Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 1/L’Isolement/Commentaire
J’écrivis cette première méditation un soir du mois de septembre 1818, au coucher du soleil, sur la montagne qui domine la maison de mon père, à Milly. J’étais isolé depuis plusieurs mois dans cette solitude. Je lisais, je rêvais, j’essayais quelquefois d’écrire, sans rencontrer jamais la note juste et vraie qui répondît à l’état de mon âme ; puis je déchirais et je jetais au vent les vers que j’avais ébauchés. J’avais perdu l’année précédente, par une mort précoce, la personne que j’avais le plus aimée jusque-là. Mon cœur n’était pas guéri de sa première grande blessure, il ne le fut même jamais. Je puis dire que je vivais en ce temps-là avec les morts plus qu’avec les vivants. Ma conversation habituelle, selon l’expression sacrée, était dans le ciel. On a vu dans Raphaël comment j’avais été attaché et détaché soudainement de mon idolâtrie d’ici-bas.
J’avais emporté ce jour-là sur la montagne un volume de Pétrarque, dont je lisais de temps en temps quelques sonnets. Les premiers vers de ces sonnets me ravissaient en extase dans le monde de mes propres pensées. Les derniers vers me sonnaient mélodieusement à l’oreille, mais faux au cœur. Le sentiment y devient l’esprit. L’esprit a toujours, pour moi, neutralisé le génie. C’est un vent froid qui sèche les larmes sur les yeux. Cependant j’adorais et j’adore encore Pétrarque. L’image de Laure, le paysage de Vaucluse, sa retraite dans les collines euganéennes, dans son petit village que je me figurais semblable à Milly, cette vie d’une seule pensée, ce soupir qui se convertit naturellement en vers, ces vers qui ne portent qu’un nom aux siècles, cet amour mêlé à cette prière, qui font ensemble comme un duo dont une voix se plaint sur la terre, dont l’autre voix répond du ciel ; enfin cette mort idéale de Pétrarque la tête sur les pages de son livre, les lèvres collées sur le nom de Laure, comme si sa vie se fût exhalée dans un baiser donné à un rêve ! tout cela m’attachait alors et m’attache encore aujourd’hui à Pétrarque. C’est incontestablement pour moi le premier poëte de l’Italie moderne, parce qu’il est à la fois le plus élevé et le plus sensible, le plus pieux et le plus amoureux ; il est certainement aussi le plus harmonieux : pourquoi n’est-il pas le plus simple ? Mais la simplicité est le chef-d’œuvre de l’art, et l’art commençait. Les vices de la décadence sont aussi les vices de l’enfance des littératures. Les poésies populaires de la Grèce moderne, de l’Arabie et de la Perse, sont pleines d’afféteries et de jeux de mots. Les peuples enfants aiment ce qui brille avant d’aimer ce qui luit ; il en est pour eux des poésies comme des couleurs : l’écarlate et la pourpre leur plaisent dans les vêtements avant les couleurs modérées dont se revêtent les peuples les plus avancés en civilisation et en vrai goût.
Je rentrai la nuit tombante, mes vers dans la mémoire, et me les redisant à moi-même avec une douce prédilection. J’étais comme le musicien qui a trouvé un motif et qui se le chante tout bas avant de le confier à l’instrument. L’instrument pour moi, c’était l’impression. Je brûlais d’essayer l’effet du timbre de ces vers sur le cœur de quelques hommes sensibles. Quant au public, je n’y songeais pas, ou je n’en espérais rien. Il s’était trop endurci le sentiment, le goût et l’oreille aux vers techniques de Delille, d’Esménard et de toute l’école classique de l’empire, pour trouver du charme à des effusions de l’âme, qui ne ressemblaient à rien, selon l’expression de M. D*** à Raphaël.
Je résolus de tenter le hasard, et de les faire imprimer à vingt exemplaires sur beau papier, en beau caractère, par les soins du grand artiste en typographie, de l’Elzevir moderne, M. Didot. Je les envoyai à un de mes amis à Paris : il me les renvoya imprimés. Je fus aussi ravi, en me lisant pour la première fois, magnifiquement reproduit sur papier vélin, que si j’avais vu dans un miroir magique l’image de mon âme. Je donnai mes vingt exemplaires à mes amis : ils trouvèrent les vers harmonieux et mélancoliques ; ils me présagèrent l’étonnement d’abord, puis après l’émotion du public. Mais j’avais moins de confiance qu’eux dans le goût dépravé, ou plutôt racorni, du temps. Je me contentai de ce public composé de quelques cœurs à l’unisson du mien, et je ne pensai plus à la publicité.
Ce ne fut que longtemps après, qu’en feuilletant un jour mon volume de Pétrarque, je retrouvais ces vers, intitulés Méditation, et que je les recueillis par droit de primogéniture pour en faire la première pièce de mon recueil. Ce souvenir me les a rendus toujours chers depuis, parce qu’ils étaient tombés de ma plume comme une goutte de la rosée du soir sur la colline de mon berceau, et comme une larme sonore de mon cœur sur la page de Pétrarque où je ne voulais pas écrire, mais pleurer.