Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 1/Bonaparte/Commentaire

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COMMENTAIRE

DE LA SEPTIÈME MÉDITATION



Cette Méditation fut écrite à Saint-Point, dans la petite tour du nord, au printemps de l’année 1821, peu de mois après qu’on eut appris en France la mort de Bonaparte à Sainte-Hélène. Elle fit une immense impression dans le temps. Je n’aimais pas Bonaparte : j’avais été élevé dans l’horreur de sa tyrannie. L’inquisition de cet homme contre la pensée était telle, que la police de Paris ayant été informée qu’un jeune homme de Mâcon, âgé de dix-sept ans, prenait des leçons de langue anglaise d’un prisonnier de guerre en résidence dans cette ville, le préfet vint chez le père de ce jeune homme lui signifier, au nom de l’empereur, de faire cesser cette étude de son fils, s’il ne voulait pas porter ombrage au gouvernement. En écrivant cette ode, qu’on a trouvée quelquefois trop sévère, je me trouvais donc moi-même trop indulgent, je me reprochais quelque complaisance pour la popularité posthume de ce grand nom. La dernière strophe surtout est un sacrifice immoral à ce qu’on appelle la gloire. Le génie par lui-même n’est rien moins qu’une vertu ; ce n’est qu’un don, une faculté, un instrument : il n’expie rien, il aggrave tout. Le génie mal employé est un crime plus illustre : voilà la vérité en prose. J’ai corrigé ici ces deux vers, qui pesaient comme un remords sur ma conscience.

La circonstance dans laquelle j’appris la nouvelle de la mort de Bonaparte est trop remarquable pour que je ne la consigne pas ici.

J’étais à Aix, en Savoie. Madame de Saint-Fargeau, fille de Lepelletier de Saint-Fargeau, assassiné par Paris le jour de la condamnation de Louis XVI, en expiation de son vote, m’avait invité à dîner chez elle. Je me rendis à son hôtel. J’y trouvai le maréchal Marmont ; il ignorait encore, comme tout le monde, la mort de son compagnon de jeunesse et de son empereur. Un moment après, entra M. de Lally-Tollendal. La conversation s’engagea sur des choses indifférentes. On attendit longtemps un quatrième convive ; c’était le duc Dalberg, ambassadeur à Turin. Comme il n’arrivait pas, on se mit à table. L’entretien était serein ; gai, très-intéressant pour moi, jeune homme obscur, assis entre les représentants de deux siècles. Enfin, au milieu du dîner, arriva le duc Dalberg. Il paraissait ému. Il s’excusa sur la nécessité où il avait été d’ouvrir son courrier, et de lire des dépêches importantes. « Il y a une bien grande nouvelle, » dit-il à madame de Saint-Fargeau avant de s’asseoir ; « il est mort ! » Il voulait dire l’homme du siècle. Tout le monde le comprit. Le duc raconta alors l’événement et les détails.

J’étais en face du maréchal Marmont. Je surpris la nature avant qu’elle eût le temps de s’arranger ou de se voiler. Je vis dans la pâleur subite de la physionomie, dans le pli involontaire des lèvres, dans l’accent brisé de la voix, et bientôt dans les larmes montant du cœur aux yeux sous les larges sourcils noirs du soldat, la douleur non simulée, mais profonde et déchirante, de l’homme et de l’ami. Tous ceux qui étaient là détestaient Bonaparte : le duc Dalberg, comme ami de M. de Talleyrand ; M. de Lally-Tollendal, comme émigré rentré, voué au culte des Bourbons ; madame de Saint-Fargeau, comme fille de son père, ayant eu la république pour marraine ; moi, comme poëte. Le maréchal n’avait donc aucun intérêt à feindre. D’ailleurs, il n’aurait pas eu le temps de composer son visage. Il fut atterré. Il se leva de table, et marcha longtemps dans la salle, les yeux levés au ciel, et les lèvres balbutiant des mots que nous n’entendions pas.

Non, un tel homme n’était pas un traître ! Il avait été placé dans une circonstance terrible entre sa patrie et son ami, bourrelé, surpris, indécis, entraîné. Mais il y avait eu étourdissement dans sa pensée ; il a subi une fatalité, il a perdu une heure plus tôt, il n’a pas vendu son bienfaiteur. L’attachement dans le cœur ne survit pas à la trahison. L’histoire peut chercher les clauses du pacte infâme et imaginaire dans lequel il aurait vendu son compagnon de jeunesse. Quant à moi, j’ai vu les larmes de l’ami. Je ne crois pas au traître.