Œuvres complètes de Maximilien de Robespierre/Tome 1/Appendice II (Discours sur les peines infamantes)




APPENDICE II
(Variante de l’édition de 1785. Voir p. 40).


Je ne doute pas que ces exemples soient beaucoup plus communs qu’on ne pense ; ils ne demandent qu’un œil attentif pour être apperçus.

Mais il est, Messieurs, un point de vue plus important, et digne de fixer toute votre attention, sous lequel on peut considérer le préjugé.

Dans toute Société bien constituée, il est des Tribunaux établis par les loix, pour juger les crimes suivant des formes invariables, faites pour servir de sauve-garde à l’innocence et de rempart à la liberté civile ; mais ces principes sacrés, sur lesquels portent les premiers fondemens du bonheur public, le préjugé permet-il de les suivre avec rigueur ? Un de ses premiers effets est de forcer les familles à solliciter sans cesse des ordres supérieurs contre les particuliers, dont les inclinations perverses ou les passions ardentes semblent leur annoncer un funeste avenir. C’est en vain que l’intérêt général semble réclamer contre leurs démarches ; le vœu public invoque lui-même ce secours, en faveur des citoyens honnêtes que menace cette opinion fatale. Car après tout nos mœurs en général ne sont point cruelles ; le préjugé nous révolte en nous subjuguant ; nous ne voyons pas sans épouvante les suites affreuses qu’il traîne après lui ; l’intervention de l’autorité se présente à nous comme le seul moyen de les prévenir, el nous le saisissons avec empressement.

Nous connoissons les inconvéniens qu’il entraîne ; nous savons que les alarmes d’une famille, peuvent être pour des parens malintentionnés un prétexte aux vengeances domestiques, un instrument d’injustice et d’oppression ; nous sentons que la jalousie d’un frère ambitieux, la haine d’une marâtre cruelle, les intrigues d’une perfide épouse, peuvent faire quelquefois tout le crime du malheureux contre qui l’on conspire au pied du Trône : et nous ne pourrons-nous défendre d’un sentiment d’effroi, si nous songeons qu’alors ces citoyens en butte à des accusations clandestines, ayant pour juges leurs adversaires mêmes, sont privés de tous les secours que les formes ordinaires de la Justice présentent à l’innocence pour confondre la calomnie.

Mais ces inconvéniens et tant d’autres nous paroissent encore préférables à tous les malheurs qui suivent le plus odieux des préjugés. Contre un mal si redouté, il n’est point de remède si violent que nous ne puissions employer sans effroi.

Cependant que faut-il penser d’un fléau qui a pu nous familiariser avec une pareille ressource et qui seul, perpétue encore parmi nous un usage si pernicieux en lui-même.

Oui, sans lui les Lettres de cachet seroient ignorées parmi nous, et nous verrions bientôt ce nom effacé de notre langue. La tranquillité publique et la puissance royale établies désormais sur des fondemens inébranlables, ne nous permettent pas même de prévoir aucun de ces événemens funestes qui peuvent forcer le Gouvernement à employer ces ressorts extraordinaires et violens. L’auguste bonté de nos Souverains, qui se fait une loi d’en restreindre l’usage avec tant de sévérité, s’empresseroit de l’abolir entièrement ; mais aussi long-tems que nous conserverons l’habitude d’envelopper l’innocence dans la proscription du crime, il nous faudra des Lettres de cachet, et nous ne cesserons de les invoquer contre notre propre folie.

Que sera-ce lorsque les familles n’auront pu recourir à ces précautions funestes, et que le crime d’un particulier aura éveillé l’attention de la Police ? C’est alors que l’on verra tous ceux qui tiennent au coupable par quelque lien, se liguer pour l’arracher à la peine qui le menace. Tout ce que peut le crédit, la faveur, les richesses, l’amitié, la bienfaisance, le zèle, le courage, le désespoir, toutes les passions humaines exaltées par le plus puissant de tous les intérêts, tout est prodigué pour imposer silence à la loi ; a chaque délit qu’elle veut réprimer, elle voit se former contr’elle une nouvelle conspiration, plus ou moins redoutable, suivant le degré de crédit et de considération dont jouit la famille du criminel. Eh ! qui pourroit faire un crime à ces infortunés, de réunir toutes leurs forces pour échapper à un tel désastre ? La commisération publique se range elle-même de leur parti. Quels étranges contrastes ! l’intérêt de la Société demande la punition du coupable ; et la société elle-même est en quelque sorte contrainte à faire des vœux pour son salut. Une foule de citoyens irréprochables est placée entre les Magistrats et l’accusé ; pour frapper celui-ci, il faut qu’ils plongent dans le cœur des autres le glaive dont ils sont armés pour punir le crime. Que je plains un Juge réduit à cette situation cruelle, où il ne peut déployer la sévérité de son ministère, sans immoler à la fois la vertu, l’innocence, les talens, la beauté ! La Loi, toujours inexorable, lui crie : Armez votre ame d’un triple airain ; frappez sans foiblesse et sans pitié. Mais l’humanité, la nature, l’équité même, lui demandent grâce pour une famille que sa bienfaisance, ses mœurs, ses services, ont rendue respectable et chère à toute la contrée qu’elle habite ; à leur voix touchante se mêlent les gémissemens de tout un peuple, qui partage l’horreur de sa situation ; au deuil, à la consternation qui glace tous les cœurs, vous diriez, que tous les citoyens sont la famille de l’accusé ; le spectacle de la douleur publique redouble et justifie la sensibilité des Magistrats. Ah ! ce n’est point contre le vice qu’il faut ici se tenir en garde, c’est contre leurs propres vertus qu’ils ont à se défendre…

Je veux croire cependant que dans des combats si dangereux, l’inflexible sévérité triomphera toujours ; je veux croire que tant de penchans impérieux ne mettront jamais le plus foible poids dans la balance de la Justice ; je veux croire qu’un Juge ne se laissera jamais égarer par quelqu’une de ces illusions, qui séduisent si facilement l’homme même le plus vertueux ; mais enfin malheur au peuple dont les préjugés semblent imprimer à la sagesse même des loix, un caractère d’injustice et de férocité ; et qui pour compter sur leur exécution, a besoin que ses Magistrats soient toujours capables de s’élever à l’héroïsme d’une vertu presque barbare.

Mais c’est sur-tout auprès du Souverain que l’on fera les plus grands efforts, pour sauver les coupables : le pouvoir de faire grâce réside en ses mains. Il est vrai que le dépôt de la félicité d’un peuple dont il est chargé, élevé son ame au-dessus des mouvemens d’une sensibilité vulgaire, et lui inspire une sainte réserve dans la dispensation de cette sorte de bienfaits. Mais ici tant de circonstances impérieuses se réuniront souvent en faveur des familles ! tant d’objets touchans s’offriront à l’humanité du Prince ! tant de raisons séduisantes seront présentées même à sa sagesse… Comment la clémence pourroit-elle demeurer toujours inexorable, quand la Justice elle-même tremble de punir ? On lui arrachera la grace du coupable ; mais dans le moment même où son cœur combattu la laissera échapper, il sera forcé de gémir sur la bizarrerie d’un peuple frivole, dont les préjugés font violence à la juste sévérité des Loix et ébranlent les principes salutaires qui sont la base de l’ordre public.


TROISIÈME PARTIE


Ce que je viens de dire, Messieurs, me paroît suffisant, pour mettre tous les esprits à portée de décider si le préjugé dont il est question est plus nuisible qu’utile à la Société.

J’ai fait voir que ses prétendus avantages sont chimériques et nuls, son injustice extrême et ses inconvéniens affreux.

C’est dire assez, que nous devons réunir toutes nos forces pour le détruire : mais la manière dont vous avez posé la question qui me reste à discuter, m’a paru mériter une attention particulière.

Quels sont, demandez-vous, les moyens de détruire le préjugé, ou de parer aux inconvéniens qui en résultent, si l’on jugeoit qu’il fût nécessaire de le conserver en partie ?

Cet énoncé nous invitoit à examiner si le préjugé restreint dans certaines bornes, ne pouvoit pas produire quelques bons effets, et s’il ne seroit pas encore plus utile de le modérer que de l’anéantir entièrement. Cette marche convenoit sans doute à la sagesse d’une Compagnie savante, qui cherchant à éclaircir une question importante au bien public, se proposoit d’engager les Gens de Lettres à examiner un si grand sujet sous toutes les faces, et à le discuter avec toute l’exactitude et toute la profondeur qu’il demande.

Pour moi l’idée que je me suis formée de l’abus dont je parle, ne me permet pas d’admettre ici aucun tempérament, et mes principes me conduisent directement à la destruction totale du préjugé.

Je sais qu’il est chez tous les hommes, comme je l’ai observé dans la première Partie de ce Discours, un sentiment équitable et naturel, qui fait dépendre jusqu’à un certain point la considération attachée à une famille, du mérite ou des vices de chacun de ses membres. Cette manière de penser, commune à toutes les Nations, est bonne, raisonnable, utile à la Société ; mais encore un coup, ce n’est point là le préjugé dont il est ici question. Ce discours n’a pour objet que cette opinion meurtrière, particulière à certains peuples, qui couvrant d’un opprobre éternel les parens d’un coupable que les Loix ont puni, les rendent à jamais des objets de mépris et d’horreur pour le reste de la Société : voilà l’abus qu’il faut anéantir.

En le frappant ne craignons pas de détruire en même tems cette opinion primitive et modérée qui distribue avec équité le blâme et la honte aux familles des coupables. Elle survivra toujours à la ruine de notre préjugé : c’est à elle que tous nos efforts nous ramèneront naturellement, sans qu’il soit besoin de nous en occuper ; il ne seroit pas même en notre pouvoir de l’étouffer, elle tient à la nature même des choses. Jamais dans aucune Société les grandes actions ou les crimes d’un particulier, ne seront absolument indifférentes à la gloire de sa famille. Mais si cette vaine terreur nous engageoit à user de ménagemens envers le préjugé, nous ne ferions contre lui que d’impuissantes tentatives ; si nous craignons de passer le but, nous le manquons. Les précautions que nous prendrions pour conserver une partie du préjugé, ne feroient que l’affermir davantage.

Quoi ! lorsque nous avons besoin de faire les plus grands efforts pour déraciner une opinion terrible, fortifiée par le tems, cimentée par l’habitude, entretenue par les causes les plus puissantes, la crainte d’obtenir un succès trop complet est-elle donc le soin qui nous doive inquiéter ? Non, ne songeons point à modérer l’usage de nos forces, quand nous ne saurions les déployer toutes avec trop de courage. Bannissons tous ces vains scrupules, dégageons-nous de toutes ces entraves, et marchons d’un pas ferme à la ruine du préjugé.

Mais ici une réflexion m’arrête. Ne nous flattons-nous point d’une vaine espérance ? Est-il vraiment quelque moyen de guérir les hommes d’un mal si invétéré ? L’abus que nous attaquons n’est-il pas destiné à triompher éternellement de tous les efforts de la raison ? Ainsi parle le vulgaire, mais l’homme qui pense, rejette ce funeste présage.