Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 411-414).
COMMENTAIRE

DE LA SIXIÈME HARMONIE



Ma famille possédait dans les montagnes de la Bourgogne une terre d’une vaste étendue, au milieu des bois. Cette terre s’appelle Monculot ou Ursy. Le château, d’architecture italienne, du grand goût de Venise, de Bologne ou de la Brenta, semble construit sur un dessin de Pyranèse. Les fenêtres sont cintrées et décorées de balcons ; le toit, orné de balustrades de pierre ; les escaliers, dignes d’un palais ; les appartements, immenses. Quinze croisées hautes et larges les éclairent. On dirait d’une grande abbaye rebâtie dans le dix-huitième siècle sur la place et sur les ruines de quelque ermitage au fond des forêts. Les jardins échancrés dans les bois n’ont pour enceinte que les rochers et les chênes sur lesquels ils ont été conquis. Quoique sur un site très-élevé, sept grandes sources d’eau de roche les arrosent, et forment des bassins qui portent bateau, ou des rigoles murmurantes qui vont se perdre dans une gorge étroite, rapide, profonde, d’où elles tombent dans une vallée d’Arcey. Cette vallée, qui prend son nom d’une ancienne citadelle romaine élevée, dit-on, par César, est entièrement ensevelie dans les bois.

Cette terre était échue en partage à l’abbé de Lamartine, frère de mon père. Cet oncle était un second père pour moi. C’était le caractère le plus facile, le cœur le plus tendre, l’esprit le plus libre, l’humeur la plus tolérante que j’aie jamais rencontrée dans un homme d’un âge déjà avancé. Il s’abaissait jusqu’à mes douze ans ou à mes vingt ans, pour prendre part à mes joies d’enfant ou à mes confidences de jeune homme. Sa demeure était mon refuge dans les déboires, dans les tristesses ou dans les exils de ma jeunesse.

Après les emprisonnements et les exportations de la révolution, dont il avait eu sa large part sur les pontons de Rochefort, l’abbé de Lamartine s’était retiré dans cette solitude. Par honneur il avait souffert la persécution pour son état ; mais il n’avait aucune vocation pour le sacerdoce, qu’on lui avait imposé. Il en avait dépouillé les fonctions et le costume. Il s’était fait cultivateur et ermite au milieu de ses bois, de ses bûcherons, de ses laboureurs et de ses grands troupeaux de moutons. Il sentait que le monde, dans lequel il avait été fort mêlé et fort brillant à Paris dans sa jeunesse, lui demanderait compte, s’il y rentrait, de sa désertion de l’autel. Il voulait éviter de répondre à des questions qui l’embarrassaient. Il avait fait son devoir de gentilhomme en subissant le martyre de la déportation et les menaces d’échafaud sans apostasie. Il ne voulait pas subir du monde les atteintes qu’eût appelées la contradiction pénible entre son caractère sacré et sa vie affranchie des exigences du sacerdoce. Il s’était condamné à un emprisonnement volontaire et solitaire dans ce château. Une belle bibliothèque était sa seule distraction. Tous les ans je venais, à mes retours de Paris ou de voyages, me retirer pour quelques mois chez lui. C’étaient ses beaux jours et mes jours de paix. Un cheval m’attendait à l’écurie, des chiens de chasse au chenil, un fusil au ratelier, des livres au salon, de douces intimités à table, des conseils tendres et indulgents, des consolations paternelles, des conversations amusantes le soir, après souper, au coin du grand feu, qui ne s’éteignait pas un seul jour de l’année dans ce climat un peu âpre. C’était mon recueillement triste mais délicieux dans les lassitudes de la jeunesse.

Une des sources du jardin, la plus éloignée du château, s’appelait la source du Foyard (foyard veut dire hêtre). Ce nom lui venait d’un hêtre colossal planté sans doute par le hasard sur la pente rapide d’une colline de roches humides. Cet arbre, qui existe encore, devait compter déjà sa vie par siècles. Il répandait la nuit sur un demi-arpent. À ses pieds, une grotte naturelle laissait voir une eau dormante au fond d’un bassin. Cette eau, filtrant à travers la rocaille, allait se dégorger à quelques pas de là par la bouche d’un dauphin de pierre noire, qui la vomissait à gros bouillon. Elle tombait de bassin en bassin jusque dans un petit étang qui portait bateau. Deux bancs de pierre verdis de mousse étaient placés à quelque distance, en vue du dauphin. Des arbres forestiers de toute espèce s’élevaient, autrefois alignés, aujourd’hui libres de leurs rameaux, au-dessus des cascades. C’était ma retraite la plus habituelle du milieu des jours en été. J’y portais mes livres, je lisais au murmure de la source éternelle, et au sifflement des merles accoutumés à moi qui venaient boire au bord du bassin. Quelquefois, fatigué de lire, je descendais vers l’étang, je détachais le bateau de sa chaîne, je me couchais au fond sur un coussin de joncs, et je le laissais dériver au gré du vent, la tête renversée en arrière, ne voyant plus que le ciel et les pointes des peupliers qui entrecoupaient le firmament.

En 1826, mon oncle mourut sans avoir quitté son désert. Il me le légua par son testament. Je revins d’Italie pour en prendre possession. J’étais seul ; il y avait plusieurs années que je n’étais rentré dans cette demeure, douce et chère à mon enfance. Elle était attristée par l’absence, mais aussi vivifiée encore par l’image et par le souvenir de cet homme de paix. Je me hâtai de parcourir tous les sentiers et toutes les eaux de ces jardins, où j’espérais me fixer à mon tour, après les années de labeur et d’agitation. En rentrant le soir de mes courses, je passai sous le grand hêtre ; j’entendis la source qui semblait à la fois pleurer et se réjouir dans ses gazouillements. J’y descendis, j’y trempai mes lèvres ; je m’assis sur le banc, j’y vis revenir les générations nouvelles des merles qui me connaissaient jadis. Ces vers me montèrent tout à coup du cœur, comme cette eau fraîche montait du rocher. Je rentrai au château pour les écrire.

Maintenant le hêtre et la source, que j’ai vendus en 1830 pour racheter le toit de ma mère, plus cher encore, à Milly, donnent la même ombre, les mêmes murmures, les mêmes voluptés à une autre famille. Qu’elle y retrouve à jamais les impressions et les souvenirs que j’en ai reçus !

Et maintenant une autre révolution dans mon existence me force à transplanter plus douloureusement ma vie et mon foyer. Que les bénédictions dont j’ai joui sous ces toits, que j’abandonne à d’autres, restent sur ces murs, et se perpétuent pour ceux qui les habiteront à leur tour !