Harmonies poétiques et religieuses/éd. 1860/Avertissement
Voici quatre livres de poésies écrites comme elles ont été senties, sans liaison, sans suite, sans transition apparente : la nature en a, mais n’en montre pas ; poésies réelles et non feintes, qui sentent moins le poëte que l’homme même ; révélation intime et involontaire de ses impressions de chaque jour ; pages de sa vie intérieure, inspirées tantôt par la tristesse, tantôt par la joie, par la solitude ou par le monde, par le désespoir ou l’espérance, dans ses heures de sécheresse ou d’enthousiasme, de prière ou d’aridité.
Ces Harmonies, prises séparément, semblent n’avoir aucun rapport l’une avec l’autre ; considérées en masse, on pourrait y retrouver un principe d’unité dans leur diversité même ; car elles étaient destinées, dans la pensée de l’auteur, à reproduire un grand nombre des impressions de la nature et de la vie sur l’âme humaine ; impressions variées dans leur essence, uniformes dans leur objet, puisqu’elles auraient été toutes se perdre et se reposer dans la contemplation de Dieu : sujet infini comme la nature, grand et saint comme la Divinité, les forces humaines n’y atteignent pas. Je n’en publie aujourd’hui que quatre livres : cela me semble bien peu, peut-être trouvera-t-on que c’est trop encore. S’il en est autrement, j’en publierai, par la suite, plusieurs autres livres, à mesure que les années, les lieux, les sentiments, les vicissitudes de la vie et de la pensée, me les inspireront à moi-même. Je demande grâce pour les imperfections de style dont les esprits délicats seront souvent blessés. Ce que l’on sent fortement s’écrit vite. Il n’appartient qu’au génie d’unir deux qualités qui s’excluent : la correction et l’inspiration.
Ces vers ne s’adressent qu’à un petit nombre.
Il y a des âmes méditatives que la solitude et la contemplation élèvent invinciblement vers les idées infinies, c’est-à-dire vers la religion ; toutes leurs pensées se convertissent en enthousiasme et en prière, toute leur existence est un hymne muet à la Divinité et à l’espérance. Elles cherchent en elles-mêmes, et dans la création qui les environne, des degrés pour monter à Dieu, des expressions et des images pour se révéler à elles-mêmes, pour se révéler à lui : puissé-je leur en prêter quelques-unes !
Il y a des cœurs brisés par la douleur, refoulés par le monde, qui se réfugient dans le monde de leurs pensées, dans la solitude de leur âme, pour pleurer, pour attendre ou pour adorer : puissent-ils se laisser visiter par une muse solitaire comme eux, trouver une sympathie dans ses accords, et dire quelquefois en l’écoutant : « Nous prions avec tes paroles, nous pleurons avec tes larmes, nous invoquons avec tes chants ! »
C’est à eux seuls que ces vers s’adressent. Le monde n’en a pas besoin : il a ses soins et ses pensées. Mais si quelques-uns de ces esprits qui ne sont plus au monde répondent en secret à mes faibles accents ; si quelques-uns de ces cœurs arides s’ouvrent, et retrouvent une larme ; si quelques âmes sensibles et pieuses me comprennent, me devinent, et achèvent en elles-mêmes les hymnes que je n’ai fait qu’ébaucher, c’est assez ; c’est tout ce que j’aurais voulu obtenir ; c’est plus que je n’ose espérer.