Œuvres complètes de Maximilien de Robespierre/Tome 1/Éloge, texte imprimé



ÉLOGE
DE GRESSET


Discours qui a concouru pour le prix
proposé par l’Académie d’Amiens,
en l’année 1785
Par M..... Avocat en Parlement



Hunc lepidique sales lugent, veneresque pudicœ,
Sed mores prohibent, ingeniumque mori.



À LONDRES,
Et se trouve À PARIS.
Chez Royez, Libraire, quai des Augustins.
Les Marchands de Nouveautés.
M. DCC. LXXXVI.

ÉLOGE
DE GRESSET[1]



Le véritable éloge d’un grand homme, ce sont ses actions et ses ouvrages : toute autre louange paroît assez inutile à sa gloire ; mais n’importe : c’est un beau spectacle de voir une Nation rendre des hommages solennels à ceux qui l’ont illustrée, contempler, pour ainsi dire, avec un juste orgueil, les monumens de sa splendeur et les titres de sa noblesse, et allumer une utile émulation dans le cœur de ses concitoyens par les éloges publics qu’elle décerne aux vertus et aux talens qui l’ont honorée.

Gresset étoit digne d’un tel hommage ; et à qui, Messieurs, convenoit il aussi bien qu’à vous de le lui rendre ? Sa gloire, qui brille avec éclat aux yeux de toute l’Europe, a pour vous quelque chose de plus touchant : vous la partagez avec lui. Cet illustre Poëte est né au milieu de vous, il a voulu vivre et mourir parmi vous ; vous fûtes à la fois ses compatriotes, ses amis, les compagnons de ses travaux littéraires, les témoins de sa vie privée, les spectateurs de sa vertu ; par-tout ailleurs on a admiré ses écrits ; vous avez encore connu et chéri sa personne. C’est l’amitié qui semble aujourd’hui s’unir à la Patrie pour honorer sa mémoire. En proposant son éloge à l’émulation publique, vous paroissez chercher une consolation à la douleur que vous cause sa perte dans les nouveaux monumens qu’elle s’empressera d’élever à sa gloire.

Oui, répandons des fleurs à l’envi sur la tombe du plus aimable des Poëtes. Quoiqu’aucun lien ne m’ait attaché à lui, mon zèle ne le cédera point au vôtre. Pour chérir sa mémoire, ne suffit-il pas d’avoir lu ses écrits, d’avoir entendu parler de ses vertus ?

Ô Gresset, tu fus un grand Poëte. Tu fis beaucoup plus, tu fus un homme de bien. En vantant tes ouvrages, je ne serai point obligé de détourner mes yeux de ta conduite ; la Religion et la Vertu ne s’indigneront pas contre les éloges donnés à tes talens. Heureux l’Écrivain qui, comme toi, sçait toujours les respecter et les suivre, et marquer leur auguste empreinte dans sa vie comme dans ses ouvrages !

Gresset entra de bonne heure dans cette société célèbre qui avoit instruit sa jeunesse, et qui sembloit offrir une retraite si douce aux hommes épris des charmes de l’étude et des lettres. Ce fut dans son sein que se forma le Poëte des Grâces.

La voix publique lui a déféré ce titre, qui suffiroit seul pour lui assurer le rang le plus distingué dans l’empire des Muses.

Tous les ouvrages qui portent le caractère du génie, semblent donner à leurs auteurs un droit égal aux hommages de la postérité. Les Muses partagent leurs présens entre leurs favoris ; les couronnes qu’elles leur décernent sont différentes ; il est difficile de décider quelles sont les plus brillantes. Les Sophocle, les Théocrite, les Tibulle, les Virgile, les Corneille, les la Fontaine, entrent ensemble au Temple de l’Immortalité ; les roses qui couronnent Anacréon ne sont pas moins durables que les lauriers qui ceignent le front d’Homère ; et si le grand caractère de ces Poëtes majestueux qui osèrent chanter les Héros et les Dieux impose plus de respect à la postérité, elle semble aussi sourire avec un plus doux sentiment de plaisir à ces Poètes aimables, que les ris et les grâces ont inspirés.

Mais à combien peu de mortels elles accordent cette faveur ? Envain un peuple de rimeurs ose se croire né pour jouer avec elles, ils inondent le Public de leurs productions légères ; mais elles meurent en naissant ; ces fleurs délicates qu’ils veuillent cueillir se fanent dès qu’ils les ont touchées ; elles ne conservent un éclat immortel qu’entre les mains de ce petit nombre d’Écrivains fortunés que la nature a doués d’un génie vraiment original.

Le premier ouvrage qui fit connoitre Gresset dans la République des Lettres le plaça incontestablement dans cette classe privilégiée. Ici, Messieurs, l’idée du Ververt se présente d’elles-même à vos esprits. À ce nom, un souris involontaire semble naître, excité par les images charmantes qu’il réveille dans notre mémoire ; et c’est-là, sans doute, le plus bel éloge d’un ouvrage de ce genre.

Cette production parut, comme un phénomène littéraire. Avant cette époque, nous possédions plusieurs Poëmes héroï-comiques justement admirés ; et, par un contraste assez singulier, c’est aux plus imposans et aux plus graves d’entre les Poëtes, que nous devons ces productions badines. Le chantre d’Achille ne dédaigna pas de célébrer la guerre des rats et des grenouilles. Pope, ce Poëte philosophe, trouva dans une boucle de cheveux la matière d’une nouvelle Iliade. Boileau, le poëte de la raison, emboucha la trompette héroïque pour chanter la discorde qu’un Lutrin avoit allumée dans le sein d’une paisible Église.

Tous les siècles réunis n’avoient produit que quatre ou cinq chefs-d’œuvres en ce genre, et notre langue n’en possédoit qu’un seul, lorsqu’un jeune Poëte, inconnu jusqu’alors, sembla les surpasser tous par un ouvrage encore plus étonnant.

Sa muse osa franchir les grilles des Couvens, pour y observer ces riens importants nés de la frivolité du sexe. Cette matière neuve, mais aride, prêtoit, sans doute, beaucoup moins à l’imagination que celle du Lutrin et de la Boucle de Cheveux enlevée.

Pope et Boileau avoient d’ailleurs étendu les ressources de leurs sujets : le premier, par l’intervention des Silphes, qu’il intéresse à la destinée des cheveux de Bélise ; l’autre, par l’introduction des Divinités allégoriques auxquelles il fait prendre parti dans la querelle du Lutrin. Le chantre de Ververt néglige tous ces ressorts ; au lieu d’adopter la marche imposante de l’Épopée, dont la dignité, formant un contraste plaisant avec la petitesse du sujet, offre déjà par elle-même une source de beautés piquantes et faciles, il célèbre la gloire de son héros sur un ton plus simple, plus naïf, et par conséquent plus difficile. Il semble que son génie, rejettant tous appuis étrangers, cherche à multiplier les obstacles pour les vaincre, et veuille lutter avec ses seules forces contre toute la sécheresse de la matière.

Mais, avec cette unique ressource, quel Poëme ne fait-il point éclore d’un sujet qui sembloit à peine susceptible de fournir quelques plaisanteries !

Quoique l’imagination n’ait peut-être jamais rien produit de si riant que les détails de ce poëme, il est douteux, si le mérite de l’invention et de la richesse de la fiction ne sont pas encore au-dessus. Mais n’allois-je point entreprendre de développer les beautés du Ververt, comme si le discours pouvoit exprimer des grâces que sa lecture seule peut faire sentir ? Quelles paroles pourroient peindre la fraîcheur et l’éclat du coloris qui caractérise le style de cet ouvrage, cet heureux accord de la finesse avec la naïveté, de la plaisanterie la plus délicate avec toutes les richesses de la poésie ; cette imagination brillante qui, de l’idée la plus stérile et la plus triviale, sçait faire sortir mille détails aussi nobles que gracieux ; qui, à un trait ingénieux, fait succéder sans cesse un trait plus piquant encore, effacé lui-même par une saillie nouvelle qui achève d’étonner l’esprit, et de dérider le front le plus sévère ? Quel éloge pourroit valoir cette impression de plaisir et d’admiration qu’il a laissée à tous ceux qui le connoisse ? Et à qui est-il inconnu ? Il est entre les mains de tous les âges et de toutes les conditions : il fait les délices des hommes lettrés, il procure des heures agréables aux hommes les moins instruits ; ceux qui sont les plus étrangers aux autres chefs-d’œuvres de notre littérature sont familiers avec le Ververt. Il rappelle à tous les esprits des souvenirs rians ; il leur retrace l’idée du plus charmant ouvrage qu’ayent produit le goût, l’imagination et la gaïté. Lisez le Ververt, vous qui aspirez au mérite de badiner et d’écrire avec grâce ; lisez-le, vous qui ne cherchez que l’amusement ; et vous à qui la nature semble avoir refusé la faculté de rire ; lisez le Ververt, et vous connoîtrez une nouvelle source de plaisirs.

Oui, tant que la Langue Françoise subsistera, le Ververt trouvera des admirateurs. Graces au pouvoir du génie, les aventures d’un Perroquet occuperont encore nos derniers neveux. Une foule de Héros est restée plongée dans un éternel oubli, parce qu’elle n’a point trouvé une plume digne de célébrer ses exploits ; mais toi, heureux Ververt, puisqu’il a plû à un grand Poëte de l’immortaliser, ta gloire passera à la postérité la plus reculée. Dans plusieurs siècles, on parlera encore avec intérêt de tes prospérités et de tes revers, de tes charmes et de tes erreurs, des tendres soins que te prodiguèrent les douces maîtresses dont tu fus l’idole, et des plaisirs que tu leur procuras, et des larmes que tu leur fis répandre.

Aussi ne devons-nous pas nous étonner si cet ouvrage fit une si prodigieuse sensation dès sa naissance ; les applaudissemens qu’il excitoit redoubloient encore lorsqu’on appronoit que ce chef-d’œuvre étoit le coup d’essai d’un homme de vingt-six ans, renfermé dans l’enceinte d’un collège, et destiné à la vie monastique. Le grand Rousseau, frappé de l’éclat d’un tel début, annonçoit dès lors le jeune Auteur à son siècle comme un des plus beaux génies qui devoient l’illustrer. C’étoit, sans doute, un spectacle assez intéressant de voir un des plus célèbres Poètes de nos jours applaudir au triomphe d’une Muse naissante, faite pour partager avec lui l’attention du Public, et confondre, par son exemple, les lâches complots de l’envie, qui veille toujours pour arrêter le grand homme à l’entrée de sa carrière.

Mais, tandis que Gresset jouit de la gloire attachée à ses premiers succès, quel orage s’est tout-à-coup formé sur sa tête ? On conspire contre lui, on l’accuse d’attenter à l’honneur de l’Ordre de la Visitation, on crie au scandale, à la calomnie… Aimable Poëte, reprenez vos pinceaux ; peignez-nous des évènemens véritables, beaucoup plus plaisans que toutes les fictions du Ververt. Mais que dis-je ? Le badinage n’est plus de saison, l’intrigue et le crédit ont secondé le courroux de ses ennemis ; les Jésuites sont forcés de faire un sacrifice, et le jeune Poëte est condamné à s’ennuyer à la Flèche, pour expier le plaisir que procuroient au Public les ingénieuses saillies du Ververt.

Mais les Muses le suivirent dans son exil, pour en adoucir la rigueur, et bientôt parurent le Carême impromptu et le Lutrin vivant.

Censeurs austères, mélancoliques, dédaignez, tant qu’il vous plaira, la petitesse du sujet de ces deux productions ; blâmez l’enjouement qui a imaginé le Lutrin vivant ; mais pardonnez-moi si je ne puis rougir des ris qu’obtient de moi cet ingénieux badinage, et dont vous l’avez, sans doute, vous-mêmes honoré ; souffrez que j’observe avec quel art l’Auteur sçait répandre tant de sel et d’agrément sur une matière qui sembloit les exclure, et permettre, pour ainsi dire, à sa Muse, de se livrer aux accès d’une gaieté folle, sans perdre ni la finesse ni la grâce qui la caractérise.

Quand on quitte le Lutrin vivant et le Carême impromptu pour lire la Chartreuse, on croit contempler un tableau du Corrège après avoir examiné des peintures de Calot. Ce n’est plus seulement ici une production légère, c’est un ouvrage intéressant, qui n’a de commun avec les poésies qui portent ce nom que l’aisance et l’agrément. Quelle gaieté et quelle douceur de sentiment ! Quelle heureuse négligence et quelle étonnante richesse ! Quelles vives saillies et quelle philosophie ! Jamais on ne vit la raison badiner avec tant de grâces et parler un langage si aimable, si propre à s’insinuer dans les cœurs, sous l’appas de l’enjouement.

Gresset est le premier qui ait présenté un si parfait modèle de ce genre de beautés, et cette Épître charmante mérita d’être placée au rang des productions originales qui font époque dans notre littérature. Tel est le privilège du génie : un écrit agréable qui semble échapper à une plume facile et légère parvient à la célébrité des plus grands ouvrages ; et l’auteur de la Chartreuse, avec ce seul titre, auroit pris sa place parmi nos plus illustres Poëtes. Telle étoit l’idée que s’en formoit le grand Rousseau, lorsqu’il s’écrioit en parlant de celle pièce : Quel prodige dans un homme de vingt-six ans ! Quel désespoir pour tous nos prétendus beaux esprits modernes !

Cependant de tels ouvrages annonçoient assez que Gresset n’étoit point fait pour rester enseveli dans le cloître où il s’étoit renfermé. Son estime pour ses premiers maîtres, son goût pour l’étude, et son admiration pour les talens qui brilloient parmi eux, l’avoient d’abord enrôlé sous leur bannière ; mais cet état ne convenoit guères ni à l’amour de l’indépendance qui semble caractériser les hommes de génie, ni à la nature de ses travaux littéraires. Une Muse aimable et légère n’étoit point faite pour habiter une maison Religieuse. Comment auroit-elle pu librement placer une couronne de myrthe sur le front d’un Cénobite ?

Déjà le Ververt même lui avoit attiré des disgrâces qui le déterminèrent à briser la chaîne dont elles lui avoient fait sentir tout le poids.

Mais, en quittant ceux auxquels il étoit uni par les liens de la fraternité, il n’abjura point les sentimens d’amitié qu’il leur avoit voués. Il s’empressa de leur rendre un hommage public qui l’honore encore plus lui-même que ceux à qui il étoit adressé ; il leur laissa, dans des vers dignes de son cœur et de ses talens, un gage immortel de son estime et de ses regrets. C’étoit ainsi qu’il convenoit à Gresset de quitter les Jésuites ; c’est ainsi qu’une Congrégation où il laissoit les Brumoi, les Tournemine, les Bougeant, et tant d’autres, méritoit d’être quittée.

Rendu au monde et à la liberté, Gresset voyoit la plus riante carrière s’ouvrir devant lui. Annoncé par sa réputation et par ses ouvrages, il étoit attendu dans la Société avec impatience, et il pouvoit s’y montrer sans rien redouter de cet empressement curieux avec lequel on observe les hommes célèbres. On sçait que peu de gens de lettres ont sçu réunir, aussi bien que lui, au talent d’écrire, le don d’être aimable, qui n’accompagne pas toujours le génie. On retrouvoit dans sa conversation le plaisir que donne la lecture de ses ouvrages, et ceux qui l’ont connu avoient peine à décider le quel en lui étoit le plus sûr de plaire, ou de l’homme ou de l’auteur. Son amabilité ne tenoit pas seulement à l’enjouement et à la délicatesse de son esprit ; elle étoit surtout attachée à la simplicité de ses mœurs, à la franchise et à l’aménité de son caractère, à cette sensibilité d’une ame expansive et tendre, qui est la source de la vraie politesse et le charme le plus fort par lequel l’homme puisse attirer son semblable. Aussi, répandu, recherché dans le plus grand monde, accueilli des grands, qui s’honoroient de son amitié, chéri de tous ceux qui le connoissoient, il goûtoit, dans un âge où tous les sentimens sont vifs, tous les agrémens qu’un nom célèbre peut donner dans une capitale passionnée pour les talens ; il trouvoit dès l’entrée de sa carrière, dans ce triomphe continuel, des jouissances plus douces et plus réelles, sans doute, que ce fantôme imposant de l’immortalité, qui couronne les travaux du grand homme qui n’est plus.

Cependant de nouveaux ouvrages, dignes de la plume qui avoit tracé le Ververt et la Chartreuse, venoient de tems en tems réveiller l’attention du Public en multipliant ses plaisirs. L’imagination brillante de Gresset éclate avec toute sa pompe dans son Épître à sa Muse. Toute la sensibilité de son ame respire dans son Épître à sa sœur ; la tendre amitié qui dicta cet ouvrage y a laissé une empreinte que le génie seul n’imitera jamais. Je retrouve la même ame dans l’inexprimable douceur du pinceau qui traça l’image de la vie pastorale et des plaisirs de l’âge d’or. Non, cette expression touchante n’a pu sortir que d’un cœur pur, digne de goûter le calme et le bonheur de l’innocence qu’il décrit si bien

Un mérite frappant distingue, ce me semble, les Poésies Fugitives de Gresset des autres productions du même genre. Les Anacréon et leurs successeurs ont chanté les plaisirs de Bacchus et les charmes de l’Amour. Gresset, s’ouvrant une route nouvelle, sçut unir la raison au badinage et associer les ris à la sagesse. La poésie légère a pris entre ses mains un plus grand caractère ; jusques-là, uniquement bornée au soin de plaire, elle avoit été peu scrupuleuse sur les moyens de parvenir à son but. Amie de la licence et de la volupté, elle sembloit avoir acquis le privilège d’attaquer, en se jouant, le bon sens et la morale, dont la gravité paroissoit faite pour détruire toute sa grâce et toute sa gaité. Gresset sçut lui donner une décence et une noblesse dont on la croyoit à peine susceptible, sans lui ôter aucun de ses agrémens naturels. C’est ainsi qu’en l’élevant au-dessus d’elle même par le nouvel essor qu’il lui a imprimé, il s’est lui même placé au-dessus de tous les Poëtes qui l’avoient cultivée avec le plus de succès, par les beautés dont il a sçu l’enrichir autant que par le mérite de la difficulté vaincue.

ÀA Dieu ne plaise que je veuille imiter la manie de ces Panégyristes déterminés, qui semblent se faire un devoir d’immoler à la grandeur de leur héros tous ceux qui se sont signalés par les mômes talens ; j’ose croire que le goût et l’équité ne démentiront pas le jugement que je viens de porter.

Aimable Chapelle, tendre Chaulieu, puissé-je être à jamais privé du plaisir de lire vos écrits si j’osois entreprendre d’obscurcir votre gloire ! Mais vous avoueriez vous-même qu’au feu qui anime vos rians tableaux, à la mollesse, à la légèreté de votre pinceau, Gresset a joint la précision, la correction, l’élégance continue, avec une élévation et une philosophie que vous ne possédez point au même degré. Satisfaits de votre destinée, contens de jouer entre Bacchus et Glycère, vous verriez, sans murmurer, les Grâces lui composer une couronne plus brillante que les vôtres.

Un Poëte contemporain, sembloit offrir à Gresset un rival plus redoutable. Entraîné par une ambition ardente vers toutes les espèces de gloire, Voltaire avoit embrassé toutes les parties de la littérature ; mais, de tous les genres dans lesquels il s’étoit exercé, la poésie légère étoit celui où il avoit obtenu le succès le plus complet et déployé le talent le plus décidé. Vainqueur de tous ceux qui l’avoient précédé dans la même carrière, il avoit acquis une réputation désespérante pour ceux qui seroient tentés d’y marcher après lui, lorsque Gresset osa lui disputer le prix. Ce jeune Poëte, que l’amusement et l’instinct du génie, plutôt que l’ambition, sembloient conduire vers la gloire, fut peut-être étonné lui-même de partager avec son brillant rival l’attention et les suffrages du Public.

Il seroit hardi, peut-être, de décider entre ces deux Poètes, dont les productions sont distinguées par un caractère différent. Peut-être trouvera-t-on dans Voltaire plus d’esprit, de variété, de finesse, de correction ; dans Gresset, plus d’harmonie, d’abondance, de naturel : on y sentira plus cette aimable négligence, cet heureux abandon, qui fait le premier charme de ce genre de poésie. Les grâces de Voltaire paroitront plus brillantes, plus parées, plus vives, plus sémillantes ; celles de Gresset plus simples, plus naïves, plus gaies et plus touchantes. Le premier amuse, surprend, enchante mon esprit ; le second porte à mon cœur une plus douce volupté ; et s’il m’étoit permis de peindre par des images sensibles les impressions que produisent sur moi les ouvrages de ces deux grands Poêles, je dirois que les Pièces Fugitives de Voltaire me causent un plaisir semblable à celui que fait naître l’aspect d’un jardin délicieux, embelli parle goût d’un propriétaire opulent ; je comparerois les sensations qu’excitent en moi celles de Gresset à la douce émotion que donne la vue de ces paysages enchanteurs où la Nature semble prodiguer tous ses charmes et faire passer jusqu’à l’ame le sentiment de sa beauté touchante.

Tant de succès encouragèrent Gresset à en obtenir de nouveaux, il osa entreprendre de s’élever jusqu’à l’Ode.

Tout le monde convient qu’il n’a point échoué dans cette tentative, comme plusieurs Poëtes, fameux dans d’autres genres ; mais peut-être la réputation de ses Odes est-elle au-dessous de leur mérite. La supériorité du Méchant, du Ververt, et de ses Poésies légères, semble les avoir éclipsées, et s’être emparé de toute l’attention du Public, qu’elles méritoient de partager. Si l’on n’y trouve point la sublimité et le divin enthousiasme de Rousseau, on ne peut au moins y méconnoître une chaleur, une noblesse qui soutient dignement l’éclat et la majesté de l’Ode, et sur-tout une douce sensibilité que l’on chercheroit envain dans Rousseau lui-même, chez qui la magnificence des images et la hauteur des idées dominent beaucoup plus que le sentiment. Ce n’est point assez, sans doute, pour placer Gresset à côté de Rousseau ; mais c’en est trop pour le tirer de la foule de nos Poètes Lyriques, et pour compter ses Odes au nombre des ouvrages qui ont honoré ses talens, et enrichi notre littérature.

Sa célébrité et le vœu public, sembloient l’appeller à courir une nouvelle carrière.

L’éclat attaché parmi nous aux couronnes dramatiques, dirige presqu’infailliblement vers le Théâtre, l’ambition de tout Écrivain qui sent ou qui croit sentir l’impulsion du talent. De là tous ces chef-d’œuvres qui font la gloire de la Scène Françoise ; et cette foule encore plus nombreuse d’ouvrages infortunés qui ne s’y montrent quelques momens que pour subir l’arrêt du Public redoutable, qui leur imprime le sceau d’une éternelle réprobation. De-là le concours tumultueux de ce peuple d’Auteurs qui se pressent à l’entrée du Temple de Thalie ou de Melpomène, attendant avec une ardeur persévérante, que la porte fatale s’ouvre enfin devant eux.

Gresset ne s’y présenta pas avec cet empressement inquiet. Peut être même l’appas de la gloire n’eut-il pas suffi pour l’y conduire, si la force des circonstances et les pressantes sollicitations de ses amis n’avoient triomphé pour quelques momens de la rigueur de ses principes, et de cette douce paresse dont il vante si souvent les charmes dans ses écrits.

La plus fière et la plus imposante des deux Muses qui règnent sur le Théâtre, obtint son premier hommage. Cette voix légère qui avoit fait entendre des sons si gracieux, osa essayer de faire retentir la Scène des accens terribles de Melpomène.

L’accueil favorable que le Public fit à la Tragédie d’Édouard, sembla justifier cette entreprise ; mais, quelque succès qu’elle ait obtenu, je ne ferai point un mérite à Gresset d’en être l’Auteur. Ce n’est pas qu’elle n’eut pu honorer un talent moins illustre que le sien. L’invention du sujet, le plus heureux peut-être qui soit au Théâtre, le plus fécond en vertus héroïques et en situations tragiques, le caractère sublime de Worcestre, celui d’Arondel, non moins grand et plus original encore ; les traits mâles et fiers, les beautés neuves et hardies qui brillent dans ces deux rôles ; si tout cela ne suffit pas pour faire d’Édouard un chef-d’œuvre tragique, c’en est assez, peut-être, pour prouver que le génie de son auteur n’étoit point incapable de s’élever à la hauteur de la Tragédie, et pour nous faire regretter que d’autres ouvrages du même genre n’aient point suivi son premier essai.

Mais il dirigea bientôt après ses travaux vers un autre but.

Nous avons vu de nos jours le domaine du Théâtre s’aggrandir par la naissance de ces productions, connues sous le nom de Drames. Mais je ne sçais quelle manie poussa une foule de Critiques à déclamer contre ce nouveau genre avec une sorte de fanatisme. Ces fougueux Censeurs, persuadés que la Nature ne connoissoit que des Tragédies et des Comédies, prenoient tout ouvrage Dramatique, qui ne portoit pas l’un de ces deux noms, pour un monstre en littérature, qu’il falloit étouffer dès sa naissance : comme si cette inépuisable variété de tableaux intéressans que nous présentent l’homme et la société, devoit être nécessairement renfermée dans ces deux cadres ; comme si la Nature n’avoit que deux tons, et qu’il n’y eut point de milieu pour nous entre les saillies de la gaité, et les transports des plus furieuses passions.

Mais les Drames et le bon sens ont triomphé de toutes leurs clameurs. C’est envain qu’ils ont voulu nous faire honte du plaisir que ces ouvrages nous procuroient, et nous persuader qu’il n’étoit permis de s’attendrir que sur les catastrophes des Rois et des Héros : tandis qu’ils faisoient des livres contre les Drames, nous courrions au Théâtre les voir représenter, et nous éprouvions que nos larmes peuvent couler avec douceur pour d’autres malheurs que ceux d’Oreste et d’Andromaque ; nous sentions que plus l’action ressemble aux événements ordinaires de la vie, plus les personnages sont rapprochés de notre condition, et plus l’illusion est complette, l’intérêt puissant, et l’instruction frappante.

C’est, ce me semble, dans la classe des Drames que l’on doit ranger Sydnei ; mais quelque nom qu’on lui donne, cette Pièce sera toujours un des plus beaux titres de la gloire de Gresset. Ce n’étoit point l’ouvrage d’un talent médiocre, d’oser le premier développer sur la Scène Françoise la situation d’un homme fatigué de la vie, occupé des tristes apprêts d’une mort volontaire ; de traiter avec succès un sujet si lugubre, si étranger à nos mœurs et à notre Théâtre. C’est cependant dans le seul développement de ce caractère, que Gresset a trouvé la matière d’un de nos meilleurs Drames. On a admiré l’art avec lequel il a sçu le faire ressortir par le contraste de la mélancolie du principal personnage avec la gaité qui brille dans le rôle du Valet : on a été frappé de la force et de l’élégance qui distingue le style de cet ouvrage ; ce qui me paroît sur tout digne des plus grands éloges, c’est l’intrigue, intéressante malgré son extrême simplicité, et malgré la Philosophie qui domine dans toute la Pièce. Il est vrai que cette Philosophie naît du fond même du sujet ; qu’elle est liée à l’action, et qu’elle parle au cœur le langage du sentiment, en même tems qu’elle présente à l’esprit les plus justes et les plus nobles idées. Il n’est peut-être point de pièce en ce genre qui offre un si heureux accord du mérite théâtral avec la solidité des plus graves raisonnemens. On croiroit quelquefois lire un Dialogue de Platon, si l’intérêt du Roman, croissant toujours de Scène en Scène jusqu’au dénouemnt le plus satisfaisant et le plus naturel, ne mettoit Sydnei au rang des ouvrages dramatiques les plus estimables.

Cependant, le dirai-je ? le mérite même de cette pièce, simple, belle, touchante, mais peu éclatante à la représentation, jointe à la nature du sujet, qui a trop peu de rapport avec l’humeur de notre nation, fera peut-être qu’elle sera beaucoup lue et jouée rarement, différente en cela de plusieurs Drames célèbres que l’on voit souvent, et qu’on se garde bien de lire. Tandis que la foule se portera aux représentations de ces Romans absurdes, où le faste des déclamations philosophiques, les explosions d’une chaleur factice, et le fracas des coups de Théâtre redoublés, tiennent lieu des vraies et solides beautés qu’elle ne sçait guères apprécier ; les hommes de goût pourront se renfermer avec Sydnei, et le relire dans le silence du cabinet, avec un plaisir toujours nouveau.

C’étoit la destinée de Gresset de cueillir, comme en passant, toutes les palmes que présente le Théâtre.

La Comédie sembloit attendre depuis long-tems un successeur aux grands Écrivains qui l’avoient illustrée. La gaité et la délicatesse du génie François, favorable à ce genre de productions, enfanta de tout tems de jolies pièces dignes d’amuser le loisir d’une nation spirituelle et polie : mais ces Comédies à caractères, ces magnifiques tableaux, où les travers de l’esprit humain, et les mœurs de la société, sont dessinés à grands traits, et peints avec autant de finesse que de profondeur, ils furent toujours rares, même parmi nous. Qui a remplacé Molière ? L’Auteur du Joueur et celui du Glorieux, s’étoient placés assez près de lui ; mais à cette époque brillante, n’ont succédé que des tems de stérilité. Nos plus illustres Poëtes ont échoué dans cette carrière. Rousseau n’y fit que des chûtes humiliantes. Voltaire, si léger, si gai, si ingénieux, si agréable même dans les sujets les plus graves ; Voltaire, si habile à manier la plaisanterie, à saisir et à peindre le ridicule, semble déployer par-tout le talent comique, excepté dans ses Comédies. Cette contrariété (pour le dire en passant) présente une espèce de phénomène digne de fixer l’attention d’un observateur éclairé, et qui lui fourniroit, peut-être, le plus sûr moyen de déterminer la trempe du génie de ce célèbre Écrivain.

Quoi qu’il en soit, par tant de malheureuses tentatives, Voltaire prouva que la Comédie exige de grandes ressources qui lui manquoient absolument ; et par un seul ouvrage, Gresset fit voir qu’il les réunissoit toutes dans un degré éminent. Retenu, pour ainsi dire malgré lui, dans la carrière Dramatique ; entraîné par l’amitié vers une gloire qu’il sembloit fuir, il consentit à composer une Comédie, et la Scène Françoise compta un chef-d’œuvre de plus.

Cette pièce excita au même degré l’admiration et l’envie. Une foule de gens de lettres dont elle mit l’amour-propre au désespoir, écrivit, intrigua, cabala contr’elle, et le Public l’applaudit avec transport. Les Critiques et les Cabales ont disparu, et la Pièce durera aussi long-tems que la Langue Françoise.

Je ne m’amuserai point ici à en relever les beautés ; je ne répéterai point tout ce que les gens de goût ont tant de fois observé sur la finesse et l’énergie avec lesquelles les caractères sont tracés et approfondis ; sur l’aisance, le naturel et la vivacité du dialogue ; sur la conduite de l’action, que certains Censeurs ont trouvée un peu foible et languissante, parce qu’elle étoit simple, et qui n’en mérite que plus d’éloge, puisqu’elle réunit cette qualité précieuse à l’intérêt soutenu et gradué avec le plus grand art, jusqu’au dénouement. Je n’ajouterai point que cette Pièce l’emporte, peut-être, sur nos plus belles Comédies par la vigueur, l’éclat, la facilité et les grâces du style ; qu’il n’en est aucune dont on retienne, et dont on cite plus de vers ; qui fournisse un plus grand nombre de ces traits frappans, de ces pensées à la fois délicates et profondes ; de ces expressions neuves et originales que la raison publique érige en proverbes : nommer le Méchant, c’est dire plus que tout cela, et le plus inutile de tous les soins seroit, à mon avis, de louer une production qui est déjà parvenue à la réputation de ces ouvrages immortels, que l’admiration de plusieurs siècles a consacrés.

Le Méchant mit le sceau à la gloire de Gresset ; il le plaçoit au rang des grands maîtres de l’art Dramatique, et sembloit le destiner à faire renaître les jours les plus brillans de la Scène Comique. Bien-tôt l’Académie Françoise confirma le choix du Public, en l’admettant au nombre de ses membres ; celle de Berlin crut s’honorer elle-même en l’adoptant : ses qualités aimables, jointes à sa célébrité, réunissoient pour lui tout ce que le commerce du monde a de flatteur, à tout ce que la gloire a d’éclatant ; il étoit parvenu à cet âge où l’ambition domine avec plus d’empire, et où le génie, ayant acquis toute sa force, sans avoir encore rien perdu de son ardeur et de son éclat, semble devoir enfanter ses plus heureuses productions, quand s’arrêtant tout-à-coup au milieu de sa carrière, il quitta le Théâtre où ses talons avoient triomphés tant de fois, pour aller chercher le repos dans le sein de sa patrie. Que dis-je ! On le vit dans la suite abjurer solemnellement l’art Dramatique, et condamner lui-même dans un écrit public, les succès qu’il avoit obtenus dans ce genre.

Comment traiter cet endroit de l’histoire de Gresset ? J’écris peut-être dans un tems où il n’est permis de parler de cette démarche, que pour lui faire le procès. Je crois entendre les sarcasmes qu’une foule de gens de lettres lui a prodigués ; je vois le plus célèbre d’entr’eux lui lancer des traits plus absurdes encore qu’injurieux ; je vois l’Auteur de Charlot, du Droit du Seigneur, de la Princesse de Navarre, oser contester à celui du Méchant, le mérite d’avoir fait une Comédie et tourner en ridicule une résolution dont s’applaudissoit en secret son inquiet orgueil, allarmé par des talens qui brilloient avec trop d’éclat.

Ce n’est point avec de pareils yeux que j’examinerai la conduite de Gresset. Quel parti prendrai-je donc ici ? Celui qui convient à un homme qui aime la vertu encore plus que les lettres, et pour qui toutes les productions du génie ne vaillent pas une belle action. Je ne prétens point décider entre les Philosophes qui ont combattu les Spectacles, et ceux qui les ont loués ; je veux bien ne point examiner si Gresset eut raison, lorsqu’il composa d’excellens ouvrages Dramatiques, ou lorsqu’il se repentit de les avoir faits. L’ami des Lettres peut regretter les productions dont il auroit pu enrichir encore la littérature ; le Citoyen qui gémit de voir la Scène trop souvent occupée par des pièces qui la changent en une école publique de mauvaises mœurs, peut voir avec peine qu’elle ait été sitôt privée d’un génie qui, dans tous ses ouvrages, auroit laissé l’empreinte d’un cœur honnête et pur : mais qui osera faire un crime à l’homme de bien, des sacrifices qu’il croit devoir à la délicatesse de sa conscience, et lui marquer les bornes qu’il doit donner à son amour pour la vertu ?

Que les principes de Gresset ayent été trop sévères, ou non, peu m’importe : ils étoient les siens, et il eut le courage de les suivre ; il crut voir d’un côté sa gloire, et de l’autre son devoir ; et comme il étoit beaucoup moins Philosophe que ses ennemis, la gloire fut immolée au devoir. Esprits fiers et sublimes qui foulez aux pieds ce que vous appeliez les préjugés avec tant de hauteur, le sentiment généreux qui produisit un tel sacrifice, vous paroît donc digne de votre mépris et de vos censures ? Eh bien ! je me dévoue moi-même à vos Épigrammes, je déclare que ce qu’il y a de grand et d’héroïque, rachète amplement à mes yeux le tort de n’avoir pas eu une aussi haute idée que vous des études dont vous êtes épris ; je le préfère à tous les ouvrages qui ont illustré Gresset, à tous ceux qui auroient pu l’illustrer encore ; et la gloire d’être le premier des Poëtes Comique, ne balance point à mes yeux le mérite de sçavoir dédaigner ce titre.

Au reste, le parti que prit Gresset de se dérober au tourbillon, et de cultiver les Muses avec moins d’empressement, n’étonnera point ceux qui auront une juste idée de son caractère.

Qu’un homme qui joint à de grands talens une ame petite et vaine, sans cesse affamé de louanges et de célébrité, passe sa vie entière à s’enivrer de cette douce fumée ; cela est dans l’ordre. Que peut-il faire de mieux ? S’il n’étoit plus Auteur, il ne seroit plus rien ; il se survivroit à lui-même, s’il cessoit de rimer et d’écrire avant sa mort ; mais une ame noble et sensible est au-dessus de la gloire que lui ont acquise ses succès littéraires. Ces brillans trophées qui sont pour l’homme vulgaire l’unique but de ses vieux et de ses travaux, ne sont pour elle que de simples amusemens ; elle est faite, pour goûter des biens plus doux et plus précieux, elle sçait aspirer à une destinée plus grande et plus digne d’elle ; celle de vivre en homme avec Dieu et la nature ; celle de jouir de sa raison dans le sein de l’amitié, de la paix et de la vertu.

Le cœur droit et sain de Gresset avoit conservé ces puissantes affections de la nature, effacées chez la plupart des hommes par le goût des biens factices qu’ont créés l’opinion et la vanité. Tel fut le mobile de sa conduite, qui dût paroitre extraordinaire, précisément parce qu’elle étoit raisonnable et trop étrangère aux principes qui déterminent les actions du vulgaire.

L’amour de la Patrie avoit fixé son séjour dans le lieu de sa naissance ; les liens qu’il y forma le lui rendirent encore plus cher. Son ame sensible lui avoit fait connoître le besoin de se choisir une compagne digne de lui ; il la trouva dans une de ces familles honorables, où le mérite et la probité sont héréditaires, et coula des jours heureux dans une tendre union, que l’inclination et l’estime avoient formée : car s’il est sur la terre un sort digne d’envie, c’est sans doute celui de l’homme de bien, qui a l’inestimable avantage de pouvoir rentrer avec délices au fond de son cœur, joint encore le charme de l’épancher dans une ame noble et pure comme la sienne, à laquelle il se sent lié par une chaîne aussi douce qu’indissoluble.

Si le reste de sa carrière m’offre peu de productions littéraires, je m’en console facilement ; elle me présente des objets plus intéressans : le bonheur et la vertu. L’éloge de beaucoup d’Écrivains finit avec la liste de leurs ouvrages ; ceux de Gresset sont la moindre partie du sien.

Pourquoi cette réflexion ne peut-elle pas s’appliquer à tous ceux qui ont brillé par de grands talens ? Le génie et la vertu ne sont ils pas destinés à s’unir par une alliance immortelle ? L’une et l’autre n’ont-ils pas une source commune dans l’élévation, dans la fierté, dans la sensibilité de l’ame ? Par quelle fatalité avons nous donc vu si souvent le génie déclarer la guerre à la vertu ? Écrivains plus célèbres encore par vos écarts que par vos talens, vous étiez nés pour adoucir les maux de vos semblables ; pour jetter quelques fleurs sur le passage de la vie humaine, et vous êtes venus en empoisonner le cours. Vous vous êtes fait un jeu cruel de déchaîner sur nous toutes les passions terribles qui font nos misères et nos crimes ? Que nous avons payé cher vos chefs-d’œuvres tant vantés ! ils nous ont coûté nos mœurs, notre repos, notre bonheur, et celui de toute notre postérité, à laquelle ils transmettront d’âge en âge la licence et la corruption du nôtre !

Mais au milieu de ces funestes désordres, c’étoit un grand spectacle de voir l’un des plus beaux génies, dont le siècle s’honore, venger la Religion et la Vertu par son courage à suivre leurs augustes loix, et les défendre, pour ainsi dire, par l’ascendant de son exemple contre les attaques de tant de plumes audacieuses.

Heureux Poëte ! vous pouviez goûter les doux fruits de votre gloire ! Vous pouviez vous dire à vous-même : « Jamais la basse flatterie, ni l’odieuse satyre ne profanèrent ma plume ; mon nom n’allarme point la pudeur, et ne fait point frémir l’innocence. Le père ne veille point pour écarter mes ouvrages des mains de ses enfans. On ne voit point l’époux craindre qu’ils ne portent un funeste poison dans le cœur de sa jeune épouse. Dans tous les âges, ils rendront un témoignage honorable du caractère de leur Auteur ; et formant le goût des Citoyens, sans corrompre leurs mœurs, ils leur présenteront souvent sous l’attrait d’un plaisir honnête, les utiles leçons de la sagesse et de la vérité ».

Mais plus encore que vos ouvrages, votre vie rendra votre nom respectable et cher à la postérité. L’image de votre ame gravée dans le cœur de vos compatriotes qui se montrent aujourd’hui si jaloux d’honorer votre mémoire, fera encore aimer la vertu chez les générations futures, lorsqu’animés d’un sentiment patriotique, ils citeront les productions de votre génie, comme des monumens glorieux à leur pays ; ils ajouteront : « Son cœur étoit encore au-dessus de ses talens ; il fut quelque chose de plus qu’un Écrivain célèbre ; il fut juste, modeste, sensible, bienfaisant, ami sincère, tendre époux, excellent citoyen ».

Parmi ces sublimes Philosophes, qui censurent si amèrement la conduite de Gresset, en est-il beaucoup dont la postérité pourra faire un semblable éloge ? Voilà une gloire qu’ils n’ont pas même songé à lui disputer. Bornant toute leur ambition au mérite de bien écrire, ils ont fait de vains efforts pour rabaisser ses talens ; ils ont osé entreprendre de l’avilir par ses vertus mêmes, et c’est par elles qu’il s’est élevé au-dessus de tous ses rivaux. Quelques-uns d’eux sont parvenus à la célébrité ; lui seul a sçu mériter l’estime et la vénération publique. Tandis que leur absurde jalousie s’exhaloit en clameurs impuissantes, tranquille, inaccessible à leurs faibles traits, il ne fut pas même tenté de les écraser par la supériorité de ses talens. Eh ! comment leur malignité auroit-elle troublé son repos ? Lui ôtoit-elle quelque chose de sa vertu ? Touchoit-elle aux véritables fondemens de sa gloire et de son bonheur.

Je me livre, Messieurs, au plaisir de m’étendre sur ce sujet ; mais vous seul peut-être pourriez le bien remplir. Qui peut connoître aussi bien que vous des vertus qui ont brillé sous vos yeux, et dont vous avez joui vous-mêmes dans le commerce de l’illustre Citoyen que vous regrettez ? Combien de faits intéressans ne pourriez-vous pas nous apprendre, qui sont perdus pour le Public, et qui échappent nécessairement à une plume étrangère ?

Mais comment s’occuper des vertus de Gresset, sans penser à ce respectable Prélat, dont il fut le disciple et l’ami ? LAMOTHE ET GRESSET, que vos noms soient toujours unis, comme vos âmes le furent autrefois. Qu’ils volent ensemble à la postérité pour l’honneur et pour l’instruction de l’humanité. Que Gresset soit à jamais le modèle des gens de lettres, et Lamothe l’exemple des Prélats ! Lamothe ! Grâce à vos vertus, nous avons cru voir un de ces saints Évêques qui, jadis, illustrèrent le berceau du Christianisme, revivre au milieu de nous pour consoler la Religion éplorée, et affermira (sic) la piété chancelante. Dévoué tout entier au bonheur du troupeau qui vous étoit confié, vous mettiez votre félicité à vivre auprès de lui, et votre gloire à faire son bonheur ; l’éclat et les richesses attachées à votre dignité, ne furent entre vos mains que les instrumens de votre bienfaisance et de votre charité. Illustre Prélat, recevez l’hommage de toutes les ames honnêtes et sensibles ; la vertu chez vous n’eut rien de la rudesse que lui prête quelquefois une humeur dure et sauvage ; sévère envers vous-même, vous fûtes indulgent pour les autres. Votre zèle étoit pur ; votre cœur étoit doux, votre esprit aimable et éclairé ; votre vie fut le modèle des peuples soumis à votre autorité, et votre mort fut honorée de leurs larmes. Qu’il étoit difficile de les consoler de votre perte ! Vous leur laissâtes du moins un puissant motif pour adoucir leurs regrets dans le zèle et dans la piété d’un Prélat dès longtems associé par vous-même à vos nobles travaux ; c’étoit la destinée de l’Église d’Amiens d’être gouvernée successivement par des Évêques faits pour donner à un Siècle corrompu le spectacle des vertus qui brillèrent dans des tems plus heureux.

J’ai trop cédé peut-être au sentiment qui vient d’entraîner ma plume ; mais non, Messieurs, un hommage rendu à l’illustre ami de Gresset, n’est point étranger à son éloge ; et j’oserai toujours compter sur votre indulgence pour un écart qui auroit sa source dans un juste sentiment d’admiration pour les objets de votre amour et de vos regrets.

Quoiqu’un homme qui trouvoit en lui-même la paix et le bonheur, dût être peu tourmenté par le désir de la célébrité, le goût des lettres ne laissa jamais les talens de Gresset absolument oisifs.

Un événement intéressant avoit réveillé sa muse. Ce Prince étonnant qui avoit fixé l’attention de l’Europe, lorsqu’il n’étoit encore que l’héritier de la Couronne de Prusse, venoit de monter sur un Trône fondé par la politique de son père, et qu’il devoit lui-même affermir et illustrer par des prodiges de courage et de génie. L’enthousiasme de Gresset s’alluma pour un tel héros. Il reprit la lyre pour annoncer ses hautes destinées sur un ton digne de la gloire du Poëte et de celle du Monarque.

Ce Prince pour qui nul des grands talens qui brilloient en Europe n’étoit étranger, sçut apprécier à-la fois et ses éloges et son génie. Plusieurs Rois avant lui, avoient honoré les Sçavans par des largesses. Frédéric sçut donner à Gresset une preuve d’estime plus flatteuse et plus décisive ; il composa lui-même une Ode à sa louange, et lui accorda l’honneur d’être célébré à la face de l’Europe par un grand Roi et par un Héros. C’est ainsi que l’on vit, pour la première fois, peut-être, la poésie, dont la plus ordinaire fonction paroît être de flatter les Princes, employée par un Souverain à honorer le mérite d’un particulier. Pour produire ce phénomène, il falloit à la fois un Monarque, qui au talent de vaincre et de régner, sçût joindre encore le talent d’écrire, avec un noble enthousiasme pour les lettres, et un homme de lettres digne de justifier un si éclatant hommage de la part d’un tel Monarque.

Parlerai-je, Messieurs, des charmantes productions dont Gresset n’a pas fait présent au Public ; mais dont vous fûtes les confidens ? Qui n’a point desiré, par exemple, de lire l’Ouvroir ? Cette pièce qui a fait une si vive sensation sur tous ceux qui en ont entendu la lecture, est-elle absolument perdue pour les lettres ? Un ouvrage qui promettoit une si douce jouissance à tous les gens de goût, ne leur causera-t-il que des regrets ? Quelle main jalouse d’ajouter une nouvelle fleur à la couronne de Gresset, remplira enfin le vœu du Public par ces dons précieux, auxquels il semble avoir tant de droits.

Je ne crois pas devoir passer sous silence des productions d’une autre espèce, qui me paroissent très-intéressantes sous certains rapports ; mais que d’autres pourroient bien ne pas voir du même œil que moi.

La Capitale voyoit de tems en tems Gresset reparoître au milieu de l’Académie Françoise, dont il étoit membre. Chargé de porter la parole en qualité de Directeur à la tête de cette Compagnie, on sçait quel langage il parla quelquefois et avec quelles dispositions il fut écouté.

Cette vigoureuse indignation que le vice inspira toujours aux âmes droites, étoit encore fortifiée dans celle de Gresset par l’habitude de cultiver la vertu au sein de la retraite, loin de cette Ville immense dont les mœurs accoutument nécessairement nos yeux au spectacle de tous les excès, et ce sentiment profond se marqua quelquefois dans les discours dont je parle.

Ce fut sans doute pour le Public une scène assez nouvelle de voir le Directeur de l’Académie Françoise, chargé de répondre à un Discours de Réception qui contenoit le plus magnifique éloge de ce siècle, ne pas appuyer le sentiment de l’Orateur ; ne pas enrichir sur son enthousiasme ; mais trouver que ce siècle n’est pas le meilleur des siècles possibles ; croire, en dépit de toutes les lumières dont il se vante, que le plus fortuné de tous les âges n’est pas celui où un débordement de désolantes doctrines a renversé toutes les digues des passions irritées par les énormes besoins du luxe, et s’élever au nom de la raison et de la vérité, contre la corruption du goût et la dépravation des mœurs auxquelles il trouvoit une origine commune.

Personne n’ignore que ce discours trouva beaucoup de Censeurs, et personne n’en doit être surpris. La vérité des reproches qu’il fait à nos mœurs, eut peut-être été moins évidentes, s’il eût obtenu une approbation générale. On prétendit que le procédé de l’Auteur étoit contraire à la bienséance ; je ne vois aucun fondement à cette opinion, à moins qu’on ne dise qu’il est indécent de plaider la cause de la vertu dans un siècle où elle est devenue ridicule : car on ne vouloit pas dire sans doute que le chef de l’Académie Françoise eut blessé la bienséance, pour avoir réclamé au milieu d’elle contre la corruption de la langue et du goût, ou pour avoir vengé les mœurs devant une Compagnie faite pour répandre les lumières, et, par conséquent les bonnes mœurs et les bons principes.

Au reste, Gresset n’étoit pas seulement destiné à faire la gloire de son pays, il devoit encore en être le bienfaiteur. On sçait combien son zèle contribua à l’établissement de l’Académie d’Amiens. Ainsi, Messieurs, les services que vous avez rendus, et que vous rendrez encore aux lettres et à votre Patrie, sont autant de titres qui lui donnent des droits à la reconnoissance de ses concitoyens. Il dût goûter avec une vive satisfaction les fruits de cette heureuse entreprise, lorsqu’il vit vos lumières et votre zèle si puissamment secondés par les dépositaires de l’autorité dans votre Province ; vous n’oublierez jamais le nom de ce Magistrat qui semble regarder le soin de contribuer aux succès et à la gloire de l’Académie, comme un des plus nobles devoirs de son administration. Ce n’est point assez pour lui d’encourager les Sciences, et de les exciter par ses bienfaits à des découvertes importantes au bien public ; vous l’avez encore vu au milieu de vous, célébrer leurs merveilles avec noblesse et avec grâce ; et joindre à la gloire de protéger les Lettres, celle de les cultiver lui-même avec succès.

Je rends sans scrupule cet hommage à votre Mécène, quelque répugnance qu’un Écrivain honnête doive éprouver à louer un homme en place ; il est toujours permis au Citoyen de célébrer les protecteurs des Arts utiles à l’humanité.

Je ne quitterai point cette matière, sans rappeller un trait, qui me paroît également honorable à l’Académie et à Gresset. Cette Compagnie voulant lui donner un témoignage éclatant de son estime pour ses talens et de sa reconnoissance pour les obligations qu’elle avoit à son zèle, le nomma Président perpétuel de l’Académie.

Gresset se montra digne de cette distinction en la refusant ; et sa conduite prouva sa justice et son estime pour la Compagnie dont il étoit membre, autant que sa modestie. Il pensa que la Dictature ne convenoit pas à la constitution d’une république littéraire, et il se seroit fait un scrupule d’accepter un titre de prééminence sur ceux dont il s’honoroit d’être l’égal.

Au défaut de cette pérogative, il lui restoit ses talens et sa gloire. Les distinctions et les récompenses sembloient le chercher dans sa retraite, à proportion du peu d’empressement qu’il montroit pour elles ; aux marques d’estime dont le roi de Prusse l’avoit comblé, notre auguste Monarque daigna joindre les preuves les plus frappantes de sa bienveillance et de sa faveur.

Ce fut sans doute, un jour de triomphe pour les Lettres, que celui où M. d’Agui[2], Intendant de Picardie, dans une assemblée publique de l’Académie d’Amiens, fit solemnellement la lecture des Lettres de noblesse dont LOUIS XVI venoit d’honorer Gresset.

Cette grâce, l’une des premières que ce Monarque ait accordées, n’étoit pas un des traits les moins dignes de signaler le commencement d’un règne sur lequel la Nation fondoit de si douces espérances. Quel heureux présage pour les peuples, de voir le jeune Prince qui alloit faire leur destin, du haut du Trône où il venoit de monter, jetter, pour ainsi dire, les yeux autour de lui pour chercher les hommes illustres qui fesoient l’ornement de son Empire, et distinguer dans la foule un citoyen modeste et paisible pour couronner à la fois dans sa personne, et les talens et les vertus. Il est beau, ce me semble, de voir le Souverain annoncer lui-même dans le préambule des Lettres dont je parle, que Gresset doit à ce double titre cette éclatante faveur, et déclarer par là, comme à la lace de sa Nation, que le génie ne peut prétendre à son estime, qu’à condition qu’il respectera lui-même la Religion et les mœurs.

On sçait que le Roi ajouta bientôt à cette grâce un bienfait non moins flatteur, en accordant à Gresset le Cordon de son Ordre, et le titre d’Historiographe de celui de S. Lazare ; et j’ose croire que ces distinctions furent plus honorables aux Lettres en général, et au Monarque qui les donna, qu’au Poëte célèbre qui les reçut.

Elles n’ajoutoient rien à la véritable gloire de Gresset. Sans Lettres de Noblesse, le génie est toujours noble ; il est illustre sans aucun signe extérieur d’illustration. Son nom et ses ouvrages : voilà ses titres de noblesse ; c’est par eux qu’il est grand chez toutes les Nations, et dans tous les siècles, tandis que ceux qui ne le furent que par des dignités, sont à jamais replongés dans le néant. Toutes les prérogatives qu’il a partagées avec eux, disparoissent aux yeux de la postérité, qui ne s’informe pas de ce qu’un grand homme a été, mais de ce qu’il a fait.

Mais cette équitable postérité n’en consacre pas moins la mémoire des Rois, qui, mettant les avantages que les Lettres procurent à l’État au rang des services qui donnent droit à ses récompenses, sçavent encourager les talens, et relever à la fois l’éclat de la noblesse même, en l’associant au génie, et en la faisant le prix de ses sublimes travaux.

Gresset ne jouit pas long-tems de ces honneurs. Une mort prompte l’enleva à la Littérature et à la Patrie. Je n’arrêterai pas mes regards sur sa tombe, comme s’il y avoit été enseveli tout entier. Celui qui fut à la fois homme de bien et homme de génie, n’est-il pas doublement immortel ?

Mais un trait glorieux à ses compatriotes n’échappera pas à mon attention. Je n’oublierai pas la vivacité des regrets que sa perte excita pour honorer sa mémoire. On vit l’Académie en corps et les Magistrats municipaux, accompagner solemnellement sa pompe funèbre, et la douleur publique rendre au mérite d’un particulier des hommages que l’on n’accorde parmi nous qu’à la puissance et à la grandeur. Qui pourra voir d’un œil indifférent ce noble enthousiasme d’un peuple sensible, qui semble expier par une telle conduite toutes ces honteuses persécutions que l’envie a tant de fois susçitées au génie ?

Que dis-je, Messieurs, le sujet que je traite n’est-il pas lui-même un monument de ce sentiment généreux qui vous anime ? Puis-je avoir été assez heureux pour le seconder ? Mais le ton que j’ai adopté dans cet éloge, semble exiger de moi quelques réflexions.

J’ai loué Gresset d’une manière très décidée, non pour remplir le rôle d’un panégyriste, mais pour suivre ma propre conviction. Je méprise une plume complaisante qui peut prostituer à la médiocrité l’hommage qui n’est dû qu’au mérite éclatant ; et je hais presqu’autant la méthode de ces Écrivains qui prennent avec leurs héros la morgue d’un Juge, et la fierté d’un Censeur, relèvent minucieusement les plus foibles taches, parlent froidement des plus grandes beautés, et changent l’éloge d’un grand homme en une sèche et sévère critique.

J’ai fait un mérite à Gresset des choses mêmes qui lui ont attiré les sarcasmes d’un grand nombre de gens de lettres ; j’ai osé insister sur sa vertu, sur son respect pour les mœurs ; sur son amour pour la Religion ; je me suis donc exposé au ridicule aux yeux d’une foule de beaux esprits ; mais en même tems, je me suis assuré deux suffrages faits pour me dédommager de cet inconvénient ; celui de ma conscience et le vôtre.

Quant au mérite littéraire, je n’ai pas balançé à placer Gresset au rang des plus beaux génies qui aient illustré notre littérature. Je n’ai pas compté ses ouvrages ; j’ai cru qu’il falloit les peser. J’ai été frappé de voir un Poëte débutant, dès l’âge le plus tendre dans la carrière des Lettres, par une production qui étonne les plus grands maîtres, parcourant ensuite rapidement tant de genres différens, et laissant presqu’autant d’ouvrages immortels que de coups d’essai. Ses succès dans la Comédie, dans le Drame, dans l’Épître, dans l’Ode même, un Poëme héroï-comique regardé comme le modèle de ce genre ; la palme de la Poésie légère remportée sur tant de Poëtes charmans, tout cela m’annonçoit une prodigieuse variété de talens à laquelle on n’a, peut-être, pas fait assez d’attention ; mais qui eût étonné le Public, si, au lieu de s’arrêter tout-à-coup au milieu de sa course brillante dans la vigueur de l’âge et du génie, il eût cédé à l’ambition d’étendre sa renommé par de nouveaux ouvrages.

Aussi, quelque réputation qu’il ait obtenue durant sa vie, le tems ne fera, sans doute, que l’étendre encore. Sa retraite, le soin qu’il sembla prendre de se faire oublier, l’Écrit qu’il publia contre le Théâtre ; ses Principes de Religion si éloignés des idées de plusieurs Écrivains qui donnoient le ton à la littérature, et qui s’armèrent à l’envi de ce prétexte, pour lui imprimer du ridicule ; tout cela a obscurci l’éclat de sa gloire aux yeux de ses contemporains ; mais la postérité, qui juge sans préjugés et sans passions, le lui rendra tout entier, et le vengera de l’injustice de ses rivaux, en le plaçant à son véritable rang.

Pour moi, je n’ai fait qu’annoncer son jugement et suivre celui du Public équitable et éclairé. Puissé-je avoir rendu à la mémoire de Gresset un hommage digne de lui. L’éloge d’un homme illustre est un monument élevé à la gloire de sa Patrie, et la couronne que vous devez décerner m’a paru faite, Messieurs, pour exciter l’ambition d’une ame noble ; parce que je l’ai moins regardée comme la récompense du talent, que comme le prix glorieux d’un acte patriotique. Ce sentiment a échauffé mon zèle, qu’un simple laurier littéraire eut laissé froid et languissant. Et si un sort flatteur attendoit cet ouvrage, j’aurois lieu, sans doute, d’être content de moi-même : car je devrois ce succès au désir de remplir les nobles vues de la Compagnie sçavante à laquelle il est offert, et à l’ambition d’obtenir l’estime de vos Concitoyens auxquels je le consacre.



  1. Texte de l’édition de 1786. L’épigraphe prise par Robespierre avait paru dans les Affiches de Picardie en juin 1777, p. 104. Longtemps après, Mercier de Compiégne l’inséra dans son Furet Littéraire et s’en attribua la paternité.
  2. Sic. Lire d’Agai.