Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Le Berceau

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 66-71).


III. — LE BERCEAU


Nouvelle tirée de Bocace[1]


Non loin de Rome un Hostelier estoit,
Sur le chemin qui conduit à Florence :
Homme sans bruit, et qui ne se piquoit
De recevoir gens de grosse dépense :
Mesme chez luy rarement on gistoit.
Sa femme estoit encor de bonne affaire,
Et ne passoit de beaucoup les trente ans.
Quant au surplus, il avoit deux enfans :
Garçon d’un an, fille en âge d’en faire.
Comme il arrive, en allant et venant,
Pinucio, jeune homme de famille,
Jetta si bien les yeux sur cette fille,
Tant la trouva gracieuse et gentille,
D’esprit si doux, et d’air tant attrayant,
Qu’il s’en piqua : trés bien le luy sceut dire ;
Muet n’estoit, elle sourde non plus :
Dont il avint qu’il sauta par dessus
Ces longs soûpirs et tout ce vain martyre.
Se sentir pris, parler, estre écouté,
Ce fut tout un ; car la difficulté
Ne gisoit pas à plaire à cette Belle :
Pinuce estoit Gentil-homme bien fait ;
Et jusques-là la fille n’avoit fait
Grand cas des gens de mesme étoffe qu’elle.
Non qu’elle creust pouvoir changer d’estat ;
Mais, elle avoit, nonobstant son jeune âge,
Le cœur trop haut, le goust trop delicat,

Pour s’en tenir aux amours de village,
Colette donc (ainsi l’on l’appelloit)
En mariage à l’envy demandée,
Rejettoit l’un, de l’autre ne vouloit,
Et n’avoit rien que Pinuce en l’idée.
Longs pourparlers avecque son Amant
N’estoient permis ; tout leur faisoit obstacle,
Les rendez-vous et le soulagement
Ne se pouvoient à moins que d’un miracle,
Cela ne fit qu’irriter leurs esprits.
Ne gesnez point, je vous en donne avis,
Tant vos enfans, ô vous peres et meres ;
Tant vos moitiez, vous Epoux et maris ;
C’est où l’amour fait le mieux ses affaires.
Pinucio, certain soir qu’il faisoit
Un temps fort brun, s’en vient en compagnie
D’un sien amy, dans cette Hostellerie,
Demander giste. On luy dit qu’il venoit
Un peu trop tard. Monsieur, ajousta l’Hoste,
Vous sçavez bien comme on est à l’étroit
Dans ce logis ; tout est plein jusqu’au toit :
Mieux vous vaudroit passer outre, sans faute :
Ce giste n’est pour gens de vostre estat.
N’avez-vous point encor quelque grabat,
Reprit l’Amant, quelque coin de reserve ?
L’Hoste repart : Il ne nous reste plus
Que nostre chambre, où deux lits sont tendus,
Et de ces lits il n’en est qu’un qui serve
Aux survenans ; l’autre nous l’occupons.
Si vous voulez coucher de compagnie,
Vous et Monsieur, nous vous hebergerons.
Pinuce dit : Volontiers. Je vous prie
Que l’on nous serve à manger au plûtost.
Leur repas fait, on les conduit en haut.
Pinucio, sur l’avis de Colette,
Marque de l’œil comme la chambre est faite.
Chacun couché, pour la Belle on mettoit
Un lit de camp : celuy de l’Hoste estoit

Contre le mur, atenant de la porte ;
Et l’on avoit placé de mesme sorte,
Tout vis-à-vis, celuy du survenant :
Entre les deux un berceau pour l’enfant,
Et toutefois plus prés du lit de l’Hoste.
Cela fit faire une plaisante faute
A cet amy qu’avoit nostre Galant.
Sur le minuit, que l’Hoste apparemment
Devoit dormir, l’Hostesse en faire autant,
Pinucio, qui n’attendoit que l’heure,
Et qui contoit les momens de la nuit,
Son temps venu, ne fait longue demeure,
Au lit de camp s’en va droit et sans bruit.
Pas ne trouva la pucelle endormie ;
J’en jurerois. Colette apprit un jeu
Qui comme on sçait, lasse plus qu’il n’ennuye.
Tréve se fit ; mais elle dura peu :
Larcins d’amour ne veulent longue pose.
Tout à merveille alloit au lit de camp,
Quand cet amy qu’avoit nostre Galant,
Pressé d’aller mettre ordre à quelque chose
Qu’honnestement exprimer je ne puis,
Voulut sortir, et ne put ouvrir l’huis
Sans enlever le berceau de sa place,
L’enfant avec, qu’il mit prés de leur lit ;
Le détourner auroit fait trop de bruit.
Luy revenu, prés de l’enfant il passe,
Sans qu’il daignast le remettre en son lieu ;
Puis se recouche, et quand il plut à Dieu
Se rendormit. Aprés un peu d’espace,
Dans le logis je ne sçais quoy tomba.
Le bruit fut grand ; l’Hostesse s’éveilla,
Puis alla voir ce que ce pouvoit estre.
A son retour le berceau la trompa.
Ne le trouvant joignant le lit du maistre,
Saint Jean, dit-elle en soy-mesme aussi-tost,
J’ay pensé faire une estrange béveuë :
Prés de ces gens je me suis, peu s’en faut,

Remise au lit en chemise ainsi nuë :
C’estoit pour faire un bon charivary.
Dieu soit loüé que ce berceau me monstre
Que c’est icy qu’est couché mon mary.
Disant ces mots, auprés de cet amy
Elle se met. Fol ne fut n’étourdy,
Le compagnon, dedans un tel rencontre :
La mit en œuvre, et sans témoigner rien
Il fit l’Epoux ; mais il le fit trop bien.
Trop bien ! je faux ; et c’est tout le contraire :
Il le fit mal ; car qui le veut bien faire
Doit en besogne aller plus doucement.
Aussi l’Hostesse eut quelque estounement.
Qu’a mon mary, dit-elle, et quelle joye
Le fait agir en homme de vingt ans ?
Prenons cecy, puis que Dieu nous l’envoye ;
Nous n’aurons pas toujours tel passe-temps.
Elle n’eut dit ces mots entre ses dents,
Que le Galant recommence la feste.
La Dame estoit de bonne emplette encor :
J’en ay, je crois, dit un mot dans l’abord :
Chemin faisant, c’estoit fortune honneste.
Pendant cela, Colette apprehendant
D’estre surprise avecque son Amant,
Le renvoya, le jour venant à poindre.
Pinucio voulant aller rejoindre
Son compagnon, tomba tout de nouveau
Dans cette erreur que causoit le berceau ;
Et pour son lit il prit le lit de l’Hoste.
Il n’y fut pas qu’en abbaissant sa voix
(Gens trop heureux font toûjours quelque faute),
Amy, dit-il, pour beaucoup je voudrois
Te pouvoir dire à quel point va ma joye.
Je te plains fort que le Ciel ne t’envoye
Tout maintenant mesme bon-heur qu’à moy.
Ma foy Colette est un morceau de Roy.
Si tu sçavois ce que vaut cette fille !
J’en ay bien veu, mais de telle, entre nous,

Il n’en est point. C’est bien le cuir plus doux,
Le corps mieux fait, la taille plus gentille ;
Et des tetons ! Je ne te dis pas tout.
Quoy qu’il en soit, avant que d’estre au bout,
Gaillardement six postes se sont faites ;
Six de bon compte, et ce ne sont sornettes.
D’un tel propos l’Hoste tout étourdy,
D’un ton confus gronda quelques parolles.
L’Hostesse dit tout bas à cet amy,
Qu’elle prenoit toujours pour son mary .
Ne reçois plus chez toy ces testes folles ;
N’entends-tu point comme ils sont en debat ?
En son seant l’Hoste sur son grabat
S’estant levé, commence à faire éclat.
Comment, dit-il, d’un ton plein de colere,
Vous veniez donc icy pour cette affaire ?
Vous l’entendez ! et je vous sçais bon gré
De vous moquer encor comme vous faites.
Pretendez-vous, beau Monsieur que vous estes,
En demeurer quitte à si bon marché ?
Quoy ! ne tient-il qu’à honnir des familles ?
Pour vos ébats nous nourrirons nos filles !
J’en suis d’avis. Sortez de ma maison :
Je jure Dieu que j’en auray raison.
Et toy, coquine, il faut que je te tuë.
A ce discours proferé brusquement,
Pinucio, plus froid qu'une statuë,
Resta sans poulx, sans voix, sans mouvement.
Chacun se teut l’espace d’un moment.
Colette entra dans des peurs nompareilles.
L’Hostesse, ayant reconnu son erreur,
Tint quelque-temps le Loup par les oreilles.
Le seul amy se souvint par bon-heur
De ce berceau principe de la chose.
Adressant donc à Pinuce sa voix :
T’en tiendras-tu, dit-il, une autre fois ?
T’ay-je averty que le vin seroit cause
De ton malheur ? Tu sçais que quand tu bois,

Toute la nuit tu cours, tu te demeines,
Et vas contant mille chimeres vaines
Que tu te mets dans l’esprit en dormant.
Reviens au lit. Pinuce, au mesme instant,
Fait le dormeur, poursuit le stratagême,
Que le mary prit pour argent contant.
Il ne fut pas jusqu’à l’Hostesse mesme
Qui n’y voulust aussi contribuer.
Prés de sa fille elle alla se placer ;
Et dans ce poste elle se sentit forte.
Par quel moyen, comment, de quelle sorte,
S’écria-t-elle, auroit-il pû coucher
Avec Colette, et la dés-honorer ?
Je n’ay bougé toute nuit d’auprés d’elle :
Elle n’a fait ny pis ny mieux que moy.
Pinucio nous l’alloit donner belle !
L’Hoste reprit : C’est assez ; je vous croy.
On se leva : ce ne fut pas sans rire ;
Car chacun d’eux en avoit sa raison.
Tout fut secret, et quiconque eut du bon,
Par devers soy le garda sans rlen dire.


  1. Decameron, giornata IX, novella VI.