Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 3/Secondes Harmonies poétiques et religieuses/Encore un hymne/Commentaire

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 11-12).
COMMENTAIRE

DE LA PREMIÈRE HARMONIE



Écrite à Florence en 1828. À l’heure où la chancellerie de l’ambassade se fermait, après les dépêches écrites, je montais à cheval sur le quai de l’Arno ; je sortais de la ville par une de ces belles portes antiques qui conduisent aux campagnes voisines ; j’errais seul entre les haies de figuiers, d’oliviers, de cyprès, qui revêtent ces collines d’une draperie un peu pâle, mais douce aux yeux, et j’écoutais en moi les inspirations fugitives, mais presque toujours pieuses, qui me montaient de cette terre au cœur. Le soleil couché, je rentrais par les longues rues sombres, pavées de dalles retentissantes, et toutes embaumées par l’odeur de résine qui s’exhale des charpentes des maisons et des palais de Florence, faites de bois de cyprès. J’écrivais alors, de temps en temps, quelques-unes des inspirations qui m’étaient restées dans la mémoire ; puis j’allais au théâtre assoupir mon âme et laisser ravir mes sens aux sons de la poésie de Rossini, ce cantique sans paroles dont une seule note vaut tous nos vers.

J’avais connu Rossini en 1820, à Naples, pendant la révolution, chez la jeune duchesse d’Albe. Il était alors pauvre et obscur, deviné plutôt que célèbre par quelques âmes pressentantes qui avaient entendu ses premières mélodies à San-Carlo. J’étais du nombre, mais je ne connaissais de lui que son nom.

Un soir, en entrant dans le salon plein de foule de la duchesse d’Albe, un beau jeune homme au visage mâle, à l’œil mélancolique, mais ferme comme celui d’un homme qui a la conscience que sa tristesse est un génie, s’avança vers moi sans être présenté. Il me tendit une main fraternelle, avec un geste à la fois hardi et bienveillant ; puis, d’une voix sonore, concentrée, tragique, mais avec un accent légèrement transalpin, il me récita quelques strophes de la Méditation intitulée Le Désespoir, qui venait de paraître à Paris, et qui finit ainsi :


Jusqu’à ce que la mort, ouvrant son aile immense,
Engloutisse à jamais dans l’éternel silence

L’éternelle douleur !


puis il se nomma.

Je fus bien fier d’entendre mes propres accents dans la bouche de celui qui remplissait des siens mon oreille et l’oreille de l’Europe. Nous causâmes ; il me confia que ses sublimes ouvrages, payés seulement d’enthousiasme sur les théâtres de l’Italie, laissaient sa mère et lui dans un état de fortune insuffisant et précaire. Je l’engageai à aller à Paris et à Londres, centres du monde artistique, d’où sa renommée retentirait bien mieux que de l’extrémité de l’Italie. Malheureusement il m’écouta. Je me reprocherai toujours ce conseil : c’était l’engager à sacrifier aux barbares. Il y trouva la fortune, il y popularisa son génie ; mais il altéra peut-être ce génie par la nécessité de complaire au goût bien plus dramatique que musical de la France. Les vagues de la mer de Naples, les brises des pins sur les collines de Rome, les pêcheurs de Sorrente ou de Gaëte, les jeunes filles des îles et les bergers des montagnes baignées du soleil de la Méditerranée, chantent bien autrement que les vagues de la Seine, les boues de Paris, les pluies de Londres. C’était enlever l’arbre à son sol, l’insecte au soleil de son bourdonnement, le génie local à son inspiration naturelle et continue. Ce conseil a coûté, je n’en doute pas, de bien suaves mélodies au monde des sons.