Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 2/La Mort de Socrate/Avertissement

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 3-7).
AVERTISSEMENT




Si la poésie n’est pas un vain assemblage de sons, elle est sans doute la forme la plus sublime que puisse revêtir la pensée humaine : elle emprunte à la musique cette qualité indéfinissable de l’harmonie qu’on a appelée céleste, faute de pouvoir lui trouver un autre nom : parlant aux sens par la cadence des sons, et à l’âme par l’élévation et l’énergie du sens, elle saisit à la fois tout l’homme ; elle le charme, le ravit, l’enivre ; elle exalte en lui le principe divin ; elle lui fait sentir pour un moment ce quelque chose de plus qu’humain qui l’a fait nommer la langue des dieux.

C’est du moins la langue des philosophes, si la philosophie est ce qu’elle doit être, le plus haut degré d’élévation donné à la pensée humaine, la raison divinisée : la métaphysique et la poésie sont donc sœurs, ou plutôt ne sont qu’une ; l’une étant le beau idéal dans la pensée, l’autre le beau idéal dans l’expression. Pourquoi les séparer ? pourquoi dessécher l’une et avilir l’autre ? L’homme a-t-il trop de ses dons célestes pour s’en dépouiller à plaisir ? a-t-il peur de donner trop d’énergie à son âme en réunissant ces deux puissances ? Hélas ! il retombera toujours assez tôt dans les formes et dans les pensées vulgaires ! La sublime philosophie, la poésie digne d’elle, ne sont que des révélations rapides qui viennent interrompre trop rarement la triste monotonie des siècles : ce qui est beau dans tous les genres n’est pas de tous les jours ici-bas ; c’est un éclair de cet autre monde où l’âme s’élève quelquefois, mais où elle ne séjourne pas.

Ces réflexions nous semblent propres à excuser du moins l’auteur de ce fragment, d’avoir tenté de fondre ensemble la poésie et la métaphysique de ces belles doctrine du sage des sages. Quoique ce morceau porte le nom de Socrate, on y sent cependant déjà une philosophie plus avancée, et comme un avant-goût du christianisme près d’éclore : si un homme méritait sans doute qu’on lui en supposât d’avance les sublimes inspirations, cet homme était Socrate.

Il avait combattu toute sa vie cet empire des sens que le Christ venait renverser ; sa philosophie était toute religieuse ; elle était humble, car il la sentait inspirée ; elle était douce, elle était tolérante, elle était résignée ; elle avait deviné l’unité de Dieu, l’immortalité de l’âme, plus encore, s’il faut en croire les commentateurs de Platon et quelques mots étranges échappés de ces deux bouches sublimes. L’homme était allé jusqu’où l’homme pouvait aller ; il fallait une révélation pour lui faire franchir encore un pas immense. Socrate, lui, en sentait le besoin ; il l’indiquait ; il la préparait par ses discours, par sa vie et par sa mort. Il était digne de l’entrevoir à ses derniers moments ; en un mot, il était inspiré ; il nous le dit, il nous le répète : et pourquoi refuserions-nous de croire sur parole l’homme qui donnait sa vie pour l’amour de la vérité ? Y a-t-il beaucoup de témoignages qui vaillent la parole de Socrate mourant ? Oui, sans doute, il était inspiré ; il était un précurseur de cette révélation définitive que Dieu préparait de temps en temps par des révélations partielles. Car la vérité et la sagesse ne sont point de nous ; elles descendent du ciel dans les cœurs choisis qui sont suscités de Dieu selon les besoins des temps. Il les semait çà et là ; il les répandait goutte à goutte pour en donner seulement la connaissance et le désir, jusqu’au moment où il devait nous en rassasier avec plénitude.

Indépendamment de la sublimité des doctrines qu’il annonçait, la mort de Socrate était un tableau digne des regards des hommes et du ciel ; il mourait sans haine pour ses persécuteurs, victime de ses vertus, s’offrant en holocauste pour la vérité : il pouvait se défendre, il pouvait se renier lui-même ; il ne le voulut pas : c’eût été mentir au Dieu qui parlait en lui, et rien n’annonce qu’un sentiment d’orgueil soit venu altérer la pureté, la beauté de ce sublime dévouement. Ses paroles, rapportées par Platon, sont aussi simples à la fin de son dernier jour qu’au milieu de sa vie ; la solennité de ce grand moment de la mort ne donne à ses expressions ni tension ni faiblesse ; obéissant avec amour à la volonté des dieux, qu’il aime à reconnaître en tout, son dernier jour ne diffère en rien de ses autres jours, si ce n’est qu’il n’aura pas de lendemain ! Il continue avec ses amis le sujet de conversation commencé la veille ; il boit la ciguë comme un breuvage ordinaire ; il se couche pour mourir, comme il aurait fait pour dormir, tant il est sûr que les dieux sont là, avant, après, partout, et qu’il va se réveiller dans leur sein !

Le poëte n’a pas interrompu son chant par les détails assez connus du jugement, et par les longues dissertations de Socrate et de ses amis ; il n’a chanté que les dernières heures et les dernières paroles du philosophe, ou du moins les paroles qu’il lui suppose. Nous l’imiterons ; nous nous contenterons de rappeler l’avant-scène aux lecteurs.

Socrate, condamné à mourir pour ses opinions religieuses, attendait la mort depuis plusieurs jours ; mais il ne devait boire la ciguë qu’au moment où le vaisseau envoyé tous les ans à Délos, en l’honneur de Thésée, serait de retour dans le port d’Athènes. C’est ce vaisseau que l’on nommait Théorie, et qu’on apercevait dans le lointain au moment où le poëme commence.

Le Serviteur des Onze était un esclave de ce tribunal destiné au service des prisonniers en attendant l’exécution des sentences. Ce fragment est imprimé comme il a été écrit par l’auteur, dans une forme inusitée, par couplets d’inégale longueur ; après chaque couplet, nous avons placé un trait qui indique la suspension du sens, et l’auteur passe souvent, sans autre transition, d’une pensée à une autre.

Nous nous servirons pour les notes, toutes tirées de Platon, de l’admirable traduction de Platon par M. Cousin. Ce jeune philosophe, digne d’expliquer un pareil maître, pour faire rougir notre siècle de ses honteux et dégradants sophismes, après l’avoir rappelé lui-même aux plus nobles théories du spiritualisme, a eu l’heureuse pensée de lui révéler la sagesse antique dans toute sa grâce et toute sa beauté. Trouvant la philosophie de nos jours encore toute souillée des lambeaux du matérialisme, il lui montre Socrate, et semble lui dire : « Voilà ce que tu es, et voilà ce que tu as été ! » Espérons qu’en achevant son bel ouvrage, il la dégagera aussi des nuages dont Kant et quelques-uns de ses disciples l’ont enveloppée, et nous la fera apparaître enfin toute resplendissante de la pure lumière du christianisme.