Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 3/Épitre à M. de Lamartine

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 313-316).

ÉPITRE

À M. A. DE LAMARTINE

PAR M. SAINTE-BEUVE[1]




Juillet 1829.


Le jour que je vous vis pour la troisième fois,
C’était en juin dernier, voici bientôt deux mois :
Vous en souviendrez-vous ? j’ose à peine le croire ;
Mais ce jour à jamais emplira ma mémoire.
Après nous être un peu promenés seul à seul,
Au pied d’un marronnier ou sous quelque tilleul
Nous vînmes nous asseoir, et longtemps nous causâmes
De nous, des maux humains, des besoins de nos âmes :

Moi surtout, moi plus jeune, inconnu, curieux,
J’aspirais vos regards, je lisais dans vos yeux,
Comme aux yeux d’un ami qui vient d’un long voyage ;
Je rapportais au cœur chaque éclair du visage ;
Et dans vos souvenirs ceux que je choisissais,
C’était votre jeunesse, et vos premiers accès
D’abord flottants, obscurs, d’ardente poésie,
Et les égarements de votre fantaisie,
Vos mouvements sans but, vos courses en tout lieu,
Avant qu’en votre cœur le démon fût un dieu.
Sur la terre jeté, manquant de lyre encore,
Errant, que faisiez-vous de ce don qui dévore ?
Où vos pleurs allaient-ils ? par où montaient vos chants ?
Sous quels antres profonds, par quels brusques penchants
S’abîmait loin des yeux le fleuve ? Quels orages
Ce soleil chauffait-il derrière les nuages ?
Ignoré de vous-même et de tous, vous alliez…
Où ? dites ? parlez-moi de ces temps oubliés.
Enfant, Dieu vous nourrit de sa sainte parole ;
Mais bientôt le laissant pour un monde frivole,
Et cherchant la sagesse et la paix hors de lui,
Vous avez poursuivi les plaisirs par ennui ;
Vous avez, loin de vous, couru mille chimères,
Goûté les douces eaux et les sources amères,
Et sous des cieux brillants, sur des lacs embaumés,
Demandé le bonheur à des objets aimés.
Bonheur vain ! fol espoir ! délire d’une fièvre !
Coupe qu’on croyait fraîche, et qui brûle la lèvre !
Flocon léger d’écume, atome éblouissant
Que l’esquif fait jaillir de la vague en glissant !
Filet d’eau du désert que boit le sable aride !
Phosphore des marais, dont la fuite rapide
Découvre plus a nu l’épaisse obscurité
De l’abîme sans fond où dort l’éternité !

Oh ! quand je vous ai dit à mon tour ma tristesse,
Et qu’aussi j’ai parlé des jours pleins de vitesse,
Ou de ces jours si lents qu’on ne peut épuiser,
Goutte a goutte tombant sur le cœur sans l’user ;
Que je n’avais au monde aucun but à poursuivre ;
Que je recommençais chaque matin à vivre :
Oh ! qu’alors sagement et d’un ton fraternel
Vous m’avez par la main ramené jusqu’au ciel !
« Tel je fus, disiez-vous : cette humeur inquiète,
» Ce trouble dévorant au cœur de tout poëte,
» Et dont souvent s’égare une jeunesse en feu,
» N’a de remède ici que le retour à Dieu ;
» Seul il donne la paix, dès qu’on rentre en la voie ;
» Au mal inévitable il mêle un peu de joie,
» Nous montre en haut l’espoir de ce qu’on a rêvé,
» Et sinon le bonheur, le calme est retrouvé. »

Et souvent depuis lors, en mon âme moins folle,
J’ai mûrement pesé cette simple parole ;
Je la porte avec moi, je la couve en mon sein,
Pour en faire germer quelque pieux dessein.
Mais quand j’en ai longtemps échauffé ma pensée,
Que la Prière en pleurs, à pas lents avancée,
M’a baisé sur le front comme un fils, m’enlevant
Dans ses bras, loin du monde, en un rêve fervent,
Et que j’entends déjà dans la sphère bénie
Des harpes et des voix la douceur infinie,
Voilà que de mon âme, alentour, au dedans,
Quelques funestes cris, quelques désirs grondant
Éclatent tout à coup, et d’en haut je retombe
Plus bas dans le péché, plus avant dans la tombe !
- Et pourtant aujourd’hui qu’un radieux soleil
Vient d’ouvrir le matin a l’orient vermeil ;

Quand tout est calme encor, que le bruit de la ville
S’éveille à peine autour de mon paisible asile ;
A l’instant où le cœur aime à se souvenir,
Où l’on pense aux absents, aux morts, à l’avenir,
Votre parole, ami, me revient, et j’y pense ;
Et, consacrant pour moi le beau jour qui commence,
Je vous renvoie à vous ce mot que je vous dois,
À vous, sous votre vigne, au milieu des grands bois.
Là désormais, sans trouble, au port après l’orage,
Rafraîchissant vos jours aux fraîcheurs de l’ombrage,
Vous vous plaisez aux lieux d’où vous étiez sorti :
Que verriez-vous de plus ? vous avez tout senti.
Les heures qu’on maudit et celles qu’on caresse
Vous ont assez comblé d’amertume ou d’ivresse.
Des passions en vous les rumeurs ont cessé ;
De vos afflictions le lac est amassé ;
Il ne bouillonne plus ; il dort, il dort dans l’omlbre,
Au fond de vous, muet, inépuisable et sombre ;
Alentour un esprit flotte, et de ce côté
Les lieux sont revêtus d’une triste beauté.
Mais ailleurs, mais partout, que la lumière est pure !
Quel dôme vaste et bleu couronne la verdure ;
Et combien cette voix pleure amoureusement !
Vous chantez, vous priez, comme Abel, en aimant ;
Votre cœur tout entier est un autel qui fume ;
Vous y mettez l’encens, et l’éclair le consume ;
Chaque ange est votre frère, et quand vient l’un d’entre eux
En vous il se repose, — ô grand homme, homme heureux [2] !

  1. Voir à la table, la réponse de M. de Lamartine
  2. Depuis que cette pièce a été adressée à l’illustre poëte, deux affreux malheurs sont venus la démentir, et montrer que pour le grand homme heureux tout le lac des afflictions n’était pas amassé : il y manquait une goutte encore, et la plus amère.