Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Poëme de la Captivité de Saint Malc

Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Œuvres complètes, tome 2, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 391-412).








P O Ë M E


DE LA



CAPTIVITÉ DE ST MALC







A Son Altesse Monseigneur


LE CARDINAL DE BOUILLON,


Grand Aumosnier de France.




Monseigneur


Vostre Altesse Eminentissime ne refusera pas sa protection au Poëme que je luy dedie : tout ce qui porte le caractere de pieté est auprés de vous d’une recommandation trop puissante. C’est pour moy un juste sujet d’esperer dans l’occasion qui s’offre aujourd’huy : mais, si j’ose dire la verité, mes souhaits ne se bornent point à cet avantage. Je voudrois que cet Idile, outre la sainteté du sujet, ne vous parût pas entierement dénuë des beautez de la Poësie. Vous ne les dédaignez pas ces beautez divines, et les graces de cette Langue que parloit le peuple Prophete. La lecture des Livres Saints vous en a appris les principaux traits. C’est la que la Sagesse divine rend ses oracles avec plus d’élevation, plus de majesté et plus de force que n’en ont les Virgiles et les Homeres. Je ne veux pas dire que ces derniers vous soient inconnus ; ignorez-vous rien de ce qui merite d’estre sceu par une personne de vostre rang ? Le Parnasse n’a point d’endroits où vous soyez capable de vous égarer. Certes, Monseigneur, il est glorieux pour vous de pouvoir ainsi démesler les diverses routes d’une contrée où vous vous estes arresté si peu. Que si vostre goust peut donner le prix aux beautez de la Poësie, il le peut bien mieux donner à celles de l’éloquence. Je vous ay entendu juger nos Orateurs avec un discernement qu’on ne peut assez admirer ; tout cela sans autre secours que celuy d’une bien-heureuse naissance, et par des talens que vous ne tenez ny des Precepteurs ny des Livres. C’est aux lumieres nées avec vous que vous estes redevable de ces progrez dont tout le monde s’est estonné. Ce qui consume la vie de plusieurs Vieillards enchaisnez aux Livres dés leur enfance, la jeunesse d’un Prince l’a fait ; et nous l’avons vû, la renommée l’a publié. Elle a joint au bruit de vostre sçavoir celuy de ces mœurs si pures, et d’une sagesse qui est la fille du temps chez les autres, et qui le devance chez vous. Un merite si singulier a esté universellement reconnu. Celuy qui dispense les tresors du Ciel, et le Monarque qui, par ses armes victorieuses, s’est rendu l’Arbitre de l’Europe, ont concouru et de faveur et d’estime pour vous élever. Aprés des témoignages d’un si grand poids, mes loüanges seroient inutiles à vostre gloire. Je ne dois ajoûter
icy qu’une protestation respectueuse d’estre toute ma vie,

MONSEIGNEUR,
DE VOSTRE ALTESSE SERENISSIME[1],
Le trés-humble et trés-obëissant serviteur,
DE LA FONTAINE.


P O Ë M E


DE LA


CAPTIVITÉ DE ST MALC [2]




Reyne des esprits purs, Protectrice puissante,
Qui des dons de ton Fils rends l’ame joüissante,
Et de qui la faveur se fait à tous sentir,
Procurant l’innocence, ou bien le repentir ;
Mere des Bien-heureux, Vierge enfin, je t’implore.
Fais que dans mes chansons aujourd’huy je t’honore :
Bannis-en ces vains traits, criminelles douceurs
Que j’allois mendier jadis chez les neuf Sœurs.
Dans ce nouveau travail mon but est de te plaire[3].
Je chante d’un Heros la vertu solitaire,
Ces deserts, ces forests, ces antres écartez,
Des favoris du Ciel autrefois habitez.
Les Lions et les Saints ont eu mesme demeure.
Là Malc prioit, jeusnoit, soûpiroit à toute heure ;
Pleuroit, non ses pechez, mais ceux qu’en nostre cœur

A versez le serpent dont Christ est le vainqueur.
Malc avoit dans ces lieux confiné sa jeunesse,
Vivoit sous les conseils d’un Saint plein de sagesse,
Conservoit avec soin le trésor précieux
Que nous tenons d’une eau dont la source est aux Cieux.
Les auteurs de ses jours descendus sous la tombe,
Aux tresors temporels le jeune Saint succombe ;
Croit qu’on peut en joüir sans estre criminel ;
Que souvent on tient d’eux l’heritage eternel ;
Qu’on n’a qu’à faire entrer, par un pieux usage,
Les membres du Seigneur et leur chef en partage.
Funeste appas de l’or, moteur de nos desseins,
Que ne peux-tu sur nous, si tu plais mesme aux Saints !
Malc annonce au vieillard censeur de sa jeunesse
Qu’il va de ses ayeux recüeillir la richesse ;
Qu’il tasche d’empescher que des biens assez grands
Ne soient mal dispensez par d’avares parens ;
Qu’il veut fonder un cloistre, et destine le reste
A vivre sans éclat, tousjours simple et modeste,
Donnant un saint exemple, et par ses soins pieux
Peut-estre plus utile au siecle qu’en ces lieux.
Mon fils, dit le vieillard, il faut qu’avec franchise
Je vous ouvre mon cœur touchant vostre entreprise.
Où vous exposez-vous ? et qu’allez-vous tenter ?
En de nouveaux perils pourquoy vous rejetter ?
De triompher toûjours seriez-vous bien capable ?
Ah ! si vous le croyez, l’orgueil vous rend coupable ?
Sinon, vostre imprudence a desja merité
Les reproches d’un Dieu justement irrité.
Fuyez, fuyez, mon Fils, le monde et ses amorces :
Il est plein de dangers qui surpassent vos forces.
Fuyez l’or ; mais fuyez encor d’autres appas :
On ne sort, qu’en fuyant, vainqueur de ces combats.
La paix que nous goûtons a-t-elle moins de charmes ?
Quoy ! vous hasarderiez le fruit de tant de forces,
Et celuy de ce sang qu’un Dieu versa pour vous !
A ces mots le vieillard se jette à ses genoux.
Malc le quite en pleurant ; triste et funeste absence !
Il abandonne au sort sa fragile innocence ;

S’engage en des chemins pleins de perils et longs.
D’Édesse à Beroë sont de vastes sablons :
L’Astre dont les clartez sont esclaves du monde
Parcourt avec ennuy cette plaine inféconde :
S’il y void quelque objet, c’est un objet d’horreur.
Maint Arabe voisin y portoit la terreur.
Du Passant égorgé le corps sans sepulture
D’un ventre carnassier devenoit la pâture.
On voyoit succéder, en ces cruels sejours,
Aux brigands les Lions, aux Lions les Vautours.
Marcher seul en ces lieux eust eu de l’imprudence.
La Fortune joint Malc& des gens sans defense :
Peu de ieunesse entre-eux, force vieillards craintifs,
Femmes, famille, enfans aux cœurs desja captifs.
Ils traversoient la plaine aux zephyrs inconnuë :
Un gros de Sarrazins vient s’offrir à leur veuë,
Milice du Démon, gens hideux et hagards,
Engeance qui portoit la mort dans ses regards.
La cohorte du Saint d’abord est dispersée :
Equipage, tresors, jeune épouse est laissée.
Telle fuit la colombe, oubliant ses amours,
A l’aspect du Milan qui menace ses jours.
Telle l’ombre d’un Loup dans les verds pâturages
Écarte les troupeaux attentifs aux herbages.
Les compagnons de Malc, épandus par ces champs,
Tomboient sans resister sous le fer des brigands.
De toutes parts l’horreur regnoit en ce spectacle ;
La proye apportoit seule au meurtre de l’obstacle.
Ceux que l’amour du gain tira de leur foyer
Perdoient d’un an de peine en un jour le loyer.
Les peres chargez d’ans, laissans leurs tendres gages,
Fuyoient leur propre mort en ces funestes plages,
Et pour deux jours de vie abandonnoient un bien
Prés de qui vivre un siecle aux vrais peres n’est rien.
L’amant et la compagne à ses vœux destinée
Quitoient le doux espoir d’un prochain hymenée :
Mal-heureux ! l’un fuyoit ; on eust veu ses amours
Luy tendre en vain les bras implorans son secours.

Une Dame encor jeune, et sage en sa conduite,
Aux yeux de son époux dans les fers fut réduite.
Le mary se sauva regretant sa moitié ;
La femme alla servir un maistre sans pitié ;
Au Chef de ces brigands elle écheut en partage.
Cét homme possedoit un fertile heritage,
Et de plusieurs troupeaux dans l’ardente saison
vendoit à ses voisins le croist et la toison.
Nostre Heros suivit la Dame en servitude.
Ce fut lors, mais trop tard, que pour sa solitude,
Pour son cher Directeur et ses sages avis,
Il reprit des transports de pleurs en vain suivis.
Forests, s’écrioit-il, retraites du silence,
Lieux dont j’ay combatu la douce violence,
Angeliques citez d’où je me suis banni,
Je vous ay méprisez, deserts, j’en suis puni.
Ne vous verray-je plus ? Quoy ! songe, tu t’envoles !
O Malc ! tu vois le fruit de tes desseins frivoles !
Verse des pleurs amers, puisque tu t’es privé
Que ces pleurs bien-heureux où ton cœur s’est lavé.
Ainsi Malc regrettoit sa fortune passée.
Cependant des brigands la proye est entassée.
On l’emporte à grand bruit : ils s’en vont triomphans.
Leur Chef voulut que Malc adorast ses enfans,
Honneur dont on ne doit s’attribuer les marques
Qu’en voyant sous ses pieds les testes des Monarques.
Un Arabe exigea ce superbe tribut.
Si Malc s’en défendit, s’il l’osa, s’il le put,
S’il en subit la Loy sans peine et sans scrupule,
C’est ce qu’en ce récit l’Histoire dissimule[4].
Bien qu’à peine la Dame achevast son printemps,
Que son teint eust des jours aussi frais qu’éclatans,
L’Arabe n’en fit voir qu’une estime legere :

Il luy donna l’employ d’une simple bergere,
Avec Malc l’envoya pour garder ses troupeaux.
Bien-tost entre leurs mains ils devinrent plus beaux.
Le saint couple cherchoit les lieux les plus sauvages,
S’approchoit des rochers, s’éloignoit des rivages ;
Luy-mesme il se fuyoit ; et jamais dans ces bois
Les Echos n’ont formé des concerts de leurs voix.
Aux jours où l’on faisoit des vœux pour abondance
Ils ne paroissoient point aux jeux ny dans la danse :
On ne les voyoit point à l’entour des hameaux
Mollement étendus dormir sous les ormeaux.
Les entretiens oisifs et feconds en malices,
Du mercenaire esclave ordinaires delices,
Estoient fuis avec soin de nos nouveaux Bergers ;
Ils n’envioient point l’heur des troupeaux étrangers.
Jamais l’ombre chez eux ne mit fin aux prieres,
Ny la main du sommeil n’abbaissa leurs paupieres.
La nuit se passoit toute en vœux, en oraison.
Dés que l’aube empourproit les bords de l’orison,
Ils menoient leurs troupeaux loin de toutes approches.
Malc aimoit un ruisseau coulant entre des roches.
Des cedres le couvroient d’ombrages toûjours verts :
Ils défendoient ce lieu du chaud et des hyvers.
De degrez en degrez l’eau tombant sur des marbres,
Mesloit son bruit aux vents engoufrez dans les arbres.
Jamais desert ne fut moins connu des humains ;
A peine le Soleil en sçavoit les chemins.
La bergere cherchoit les plus vastes campagnes ;
Là ses seules brebis luy servoient de compagnes :
Les vents en sa faveur leur offroient un air doux.
Le Ciel les preservoit de la fureur des Loups,
Et gardant leurs toisons exemptes de rapines,
Ne leur laissoit payer nul tribut aux épines.
Dans les Dédales verts que formoient les hailliers,
L’herbe tendre, le thim, les humbles violiers,
Présentoient aux troupeaux une pasture exquise.
En des lieux découverts nostre bergere assise
Aux injures du hasle exposoit ses attraits ;

Et des pensers d’autruy se vangeoit sur ses traits.
Sa beauté luy donnoit d’eternelles alarmes.
Ses mains avec plaisir auroient détruit ses charmes :
Mais, n’osant attenter contre l’œuvre des Cieux,
Le Soleil se chargeoit de ce crime pieux.
O vous, dont la blancheur est souvent empruntée,
Que d’un soin different vostre ame est agitée !
Si vous ne vous voulez priver dun bien si doux,
De ses dons naturels au moins contentez-vous.
Tandis que la bergere en extase ravie
Prioit le Saint des Saints de veiller sur sa vie,
Les Ministres divins veilloient sur son troupeau.
Quelquefois la quenoüille et l’artiste fuseau
Luy délassoient l’esprit, et pour reprendre haleine
De ses propres Moutons elle filoit la laine.
Pendant qu’elle goustoit ce plaisir innocent,
Tournant par fois les yeux sur son troupeau paissant,
Que vous estes heureux, peuple doux ! disoit-elle :
Vous passez sans peché cette course mortelle.
On louë en vous voyant celuy qui vous a faits :
Et nous, de qui les cœurs sont enclins aux forfaits,
Laissons languir sa gloire, et d’un foible suffrage
Ne daignons relever son nom et son ouvrage.
Cheres brebis, paissez ; cueillez l’herbe et les fleurs :
Pour vous l’aube nourrit la terre de ses pleurs.
Vivez de leurs présens : inspirez-nous l’envie
D’éviter les repas qui vous coustent la vie.
Miserables humains, semence de tyrans,
En quoy differez-vous des monstres dévorans ?
Tels estoient les pensers de la sainte Heroïne.
Pour Malc, il meditoit sur la triple origine
De l’homme florissant, décheu, puis rétabli.
Du premier des Mortels la faute est en oubli :
Le Ciel pour Lucifer garde toûjours sa haine.
Dieu tout bon, disoit Malc, si ton Fils par sa peine
M’a sauvé de l’enfer, m’a remis dans mes droits,
Garde-moy de les perdre une seconde fois.
Fais qu’un jour mes travaux par leur fin se couronnent.

Je suis dans les perils, mille maux m’environnent,
L esclavage, la crainte, un maistre menaçant ;
Et ce n’est pas encor le mal le plus pressant.
Tu m’as donné aide au fort de la tourmente
Une compagne sainte, il est vray, mais charmante ;
Son exemple est puissant ; ses yeux le sont aussi :
De conduire les miens, Seigneur, pren le souci.
Le Ciel combloit de dons cette humble modestie.
L’ame de nos Bergers, du peché garentie,
Qu’avons nous, disoient-ils, jusque-là merité ?
Nous te sommes, Seigneur, serviteurs inutiles.
Aide-nous, rends nos cœurs en vertus plus fertiles.
Fais-nous suivre la main qui nous a secourus.
Tu combatis pour nous, tu souffris, tu mourus ;
Nous vivons, nous passons nos jours dans l’esperance :
Nos délices seront le prix de ta soufrance :
Ne nous feras-tu point imiter ces travaux ?
Quand auras-tu, Seigneur, tes enfans pour rivaux ?
Si cette ambition te semble condamnable,
C’est l’amour qui la cause ; il rend tout pardonnable.
Ouy, Seigneur, nous t’aimons, nous l’osons protester :
Mais si l’effet ne suit, que sert de s’en vanter ?
Il faut porter ta Croix, gouster de ton Calice,
Couvrir son front de cendre, et son corps d’un cilice.
Tandis qu’ils se matoient par ces saintes rigueurs,
Leurs troupeaux prosperoient aussi bien que leurs cœurs.
L’Arabe en profitoit sans en sçavoir la cause.
Ce brigand, pour le gain employant toute chose,
Voulut les engager par de plus fort liens.
Il crut que de s’enfuir ayans mille moyens,
Ils se pourroit enfin soustraire à l’esclavage ;
Qu’il faloit joindre aux fers les nœuds du mariage ;
Leur amour luy seroit un gage suffisant.
Les doux fruits dont l’hymen leur feroit un présent
Augmenteroient ses biens, l’auroient encor pour maistre.
Humains, cruels humains, faut-il procurer l’estre.
Afin que ce bien-fait enchaisne un innocent ?

Et ne se sçauroit-il affranchir en naissant ?
L’Arabe, ayant ainsi double profit en veuë,
Donne aux chastes bergers une alarme impréveuë ;
Leur propose à tous deux un lien plein d’horreur.
Ne nous fais point, dit Malc, tomber dans cette erreur
Celle que tu me veux joindre par l’hyménée
D’un legitime époux suivoit la destinée.
Tu la luy vins ravir ; tu le pus par ta Loy.
Nous ne nous plaignons point de nos fers ny de toy,
Redouble la rigueur d’un joug involontaire :
Mais puisque nostre Dieu nous défend l’adultere,
Laisse-nous resister à ton vouloir impur.
Nostre innocence t’est un gage bien plus seur.
Quel service attends-tu de nous, quand nôtre zele
N’aura pour fondement qu’une ardeur criminelle ?
Si tu crains qu’estans bons nous ne quittions tes champs,
Te fieras-tu sur nous quand nous serons méchans ?
L’Arabe à ce discours se sent transporter d’ire.
Vil esclave, dit-il, tu m’oses contredire !
Meurs ou cede ; obeïs, et garde desormais
De m’alleguer ton Dieu, que je ne crus jamais.
Aussi tost de son glaive il dépoüille la lame :
Et Malc épouvanté s’approche de la Dame.
Le soir on les enferme en un lieu sans clartez :
Leur mariage n’eut que ces formalitez.
On n’y vid point d’Hymen ny de Junon parêtre.
Frivoles Deïtez qui nous devez vostre estre,
Vous n’accourustes pas : comment l’auriez-vous pu ?
Vous n’estes que des noms dont le charme est rompu.
Nostre couple estant seul eut recours aux prieres.
Tous deux avoient besoin de graces singulieres.
Ils ne s’estoient point veus encor dans ces dangers ;
Non que, portant leurs pas loin des autres bergers,
L’Enfer n’eust quelquefois leur perte conspirée :
Mais des yeux du Seigneur leur conduite éclairée
Ne s’écartoit jamais de la divine Loy.
Le Berger cette nuit se défia de soy.
Sa crainte, incontinent de desespoir suivie,

Pour sauver sa pudeur mit en danger sa vie :
Et le mesme coûteau qui dans mille besoins
L’aidoit à s’acquitter de ses champestres soins,
Ce coûteau, dis-je, alloit du Saint couper la trame :
L’imprudent Malc, voulant mettre à couvert son ame,
S’en alloit de sa main la livrer au Demon,
Fureur qui n’estoit pas indigne de pardon.
La lueur de l’acier avertit la bergere.
Que vois-je, cria-t-elle. O ciel ! qu’allez-vous faire ?
Je vais, répondit Malc, prévenir les combats
D’un œil toûjours présent, et toûjours plein d’appas.
Nous ne nous fuïrons plus : nostre ame est condamnée
Aux dangers qu’à sa suite entraisne l’hymenée.
Malgré nous desormais nous vivrons en commun :
Deux parcs nous hébergeoient, nous n’en aurons plus qu’un.
Helas ! qui l’auroit cru que cette inquietude
Nous chercheroit au fonds d’une âpre solitude !
J’apprehende à la fin que le Ciel irrité
N’abandonne nos cœurs à leur fragilité.
Cette faute entre époux nous semblera legere.
Il faut esperer mieux, dit la chaste bergere ;
Dieu ne quitera pas ses enfans au besoin.
Si mon sexe est fragile, il en prendra le soin.
Vous ay-je donné lieu d’en estre en défiance ?
Qu’ay-je fait pour causer cette injuste croyance ?
Votre soupçon m’outrage, et vous avez deu voir
Que je sçais sur mes sens garder quelque pouvoir.
Quand mon cœur auroit peine à s’en rendre le maistre,
Estes-vous mon époux ? et le pouvez-vous estre ?
Nous a-t-on pu lier sans sçavoir si la mort
M’a ravy ce mari qui m’attache à son sort ?
Vous vous alarmez trop pour un vain hymenée.
Je vous rends cette main que vous m’avez donnée.
Dissimulez pourtant, feignez, comportez-vous
Comme frere en secret, en public comme époux.
Ainsi vescut toûjours mon mary veritable ;
Et si la qualité de Vierge est souhaitable,
Je la suis : j’en fis vœu toute petite encor.

Mal-gré les loix d’hymen j’ay gardé ce tresor.
Aprés l’avoir sauvé d’un amour legitime,
Voudrois-je maintenant le perdre par un crime ?
Non, Malc ; je ne crois pas que le Ciel le souffrist.
Il m’en empescheroit, quelque appast qui s’offrist.
Ne craignez plus ; vivez ; l’Eternel vous l’ordonne.
Estimez-vous si peu cét estre qu’il vous donne ?
Vostre corps est à luy ; ses mains l’ont façonné :
Le droit d’en disposer ne vous est point donné.
Quelle imprudence à vous de finir vostre course
Par le seul des péchez qui n’a point de ressource !
Toute faute s’expie ; on peut pleurer encor :
Mais on ne peut plus rien, s’estant donné la mort.
Vivez donc, et taschons de tromper ces barbares.
Le Saint ne put trouver de termes assez rares
Pour rendre-grace au Ciel, et loüer cette sœur
Dont la sagesse estoit égale à la douceur.
Cette nuit s’acheva comme les precedentes :
Dieu leur fit employer en prieres ardentes
Des momens que l’on croit innocemment perdus,
Quand le somme a sur nous ses charmes répandus.
Le lendemain l’Arabe en ses champs les renvoye.
Là montrant aux Bergers une apparente joye,
Les larmes, les soupirs et les austeritez,
Quand ils se trouvoient seuls, faisoient leurs voluptez.
En eux-mesmes souvent ils cherchoient des retraites.
On ne s’apperceut point de ces peines secretes ;
Chacun crut qu’ils s’aymoient d’un amour conjugal :
Aucun plaisir au leur ne sembloit estre égal.
On se le proposoii tous les jours pour exemple ;
Et lors que deux époux estoient conduits au temple,
Que le Ciel, disoit-on, afin de vous combler,
Fasse à l’hymen de Malc le vostre ressembler !
Le saint couple à la fin se lasse du mensonge ;
En de nouveaux ennuis l’un et l’autre se plonge.
Toute feinte est sujet de scrupule à des Saints :
Et, quel que soit le but où tendent leurs desseins,
Si la candeur n’y regne ainsi que l’innocence,

Ce qu’ils font pour un bien leur semble estre une offense.
Malc à ces sentimens donnoit un jour des pleurs ;
Les larmes qu’il versoit faisoient courber les fleurs.
Il vid auprés d’un tronc de legions nombreuses
De fourmis qui sortoient de leurs cavernes creuses.
L’une poussoit un faix ; l’autre prestoit son dos :
L’amour du bien public empeschoit le repos.
Les chefs encourageoient chacun par leur exemple.
Un du peuple estant mort, nostre Saint le contemple
En forme de convoy soigneusement porté
Hors les toits fourmillans de l’avare Cité.
Vous m’enseignez, dit-il, le chemin qu’il faut suivre.
Ce n’est pas pour soy seul qu’icy bas on doit vivre ;
Vos greniers sont témoins que chacune de vous
Tasche à contribuer au commun bien de tous.
Dans mon premier desert j’en pouvois autant faire ;
Et sans contrevenir aux vœux d’un solitaire,
L’exemple, le conseil, et le travail des mains,
Me pouvoient rendre utile à des troupes de Saints :
Aujourd’huy je languis dans un lasche esclavage ;
Je sers pour conserver des jours de peu d’usage.
Le monde a bien besoin que Malc respire encor !
Vil esclave, tu ments pour éviter la mort !
Que ne resistois-tu, quand on força ton ame
A se voir exposée aux beautez d’une femme ?
Lors qu’il ne fut plus temps tu courus au trespas.
Quitte quitte des lieux où Christ n’habite pas.
Avec ses ennemis veux-tu passer ta vie ?
Il declare à la Sainte aussi-tost son envie,
Va s’asseoir auprés d’elle, et luy parle en ces mots :
Ma sœur, je me souviens que vos sages propos
Desja plus d’une fois m’ont retiré de peine.
N’aguere, en conduisant mon troupeau dans la plaine,
Je songeois à l’estat où le sort nous réduit.
Quelle est de nos travaux l’esperance et le fruit ?
Rien que de prolonger le cours de nos miseres,
Et vieillir, s’il se peut, sous des ordres severes.
Voila dedans ces lieux le but de nostre employ.

Nous y vivons pour vivre ; est-ce assez ? dites-moy.
Faut-il pas consacrer à l’auteur de son estre
Tous ses soins, tout son temps, enfin tout ce qu’un maistre
Et qu’un pere à la fois uniquement cheri
Exige de devoirs d’un couple favori ?
Dieu nous comble tous deux de ses faveurs celestes :
Il nous a dégagez de cent pieges funestes.
Sa grace est nostre guide ainsi que nostre appuy :
Nous ne perseverons dans le bien que par luy.
Allons nous acquiter de ce bien-fait immense.
Ici le jour finit, et puis il recommence
Sans que nous benissions le saint nom qu’à demi,
Ne vivans pas pour Dieu, mais pour son ennemi.
Ma sœur, si nous cherchions de plus douces demeures ?
Je vous ay fait recit quelquefois de ces heures
Qu’en des lieux separez de tout profane abord
Je passois à loüer l’arbitre de mon sort :
Alors j’avois pitié des heureux de ce monde.
Maintenant j’ay perdu cette paix si profonde :
Mon cœur est agité malgré tous vos avis.
Je ne me repens pas de les avoir suivis,
Mais enfin jettez l’œil sur l’estat où nous sommes.
Vous estes exposée aux malices des hommes.
Je n’ay plus de mes bois les saintes voluptez.
Ne reviendront-ils point ces biens que j’ay quittez ?
Ah ! si vous joüissiez de leur douceur esquise !
La fuite, direz-vous, ne nous est pas permise :
De nostre liberté l’Arabe est possesseur.
Et quel droit a sur nous un cruel ravisseur ?
Brisons ses fers ; fuyons sans avoir de scrupule :
Le mal est bien plus grand lors que l’on dissimule.
Quelque pretexte qu’ayt un mensonge pieux,
Il est toûjours mensonge, et toûjours odieux.
Allons vivre sans feinte en ces forests obscures
Où j’ay trouvé jadis des retraites si sures.
Ne tentons plus le Ciel : ayons une humble peur.
Je vous promets des jours tout remplis de douceur.
Il se teut. Aussi-tost la prudente Bergere

Approuve les conseils que le Saint luy suggere.
Il fait choix de deux boucs les plus grands du troupeau,
Les tuë, oste les chairs, change en outre leur peau.
Nostre couple s’en sert à traverser des ondes
Dont il falloit franchir les barrieres profondes.
Le courant les poussa bien loin sur l’autre bord.
Tous deux marchent en haste où les guide leur sort.
Ils avoient achevé quatre stades à peine,
Quand, trahis par leurs pas imprimez sur l’arene,
Ils entendent de loin des chameaux et du bruit,
Tournent teste ; et, voyans que leur maistre les suit,
Se pressent, mais en vain ; tout ce qu’ils purent faire
Fut de gagner un antre affreux et solitaire,
Triste sejour de l’ombre : en ses détours obscurs
Regnoit une Lionne hostesse de ses murs.
Elle y conceut un Fan, unique et tendre gage
Des bruslantes ardeurs du Roy de cette plage.
Mere nouvellement, on l’eust veuë allaiter
Celuy qu’elle venoit en ces lieux d’enfanter.
Mais comment l’eust-on veuë ? à peine la lumiere
Osoit franchir du seuil la démarche premiere.
Par cent cruels repas cét antre diffamé
Se trouvoit en tout temps de carnage semé.
Le saint couple fremit, et s’arreste à l’entrée :
Ils n’osent penetrer cette horrible contrée ;
Ils cherchent quelque coin en tastant et craintifs
L’Arabe croit desja tenir ses fugitifs.
Il n’avoit avec luy pour escorte et pour guide
Qu’un esclave fidele, adroit, et peu timide.
Va me querir, dit-il, ce couple qui s’enfuit.
Le cimeterre au poing l’esclave entre avec bruit.
La Lionne l’entend, rugit, et pleine d’ire
Accourt, se lance à luy, l’abbat, et le déchire.
De son séjour si long le maistre est estonné ;
Et d’un courroux aveugle aussi-tost entraisné,
Est-ce crainte ou pitié, dit-il, qui te retarde ?
Quoy ! je n’ay pas encor cette troupe fuyarde ?
Enfans de l’infortune, esprits nez pour les fers

Je vous iray chercher tous trois jusqu’aux enfers.
Dans le goufre à ces mots l’ardeur le préipite.
Sa colere a bien-tost le sort qu’elle mérite.
A peine il est entré que les cruelles dents
Et les ongles félons s’impriment dans ses flancs.
Les Saints, loin d’en avoir une secrete joye,
Du party le plus fort craignent d’estre la proye,
Font des vœux pour l’Arabe, et tous deux soûpirans
Souhaitent un remords du moins à leurs tyrans :
Mais des suposts de Bel lame aux feux consacrée,
Victime nécessaire à l’Enfer est livrée.
Le Maistre et son Esclave, attendant le trépas,
Gisent ensanglantez, la mort leur tend les bras.
La cruelle moitié du monstre de Lybie
Traisne en ses magazins leurs deux corps, où la vie
Cherche encore un refuge, et quite en gémissant
Les Hostes que du Ciel elle obtint en naissant.
Le Lionceau se baigne en leur sang avec joye.
Il ne sçait pas rugir, et s’instruit à la proye.
Digne de ces leçons il commence à goûter
Les meurtres qu’il ne peut encore executer.
Aprés qu’il a joüi du crime de sa mere,
Et qu’ils ont assouvy leur faim et leur colere,
La Lionne repense à ces actes sanglans,
Emporte en d’autres lieux son fan avec les dents,
Quitte l’obscur séjour, et se sentant coupable,
Encor que faite au meurtre et de crainte incapable,
Elle fuit, et confie aux plus aspres rochers.
Du cruel nourrisson les jours qui luy sont chers.
Malc cherche aussi-bien qu’elle un plus certain azyle :
L’abord de ce séjour luy semble trop facile.
L’odeur des animaux, la piste de leurs pas,
La vengeance et le bruit de ces cruels trépas,
Tout luy fait redouter qu’une troupe infidele
N’évente les secrets que cét antre recelle,
Ne trouve l’innocent, en cherchant les Auteurs
De l’attentat commis sur ses persecuteurs.
La faim mesme, qui rend les Saints ses tributaires,

Fait sortir nos Heros de ces lieux solitaires.
Loin du Peuple profane ils vont finir leurs jours.
Un bourg de peu de nom fait enfin leurs amours.
Là le couple pieux aussi-tost se sépare.
De leur mensonge saint l’offense se répare.
Cét hymen se dissoud. La Dame entre en un lieu
Où cent vierges ont pris pour époux le vray Dieu.
Dans un Cloistre éloigné Malc s’occupe au silence ;
Et s’il n’alloit parfois regler la violence
Dont la chaste récluse embrasse l’oraison,
Sa retraite pourroit s’appeler sa prison.
Il y vit dans les pleurs, nectar de pénitence :
C’est le seul dont ses vœux demandent l’abondance.
Plus Ange que mortel, il se prive des biens
Qui sont de nostre corps agréables soûtiens.
Ce jeusne rigoureux n’accourcit point sa vie.
Des deux flambeaux du Cid la course entre-suivie
A long-temps ramené la peine et le repos,
Le repos aux humains, la peine au saint Heros,
Sans qu’il semble approcher du terme de sa course.
De son zele fervent l’inépuisable source
Fomeute la chaleur qui retarde sa mort :
Pres d’un siecle d’hyvers n’a pu l’éteindre encor ;
Jerosme en est témoin, ce grand Saint dont la plume
Des faits du Dieu vivant expliqua le volume[5].
Il vid Malc, il apprit ces merveilles de luy ;
Et mes legers accords les chantent aujourd’huy.
Qui voudra les sçavoir d’une bouche plus digne,
Lise chez Dandilli cette avanture insigne[6].
Jerosme l’écrivoit lors que le Peuple franc
Du bon-heur des Romains arrestoit le torrent.
Je la chante en un temps où sur tous les Monarques

LOÜIS de sa valeur donne d’illustres marques[7],
Cependant qu’à l’envy sa rare pieté
Fait au sein de l’erreur regner la verité.
Prince, qui par son choix remis le culte aux Temples,
Qui t’acquis cét honneur par tes pieux exemples,
Et que le haut sçavoir, le sang, et la vertu,
Ont dés les jeunes ans de pourpre revestu,
Je t’offre ce récit, foible fruit de mes veilles :
Mais s’il faut que nos dons égalent tes merveilles,
Quel Homere osera placer devant ses vers
Ton nom, digne de vivre autant que l’univers ?

  1. Dans une note de l’Histoire de la vie et des outrages de La Fontaine, par Mathieu Marais, Chardon de La Rochette assure que La Fontaine fut obligé de supprimer la première édition de son poëme de Saint Malc, parce que, dans la souscription de son épitre dédicatoire, il avoit indûment donné au cardinal de Bouillon le titre d’altesse sérénissime. M. Walckenaër attache peu d’importance à cette assertion ; ce qui paroîtroit cependant la confirmer, c’est que, dans l’exemplaire de la Bibliothèque impériale, sérénissime a été effacé, puis remplacé par le mot éminentissime, qui semble écrit de la main même de La Fontaine.
  2. Ce poëme, tiré d’une lettre de saint Jérôme (voy. Epistolæ D. Hieronymi, De vita Malchi captiviti monachi), a paru chez Claude Barbin en 1673.
  3. La Fontaine avoit déjà consenti à laisser paroître sous son nom le recueil de Poésies chrétiennes et diverses de M. de Brienne, qui s’étoit retiré à l’Oratoire après avoir été secrétaire d’état.
  4. Le récit de saint Malc, tel que saint Jérôme le rapporte, ne dissimule rien : Pervenimus ad interiorem solitudinem, ubi, dominam liberosque ex more gentis adorare jussi, cervices flectimus.
  5. Saint Jérôme a traduit la Bible de l’hébreu en latin. C’est cette version qui est connue sous le nom de Vulgate.
  6. Arnauld d’Andilly a donné une traduction de la lettre de saint Jérôme dans les Vies des saints Pères des déserts et de quelques saintes… (Voy. les Œuvres diverses de M. Arnauld d’Andilly, 1675, in-fol., t. 2, p. 185-195.)
  7. Louis XIV avoit fait, l’année précédente, la conquête de la Hollande.