez découverte. En invitant les gens de lettres à frapper sur l’opinion fatale qui fait l’objet de cette discussion vous avez donné à la société un gage assuré de sa ruine.

Fixer l’attention du public sur un usage également absurde et barbare est un des moiens les plus certains de le détruire. La raison et l’éloquence : voilà les armes avec lesquelles il faut attaquer les préjugés : leur succès n’est point douteux dans un siècle tel que le notre.

Plus je réfléchis et plus je suis convaincu que celui dont je parle ne subsiste encore aujourd’hui que parcequ’il n’a pas encore été approfondi ; parce que l’esprit philosophique ne s’est pas encore porté particulièrement sur cet objet ; parceque le défaut de réflexion à cet égard a même laissé dans un grand nombre d’esprits l’idée fausse et absurde qu’il procure de précieux avantage à la société : mais si nos habiles écrivains avaient depuis lontems accoutumé le public à envisager tout ce qu’il a de ridicule, d’injuste, d’atroce et de funeste ; croit-on qu’il auroit conservé tout son empire.

Hâtez vous de l’anéantir, o vous sublimes génies, a qui la nature semble avoir confié le noble emploi d’éclairer vos semblables ; c’est à vous qu’il est donné de commander à l’opinion. Et quand votre empire fut-il aussi étendu, que dans ce siècle avide des jouissances de l’esprit, où vos ouvrages devenus l’occupation et les délices d’une foule innombrable de citoiens vous donnent une si prodigieuse influence sur les mœurs et les idées des peuples ? Combien de coutumes funestes ? Combien de préjugés barbares n’avez-vous pas détruits, malgré les profondes racines qui sembloient devoir oter l’espoir de les ébranler ? Helas ! le génie sçait faire triompher l’erreur même, lorsqu’il s’abbaisse à la protéger : que ne pourrez-vous donc pas, quand vous montrerez la vérité aux hommes ; non pas la vérité austère, effarouchant les passions, imposant des devoirs, demandant des sacrifices : mais la vérité douce, touchante, réclamant les droits les plus chers de l’humanité, secondant le vœu de toutes les âmes sensibles et trouvant fous les cœurs disposes à la recevoir ! quelle résistance éprouverez-vous, quand vous attaquerez avec toutes les forces du génie un préjugé odieux, dont on s’étonnera d’avoir été l’esclave, dèz que vous l’aurez peint avec les couleurs qui lui conviennent ?

Grâces immortelles soient donc rendues à la société celebre qui la première a donné l’exemple de diriger vers ce but les efforts et l’émulation des hommes de lettres ! cette idée aussi belle qu’elle est neuve honore également le cœur et l’esprit de ceux qui la composent : elle lui assure à la fois la reconnaissance et l’admiration du public.

J’ai taché, autant qu’il étoit en moi, de seconder son zèle pour le bien de l’humanité ! puisse un grand nombre de ceux qui ont couru avec moi la même carrière avoir combattu avec des armes plus victorieuses l’abus funeste contre lequel nous nous sommes ligués ! Si je n’obtiens pas la couronne à laquelle j’ai osé aspirer, mes travaux ne demeureront pas tout à fait sans recompense ; je trouverai au fonds de mon cœur un autre prix assez flatteur, qu’aucun rival ne sçauroit m’enlever.



  1. Edition de 1785 : couronné.
  2. du prix de l’année 1784
  3. au bien public.
  4. à frapper les préjugés qui.
  5. Cette opinion impérieuse.
  6. de tourner.
  7. le génie
  8. qui soit digne.
  9. Édition de 1785 : PREMIÈRE PARTIE.
  10. J’ai à discuter.
  11. pourra.
  12. en quelque sorte deest
  13. Messieurs.
  14. dont je parle.
  15. quelques.
  16. Ed. de 1785 : manières de s’exprimer
  17. qui ont.
  18. sur ses progrès.
  19. Ed. de 1785 : mais.
  20. toujours.
  21. pareil.
  22. assez deest.
  23. il s'agit ici.
  24. qu'il puisse deest.
  25. en quelque sorte deest.
  26. il deest.
  27. Ed. de 1785 : je parle.
  28. Devoit.
  29. Depuis ne seroit-il jusqu’à victime dans l’édition de 1785.
  30. Ed. de 1785 : La prison d’où il alloit sortir pour subir…
  31. de,
  32. après sont père deest.
  33. dont son père avoit.
  34. Marcus.
  35. de leurs descendans deest.
  36. Tribunal.
  37. Ed. de 1785 : l’un de ses proches parens.
  38. puisse.
  39. par sa constitution deest.
  40. comme on l’a souvent remarqué.
  41. qui tient plus à la.
  42. Édition de 1785 : actions extravagantes.
  43. qui deest.
  44. lui deest.
  45. dont il est ici question.
  46. appréciant souvent les choses.
  47. avoit développé avant Montesquieu.
  48. Éd. de 1785 : dont il est question
  49. et sur tout.
  50. Les peines affictives
  51. pendant des siècles.
  52. ont été.
  53. punitions
  54. à jamais
  55. la
  56. Éd. de 1785 : dans des temps.
  57. a pu.
  58. Souvent.
  59. ils.
  60. la condamnation.
  61. Surtout deest.
  62. Seconde Partie.
  63. question plus importante encore.
  64. plus nuisible qu’utile.
  65. les avis.
  66. que la raison et.
  67. j’ai vu une Société savante aussi distinguée proposer.
  68. jamais cru que.
  69. Éd. de 1785 : D’abordqu’une.
  70. de la corruption. Le jour est arrivé où César saisit enfin le prix de ses travaux, de ses victoires et de ses forfaits ; il triomphe, il règne, il est assis sur le trône de l’univers. César est-il heureux ? Non. Il échapperoit en vain au fer de ses ennemis qui vont l’immoler à la liberté ; la peine qui le poursuit ne l’atteindroit pas moins sûrement : il ne vivroit que pour apprendre tous les jours par de terribles leçons, que ce qui n’est point honnête ne sauroit être juste. Cette maxime,…
  71. des États repose.
  72. ouvertement.
  73. Éd. de 1785 : que j’ai exposé par un exemple.
  74. salutaire à la Société ; il.
  75. de condammés à… méritée deest.
  76. plus funestes à la Société.
  77. du coupable.
  78. ce
  79. Éd. de 1785 : le père.
  80. de ses.
  81. son.
  82. toujours si prompte.
  83. sévérité.
  84. affreux.
  85. père qui ne se propose.
  86. quand un père.
  87. la corruption de son fils est déja parvenue.
  88. qu’il connoit.
  89. le dernier
  90. le
  91. à des démarches humiliantes qui laissent.
  92. sa
  93. Et souventà peine
  94. l’aura-t-il
  95. lui seul peut
  96. il obtiendra.
  97. qu’il aura.
  98. Éd. de 1785 : Le coupable, dont les inclinations funestes auront été fortifiées encore par la compagnie des hommes vicieux, que la même punition aura rassemblés dans sa prison, ou par la solitude non moins dangereuse pour les âmes perverses que le commerce des méchans, rentrera dans le sein de la Société, où il rapportera de funestes dispositions, à tous les crimes.
  99. que nous procure ce préjugé
  100. au moins deest
  101. Ah ! si nous voulons exercer envers eux.
  102. du moins toutes leurs prérogatives.
  103. ce
  104. sage deest
  105. que pour mettre un frein au crime il n’est.
  106. d’opprimer
  107. mais enfin
  108. Éd. de 1985 : nous pourrions pallier par ce frivole prétexte
  109. injustice envers les pères.
  110. comment la justifierons-nous à l’égard des autres parens du coupable.
  111. coupable
  112. autres deest
  113. mais deest.
  114. Éd. de 1785 : honnête ils sont réduits.
  115. à ces inconcevables contradictions.
  116. dans un pays
  117. Éd. de 1785 : au danger affreux.
  118. les fondemens du bonheur public.
  119. mille
  120. voulu la priver des moindres.
  121. des criminels qu’ils n’ont pas cru devoir condamner à la mort. De là les.
  122. attachent.
  123. sages deest
  124. tous les
  125. Éd. de 1785 : qui tiennent à un coupable.
  126. les fautes de leur parent.
  127. de ce dernier
  128. mais nos préjugés privent à jamais.
  129. ils les anéantissent ; ils les frappent.
  130. au coupable
  131. devinssent jamais dangereux.
  132. Voir à l’appendice I la variante de l’édition de 1785, page 28.
  133. Là finit la variante de 1785
  134. Éd. de 1783 : funestes : Ceux qu’il flétrit sont sans cesse exposés à des affronts qu’ils ne souffrent pas toujours patiemment La cause de leurs malheurs est.
  135. discussions
  136. aliment inépuisable à cette autre frénésie, non moins funeste ni moins barbare que lui, et avec laquelle il est sans doute bien digne de s’allier.
  137. il affoiblit… paternelle deest.
  138. les forcer à se relâcher d’une sévérité nécessaire.
  139. Éd. de 1785 : qui auroient déshonoré.
  140. dont je parle.
  141. Voir à l’appendice II la variante de l’édition de 1785, page 32.
  142. Édition de 1783 : p. 41, ainsi parle
  143. diminuer nos misères et à augmenter
  144. ruine, s’il n’est protégé
  145. dont nous parlons.
  146. Oui, Messieurs, le seul progrès des lumières suffiroit peut-être pour amener tôt ou tard cette heureuse révolution ; mais nous ne devons pas employer avec moins de zele tous les moyens nécessaires pour l’accélérer. Ne vous semble-t-il pas voir toutes les familles, que le préjugé fatal peut frapper encore dans l’avenir, élever vers nous une voix touchante, pour nous inviter à précipiter, s’il est possible, l’époque de sa destruction ? Heureux l’homme d’État qui pourra se dire à lui-même : j’ai trouvé au milieu de ma Nation un monstre, qui avoit désolé tous les siècles précédens ; il menaçoit de ses fureurs les générations futures, mais je l’ai anéanti avant qu’il ait pu parvenir jusqu’à elles. Heureux aussi et non moins grand peut-être l’Homme de Lettres qui, sauroit montrer à l’Homme d’État les traits dont il doit frapper ce monstre, et obtenir la plus douce récompense qui puisse couronner les travaux du génie, l’avantage de contribuer au bonheur de ses concitoyens. La nature du préjugé dont il est question, nous indique celle des moyens que nous devons employer contre lui.
  147. Éd. de 1785 : directes.
  148. qu’il faut le combattre.
  149. l’autorité
  150. détruire celle qui nous occupe, elle ne ferait peut être que la fortifier.
  151. Cette opinion a sa source.
  152. connoit.
  153. Nous n’avons pas besoin non plus
  154. de bouleverser.
  155. pour chercher
  156. générale deest.
  157. plus simples et en même temps plus sûrs vont bientôt s’offrir à nous.
  158. Cf. à l’appendice III la fin du discours (éd. de 1785 p. 44)