Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Poëme du quinquina/Premier chant

Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Poëme du quinquina
Œuvres complètes, tome 2, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 415-424).


P O Ë M E


D U


Q U I N Q U I N A [1]




A MADAME LA DUCHESSE DE BOUILLON.




CHANT PREMIER.


Je ne voulois chanter que les Heros d’Esope :
Pour eux seuls en mes Vers j’invoquois Caliope
Mesme j’allois cesser, et regardois le port.
La raison me disoit que mes mains estoient lasses ;
Mais un ordre est venu plus puissant et plus fort
Que la raison : cet ordre accompagné de graces,
Ne laissant rien de libre au cœur ny dans l’esprit,

M’a fait passer le but que je m’estois prescrit.
Vous vous reconnoissez à ces traits, Uranie :
C’est pour vous obeïr, et non point par mon choix,
Qu’à des sujets profonds j’occupe mon genie,
Disciple de Lucrece une seconde fois[2].
Favorisez cet œuvre ; empeschez qu’on ne die
Que mes Vers sous le poids languiront abbatus ;
Protegez les enfans d’une Muse hardie ;
Inspirez-moy : je veux qu’icy l’on étudie
D’un présent d’Apollon la force et les vertus.
 
 Aprés que les humains, œuvre de Prométhée,
Furent participans du feu qu’au sein des Dieux
Il déroba pour nous d’une audace effrontée,
Jupiter assembla les Habitans des Cieux :
Cette engeance, dit-il, est donc nostre rivale !
Punissons des humains l’infidele artisan ;
Taschons par tout moyen d’alterer son présent.
Sa main du feu divin leur fut trop liberale ;
Desormais nos égaux, et tout fiers de nos biens,
Ils ne fréquenteront vos temples ny les miens
Envoyons-leur de maux une troupe fatale,
Une source de vœux, un fonds pour nos autels.
Tout l’Olimpe applaudit : aussi-tost les mortels
Virent courir sur eux avecque violence
Pestes, fievres, poisons répandus dans les airs.
Pandore ouvrit sa boëte, et mille maux divers
S’en vinrent au secours de nostre intemperance.
Un des Dieux fut touché du malheur des humains :
C’est celuy qui pour nous sans cesse ouvre les mains ;
C’est Phœbus Apollon. De luy vient la lumiere,
La chaleur qui descend au sein de nostre mere,
Les simples, leur employ, la musique, les vers,
Et l’or, si c’est un bien que l’or pour l’Univers.
Ce Dieu, dis-je, touché de l’humaine misere,

Produisit un remede au plus grand de nos maux :
C’est l’ecorce du Kin, seconde Panacée.
Loin des peuples connus Appollon l’a placée ;
Entre elle et nous s’étend tout l’empire des flots.
Peut-estre il a voulu la vendre à nos travaux ;
Peut-estre il la devoit donner pour récompense
Aux hostes d’un climat où regne l’innocence.
O toy qui produisis ce trésor sans pareil,
Cet arbre ainsi que l’or digne Fils du Soleil,
Prince du double mont, commande aux neuf pucelles
Que leur chœur pour m’ayder députe deux d’entre elles ;
J’ay besoin aujourd’huy de deux talents divers :
L’un est l’Art de ton Fils[3] ; et l’autre, les beaux vers.

Le mal le plus commun, et quelqu’un mesme assure
Que seul on te peut dire un mal à bien parler,
C’est la fievre, autrefois esperance trop sure
A Cloton, quand ses mains se lassoient de filer.
Nous en avions en vain l’origine cherchée.
On prédisoit son cours, on sçavoit son progrez,
On déterminoit ses effets,
Mais la cause en étoit cachée.
La fievre, disoit-on, a son siege aux humeurs.
Il se fait un foyer qui pousse ses vapeurs
Jusqu’au cœur, qui les distribuë
Dans le sang, dont la masse en est bien-tôt imbuë.
Ces amas enflamez, pernicieux tresors,
Sur l’aisle des esprits aux familles errantes,
S’en vont infecter tout le corps,
Source de fievres differentes.
Si l’humeur bilieuse a causé ces transports,
Le sang, vehicule fluide
Des esprits ainsi corrompus,
Par des accés de tierce à peine interrompus,
Va d’artere en artere attaquer le solide.
Toutes nos actions souffrent un changement.

Le test et le cerveau, piquez violemment,
Joignent à la douleur les songes, les chimeres,
L’appetit de parler, effets trop ordinaires.
Que si le venin dominant
Se puise en la melancolie,
J’ay deux jours de repos, puis le mal survenant
Jette un long ennuy sur ma vie.

Ainsi parle l’Ecole et tous ses Sectateurs.
Leurs malades debout aprés force lenteurs
Donnoient cours à cette doctrine :
La Nature, ou la Medecine,
Ou l’union des deux, sur le mal agissoit.
Qu’importe qui ? l’on guerissoit.
On n’exterminoit pas la fievre, on la lassoit.
Le bon tempérament, le sené, la saignée :
Celle cy, disoient-ils, ôtant le sang impur,
Et non comme aujourd’huy des mortels dedaignée ;
Celuy-là, purgatif innocent et trés-seur
(Ils l’ont toûjours cru tel) ; et le plus necessaire,
J’entends le bon tempérament,
Rendu meilleur encor par le bon aliment,
Remettoient le malade en son train ordinaire.
On se rétablissoit, mais toûjours lentement.
Une cure plus prompte étoit une merveille.
Cependant la longueur minoit nos facultez
S’il restoit des impuretez,
Les remedes alors de nouveau repetez.
Casse, rhubarbe, enfin mainte chose pareille,
Et sur tout la diete, achevoient le surplus,
Chassoient ces restes superflus,
Relâchoient, resserroient, faisoient un nouvel homme :
Un nouvel homme ! un homme usé.
Lors qu’avec tant d’apprests cet œuvre se consomme,
Le tresor de la vie est bientôt épuisé.

Je ne veux pour témoins de ces experiences
Que les peuples sans loix, sans arts, et sans sciences :

Les remedes frequens n’abregent point leurs jours,
Rien n’en hâte le long et le paisible cours.
Telle est des Iroquois la gent presque immortelle :
La vie aprés cent ans chez eux est encor belle.
Ils lavent leurs enfans aux ruisseaux les plus froids.
La Mere au tronc d’un arbre, avecque son carquois,
Attache la nouvelle et tendre créature ;
Va sans art aprêter un mets non acheté.
Ils ne trafiquent point des dons de la nature :
Nous vendons cher les biens qui nous ont peu couté ;
L’âge où nous sommes vieux est leur adolescence.
Enfin il faut mourir ; car sans ce commun sort
Peut-être ils se mettroient à l’abri de la mort
Par le secours de l’ignorance.

Pour nous, fils du sçavoir, ou, pour en parler mieux,
Esclaves de ce don que nous ont fait les Dieux,
Nous nous sommes prescrit une étude infinie.
L’art est long, et trop courts les termes de la vie ;
Un seul poinct négligé fait errer aisément.
Je prendray de plus haut tout cet enchainement,
Matiere non encor par les Muses traitée,
Route qu’aucun mortel en ses Vers n’a tentée :
Le dessein en est grand, le succès malaisé ;
Si je m’y perds, au moins j’auray beaucoup osé.

Deux portes sont au cœur ; chacune a sa valvule.
Le sang, source de vie, est par l’une introduit ;
L’autre huissiere permet qu’il sorte et qu’il circule,
Des veines sans cesser aux arteres conduit.
Quand le cœur l’a reçu, la chaleur naturelle
En forme ces esprits qu’animaux on appelle.
Ainsi qu’en un creuset il est rarefié.
Le plus pur, le plus vif, le mieux qualifié,
En atomes extrait quitte la masse entiere,
S’exhale, et sort enfin par le reste attiré.
Ce reste r’entre encore, est encore épuré ;
Le Chile y joint toûjours matiere sur matiere.

Ces atomes font tout : par les uns nous croissons ;
Les autres, des objets toüchez en cent façons,
Vont porter au cerveau les traits dont ils s’empreignent,
Produisent la sensation,
Nulles prisons ne les contraignent ;
Ils sont toûjours en action.
Du cerveau dans les nerfs ils entrent, les remuënt ;
C’est l’état de la veille ; et reciproquement,
Si-tôt que moins nombreux en force ils diminuent,
Les fils des nerfs lâchez font l’assoupissement.

Le sang s’acquitte encor chez nous d’un autre office.
En passant par le cœur il cause un battement ;
C’est ce qu’on nomme pouls, seur et fidele indice
Des degrez du fievreux tourment.
Autant de coups qu’il reïtere,
Autant et de pareils vont d’artere en artere
Jusqu’aux extremitez porter ce sentiment.
Nôtre santé n’a point de plus certaine marque
Qu’un pouls égal et moderé ;
Le contraire fait voir que l’être est alteré ;
Le foible et l’étouffé confine avec la Parque,
Et tout est alors déploré.

Que l’on ait perdu la parole,
Ce trucheman pour nous dit assez nôtre mal,
Assez il fait trembler pour le moment fatal :
Æsculape en fait sa boussole.
Si toûjours le Pilote a l’œil sur son aymant,
Toûjours le Medecin sattache au battement,
C’est sa guide ; ce poinct l’assure et le console
En cette mer d’obscuritez
Que son art dans nos corps trouve de touscôtez.
 
Ayant parlé du pouls, le frisson se presente.
Un froid avancoureur s’en vient nous annoncer
Que le chaud de la fievre aux membres va passer.
Le cœur le fomentoit, c’est au cœur qu’il s’augmente.
Et qu’enfin parvenant jusqu’à certain excés
Il acquiert un degré qui forme les accés.

Si j’excellois en l’art où je m’applique,
Et que l’on pût tout reduire à nos sons,
J’expliquerois par raison mécanique
Le mouvement convulsif des frissons ;
Mais le talent des doctes nourrissons
Sur ce sujet veut une autre maniere.
Il semble alors que la machine entiere
Soit le joüet d’un demon furieux.
Muse, aide-moy ; vien sur cette matiere
Philosopher en langage des dieux.

Des portions d’humeur grossiere,
Quelquefois compagnes du sang,
Le suivent dans le cœur sans pouvoir, en passant,
Se subtiliser de maniere
Qu’il naisse des esprits en même quantité
Que dans le cours de la santé.
Un sang plus pur s’échauffe avec plus de vitesse :
L’autre reçoit plus tard la chaleur pour hôtesse ;
Le temps l’y sçait aussi beaucoup mieux imprimer.
Le bois verd, plein d’humeurs, est long à s’alumer.
Quand il brûle, l’ardeur en est plus vehemente.
Ainsi ce sang chargé repassant par le cœur
S’embrase d’autant plus que c’est avec lenteur,
Et regagne au degré ce qu’il perd par l’attente.

Ce degré c’est la fievre. A l’égard des retours
A certaine heure, en certains jours,
C’est un poinct incrustable, à moins qu’on ne le fonde
Sur les momens prescripts à cuire ou consumer
L’aliment ou l’humeur qui s’en est pû former.
Il n’est merveille qui confonde
Nôtre raison aveugle en mille autres effets,
Comme ces temps marquez où nos maux sont sujets.
Vous qui cherchez dans tout une cause sensible,
Dites-nous comme il est possible
Qu’un corps dans le desordre ameine reglément
L’accés, ou le redoublement.

Pour moy, je n’oserois entrer dans ce Dedale ;
Ainsi de ces retours je laisse l’intervalle :
Je reviens au frisson, qui du defaut d’esprits
Tient sans doute son origine.
Les muscles moins tendus, comme étant moins remplis,
Ne peuvent lors dans la machine
Tirer leurs opposez de même qu’autrefois,
Ny ceux cy succeder à de pareils emplois.
Tout le peuple mutin, leger et temeraire,
Des vaisseaux mal fermez en tumulte sortant,
Cause chez nous dans cet instant
Un mouvement involontaire.
Le peu qui s’en produit sort du lieu non gonflé,
Comme on voit l’air sortir d’un balon mal enflé.
La valvule en la veine, au balon la languette,
Geoliere peu soigneuse à fermer la prison,
Laisse enfin échaper la matiere inquiete ;
Aussi tôt les esprits agitent sans raison,
Deçà, delà, par tout où le hazard les pousse,
Nôtre corps qui fremit à leur moindre secousse.
Le malade ressemble alors à ces vaisseaux
Que des vents opposez et de contraires eaux
Ont pour but du débris que leurs fureurs méditent :
Les Ministres d’Æole et le flot les agitent ;
Maint coup, maint tourbillon les pousse à tous momens,
Fresle et triste joüet de la vague et des vents.
En tel et pire état le frisson vient réduire
Ceux qu’un chaud vehement menace de détruire.
Il n’est muscle ny membre en l’assemblage entier
Qui ne semble être prés du naufrage dernier.
De divers ennemis à l’envi nous traversent,
Malheureuse carriere où ces Demons s’exercent.

Si le mal continuë, et que d’aucun repos
La fievre n’ait borné ses funestes complots,
Dans les Fébricitans il n’est rien qui ne peche :
Le palais se noircit, et la langue se seche,
On respire avec peine, et d’un frequent effort.

Tout s’altere ; et bien-tôt la raison prend l’essort.
Le Medecin confus redouble ses allarmes.
Une famille tout en larmes
Consulte ses regards : il a beau déguiser,
Aucun des assistans ne s’y laisse abuser.
Le malade luy-même a l’œil sur leur visage.
Tout ce qui l’environne est d’un triste présage ;
Sa moitié, des enfans, l’un l’appuy de ses jours,
Un autre entre les bras de ses chastes amours,
Une fille pleurante, et déja destinée
Aux prochaines douceurs d’un heureux hymenée.
Alors, alors, il faut oublier ces plaisirs.
L’ame en soy se rameine, encor que nos desirs
Renoncent à regret à des restes de vie.
Douce lumiere, helas ! me seras-tu ravie ?
Ame, où t’envoles-tu sans espoir de retour ?
Le malade, arrivé prés de son dernier jour,
Rappelle ces momens où personne ne songe
Aux remords trop tardifs où cet instant nous plonge.
Sur ce qu’il a commis il tasche à repasser :
En vain ; car le transport à ce foible penser
Fait bien-tôt succeder les folles réveries,
Le délire, et souvent le poison des furies.
On tente l’emetique alors infructueux,
Puis l’art nous abandonne au remede des vœux.

Pandore, que ta boëte en maux étoit feconde !
Que tu sceus temperer les douceurs de ce monde !
A peine en sommes-nous devenus habitans,
Qu’entourez d’ennemis dés les premiers instans,
Il nous faut par des pleurs ouvrir nôtre carriere.
On n’a pas le loisir de goûter la lumiere.
Miserables humains, combien possedez-vous
Un present si cher et si doux ?
Retranchez-en le tems dont Morphée est le maître ;
Retranchez ces jours superflus
Où nôtre ame ignorant son être
Ne se sent pas encore, ou bien ne se sent plus :

Ostez le tems des soins, celuy des maladies,
Intermede fatal qui partage nos vies.
La fievre quelquefois fait que dans nos maisons
Nous passons sans soleil trois retours de saisons.
Ce mal a le pouvoir d’étendre
Autant et plus encor son long et triste cours ;
Un de ces trois cercles de jours
Se passe à le souffrir, deux autres à l’attendre.

Mais c’est trop s’arrêter à des sujets de pleurs :
Allons quelques momens dormir sur le Parnasse ;
Nous en celebrerons avecque plus de grace
Le present qu’Apollon oppose à ces malheurs.

  1. Publié en 1682, en tête d’un volume intitulé : Poëme du quinquina et autres ouvrages en vers de M. de La Fontaine. A Paris, chez Denis Thierry et Claude Barbin, in-12. La Fontaine s’est surtout servi, pour écrire ce poëme, du traité : De la guérison des fièvres par le quinquina, composé par Monginot, son ami.
  2. Allusion au Discours à madame de La Sablière sur
    l’âme des bêtes. (Liv. X, fable I.).
  3. Esculape.