Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Le Fleuve Scamandre

Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 322-325).


II. — LE FLEUVE SCAMANDRE.
CONTE.


Me voila prest à conter de plus belle ;
Amour le veut, et rit de mon serment :
Hommes et Dieux, tout est sous sa tutelle,
Tout obeït, tout cede à cet enfant.
J’ay desormais besoin, en le chantant,
De traits moins forts et déguisans la chose ;
Car, aprés tout, je ne veux être cause
D’aucun abus ; que plûtôt mes écrits
Manquent de sel, et ne soient d’aucun prix !
Si dans ces vers j’introduis et je chante
Certain trompeur et certaine innocente,
C’est dans la veuë et dans l’intention
Qu’on se meffie en telle occasion.
J’ouvre l’esprit, et rends le sexe habile
A se garder de ces pieges divers.
Sotte ignorance en fait trebucher mille,
Contre une seule à qui nuiroient mes vers.

J’ai lû qu’un Orateur estimé dans la Grece,
Des beaux Arts autrefois souveraine Maîtresse,
Banni de son pays, voulut voir le séjour
Où subsistoient encor les ruïnes de Troye ;
Cimon, son camarade, eut sa part de la joye.
Du débris d’Ilion s’étoit construit un bourg
Noble par ses malheurs : là Priam et sa Cour
N’étoient plus que des noms dont le Temps fait sa proye.
Ilion, ton nom seul a des charmes pour moy ;
Lieu fécond en sujets propres à nôtre employ,
Ne verray-je jamais rien de toy, ny la place
De ces murs élevez et détruits par des Dieux,
Ny ces champs où couroient la fureur et l’audace,

Ny des temps fabuleux enfin la moindre trace
Qui pût me presenter l’image de ces lieux ?
Pour revenir au fait, et ne point trop m’étendre,
Cimon, le Heros de ces vers,
Se promenoit prés du Scamandre.
Une jeune ingenuë en ce lieu se vient rendre,
Et goûter la fraicheur sur ces bords toûjours verts.
Son voile au gré des vens va flotant dans les airs ;
Sa parure est sans art ; elle a l’air de bergere,
Une beauté naïve, une taille legere.
Cimon en est surpris, et croit que sur ces bords
Venus vient étaler ses plus rares trésors.
Un antre étoit auprés : l’innocente pucelle
Sans soupçon y descend, aussi simple que belle.
Le chaud, la solitude, et quelque Dieu malin,
L’inviterent d’abord à prendre un demi bain.
Nôtre banni se cache ; il contemple, il admire ;
Il ne sçait quels charmes élire ;
Il devore des yeux et du cœur cent beautez.
Comme on étoit remply de ces Divinitez
Que la Fable a dans son Empire,
Il songe à profiter de l’erreur de ces temps,
Prend l’air d’un Dieu des eaux, moüille ses vétemens,
Se couronne de joncs et d’herbe degoutante,
Puis invoque Mercure et le Dieu des Amans.
Contre tant de trompeurs qu’eût fait une innocente ?
La belle enfin découvre un pied dont la blancheur
Auroit fait honte à Galatée,
Puis le plonge en l’onde argentée,
Et regarde ses lys, non sans quelque pudeur.
Pendant qu’à cet objet sa veuë est arrétée,
Cimon aproche d’elle ; elle court se cacher
Dans le plus profond du rocher.
Je suis, dit-il, le Dieu qui commande à cette onde ;
Soyez-en la Déesse, et regnez avec moy :
Peu de Fleuves pourroient dans leur grotte profonde
Partager avec vous un aussi digne employ.
Mon cristal est trés-pur ; mon cœur l’est davantage :

Je couvriray pour vous de fleurs tout ce rivage :
Trop heureux si vos pas le daignent honorer,
Et qu’au fonds de mes eaux vous daigniez vous mirer !
Je rendray toutes vos Compagnes
Nymphes aussi, soit aux montagnes,
Soit aux eaux, soit aux bois ; car j’étends mon pouvoir
Sur tout ce que vôtre œil à la ronde peut voir.
L’éloquence du Dieu, la peur de luy déplaire,
Malgré quelque pudeur qui gâstoit le mystere,
Conclurent tout en peu de temps.
La superstition cause mille accidents.
On dit même qu’Amour intervint à l’affaire.
Tout fier de ce succés, le Banni dit adieu.
Revenez, dit-il, en ce lieu :
Vous garderez que l’on ne sçache
Un hymen qu’il faut que je cache :
Nous le declarerons quand j’en auray parlé
Au conseil qui sera dans l’Olimpe assemblé.
La nouvelle Déesse à ces mots se retire ;
Contente ? Amour le sçait. Un mois se passe et deux,
Sans que pas un du bourg s’apperceût de leurs jeux.
O mortels ! est-il dit qu’à force d’être heureux
Vous ne le soyez plus ! Le Banni, sans rien dire,
Ne va plus visiter cet antre si souvent.
Une nopce enfin arrivant,
Tous, pour la voir passer, sous l’orme se vont rendre.
La Belle apperçoit l’homme, et crie en ce moment :
Ah ! voila le fleuve Scamandre !
On s’étonne, on la presse ; elle dit bonnement
Que son hymen se va conclure au Firmament.
On en rit ; car que faire ? Aucuns à coups de pierre
Poursuivirent le Dieu, qui s’enfuit à grand’erre ;
D’autres rirent sans plus. Je croy qu’en ce temps-cy
L’on feroit au Scamandre un trés-méchant party.
En ce temps-là semblables crimes
S’excusoient aisément : tous temps, toutes maximes.
L’épouse du Scamandre en fut quitte à la fin
Pour quelques traits de raillerie :

Même un de ses amans l’en trouva plus jolie.
C’est un goust : il s’offrit à luy donner la main.
Les Dieux ne gâtent rien : puis, quand ils seroient cause
Qu’une fille en valût un peu moins, dotez-la,
Vous trouverez qui la prendra :
L’argent repare toute chose.