Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Le Muletier

Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 71-75).


IV. — LE MULETIER.


Nouvelle tirée de Bocace[1].


Un roy Lombard (Les Rois de ce pays
Viennent souvent s’offrir à ma memoire)
Ce dernier-cy, dont parle en ses écrits
Maistre Bocace, auteur de cette Histoire,
Portoit le nom d’Agiluf en son temps.
Il épousa Teudelingue la Belle,

Veuve du Roy dernier mort sans enfans,
Lequel laissa l’Estat sous la tutelle
De celuy-cy, Prince sage et prudent.
Nulle beauté n’estoit alors égale
A Teudelingue, et la conche Royale
De part et d’autre estoit asseurément
Aussi complette, autant bien assortie
Qu’elle fut onc, quand Messer Cupidon
En badinant fit choir de son brandon.
Chez Agiluf, droit dessus l’écurie,
Sans prendre garde, et sans se soucier
En quel endroit ; dont avecque furie
Le feu se prit au cœur d’un Muletier.
Ce Muletier estoit homme de mine,
Et démentoit en tout son origine,
Bien fait et beau, mesme ayant du bon sens.
Bien Ie monstra ; car s’estant de la Reine
Amouraché, quand il eut quelque temps
Fait ses efforts, et mis toute sa peine
Pour se guerir sans pouvoir rien gagner,
Le Compagnon fit un tour d’homme habile.
Maistre ne sçais meilleur pour enseigner
Que Cupidon ; l’ame la moins subtile
Sous sa ferule apprend plus en un jour,
Qu’un Maistre és Arts en dix ans aux écoles.
Aux plus grossiers par un chemin bien court
Il sçait montrer les tours et les paroles.
Le present Conte en est un bon témoin.
Nostre Amoureux ne songeoit, prés ny loin,
Dedans l’abord A joüir de sa Mie.
Se declarer de bouche ou par écrit
N’estoit pas sœur. Si se mit dans l’esprit,
Mourust ou non, d’en passer son envie,
Puis qu’aussi-bien plus vivre ne pouvoit ;
Et, mort pour mort, toûjours mieux luy valoit,
Eprouver tout, et tenter le hazard.
L’usage estoit chez le peuple Lombard

Que quand le Roy, qui faisoit lit à part
(Comme tous font), vouloit avec sa femme
Aller coucher, seul il se presentoit,
Presque en chemise, et sur son dos n'avoit
Qu'une simarre ; à la porte il frappoit
Tout doucement ; aussi-tost une Dame
Ouvroit sans bruit ; et le Roy luy mettoit
Entre les mains la clarté qu’il portoit ;
Clarté n’ayant grand’lueur ny grand’flâme.
D’abord la Dame éteignoit en sortant
Cette clarté ; c’estoit le plus souvent
Une lanterne, ou de simples bougies.
Chaque Royaume a ses ceremonies.
Le Muletier remarqua celle-cy,
Ne manqua pas de s'ajuster ainsi ;
Se presenta comme c'estoit l’usage,
S’estant caché quelque peu le visage.
La Dame ouvrit dormant plus d'à demi.
Nul cas n’estoit à craindre en l’avanture,
Fors que le Roy ne vinst pareillement.
Mais ce jour-là, s’estant heureusement
Mis à chasser, force estoit que nature
Pendant la nuit cherchast quelque repos.
Le Muletier, frais, gaillard, et dispos,
Et parfumé, se coucha sans rien dire.
Un autre point, outre ce qu’avons dit,
C’est qu’Agiluf, s’il avoit en l’esprit
Quelque chagrin, soit touchant son Empire,
Ou sa famille, ou pour quelque autre cas,
Ne sonnoit mot en prenant ses ébats.
A tout cela Teudelingue estoit faite.
Nostre amoureux fournit plus d’une traite :
Un Muletier à ce jeu vaut trois Rois,
Dont Teudelingue entra par plusieurs fois
En pensement, et creut que la colere
Rendoit le Prince, outre son ordinaire,
Plein de transport, et qu’il n’y songeoit pas.
En ses presens le Ciel est toûjours juste ;

Il ne départ à gens de tous estats
Mesmes talens. Un Empereur auguste
A les vertus propres pour commander :
Un Avocat sçait les points decider[2] :
Au jeu d’Amour le Muletier fait rage.
Chacun son fait ; nul n’a tout en partage.
Nostre Galant, s’estant diligenté,
Se retira sans bruit et sans clarté
Devant l’Aurore. Il en sortoit à peine,
Lors qu’Agiluf alla trouver la Reine ;
Voulut s’ébatre, et l’étonna bien fort.
Certes, Monsieur, je sçais bien, luy dit-elle,
Que vous avez pour moy beaucoup de zele ;
Mais de ce lieu vous ne faites encor
Que de sortir : mesme outre l’ordinaire
En avés pris, et beaucoup plus qu’assés.
Pour Dieu Monsieur, je vous prie, avisez
Que ne soit trop ; vostre santé m’est chere.
Le Roy fut sage, et se douta du tour ;
Ne sonna mot, descendit dans la court,
Puis de la court entra dans l’écurie,
Jugeant en luy que le cas provenoit
D’un Muletier, comme l’on luy parloit.
Toute la troupe estoit lors endormie,
Fors le Galant qui trembloit pour sa vie.
Le Roy n’avoit lanterne ny bougie.
En tâtonnant il s’approcha de tous ;
Crût que l’auteur de cette tromperie
Se connoistroit au batement du poulx.
Point ne faillit dedans sa conjecture ;
Et le second qu’il tasta d’avanture
Etoit son homme, à qui d’émotion,
Soit pour la peur, ou soit pour l’action,
Le cœur batoit et le poulx tout ensemble.
Ne sçachant pas où devoit aboutir

Tout ce mystere, il feignoit de dormir.
Mais quel sommeil ! Le Roy, pendant qu'il tremble,
En certain coin va prendre des ciseaux
Dont on coupoit le crain à ses chevaux.
Faisons, dit-il, au Galant une marque,
Pour le pouvoir demain connoistre mieux.
Incontinent de la main du Monarque
Il se sent tondre. Un toupet de cheveux
Luy fut coupé, droit vers le front du sire ;
Et cela fait, le Prince se retire.
Il oublia de serrer le toupet,
Dont le galant s’avisa d’un secret
Qui d’Agiluf gasta le stratagême.
Le Muletier alla, sur l’heure mesme,
En pareil lieu tondre ses compagnons.
Le jour venu, le Roy vit ces garçons
Sans poil au front. Lors le Prince en son ame :
Qu’est-cecy donc ! qui croiroit que ma femme
Auroit esté si vaillante au déduit ?
Quoy ! Teudelingue a-t-elle cette nuit
Fourny d'ébat à plus de quinze ou seize ?
Autant en vit vers le front de tondus.
Or bien, dit-il, qui l’a fait si se taise :
Au demeurant, qu’il n’y retourne plus.


  1. Decameron, giornata III, novella II.
  2. 1re édition :
    Un magistral sçait les points decider.