Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/La Matrone d’Ephese

Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 337-342).


VI. — LA MATRONE D’EPHESE [1].


S’il est un conte usé, commun, et rebatu,
C’est celuy qu’en ces vers j’accommode à ma guise.
Et pourquoy donc le choisis-tu ?
Qui t’engage à cette entreprise ?
N’a-t-elle point déja produit assez d’écrits ?
Quelle grace aura ta Matrone
Au prix de celle de Petrone ?
Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ?
Sans répondre aux censeurs, car c’est chose infinie,
Voyons si dans mes Vers je l’auray rajeunie.

Dans Ephese il fut autrefois
Une Dame en sagesse et vertus sans égale,
Et, selon la commune voix,
Ayant sceu rafiner sur l’amour conjugale.
Il n’étoit bruit que d’elle et de sa chasteté ;
On l’alloit voir par rareté ;
C’étoit l’honneur du sexe : heureuse sa patrie !

Chaque mere à sa bru l’alleguoit pour Patron ;
Chaque époux la prônoit à sa femme chérie :
D’elle descendent ceux de la Prudoterie,
Antique et celebre maison.
Son mari l’aimoit d’amour folle.
Il mourut. De dire comment,
Ce seroit un détail frivole ;
Il mourut, et son testament
N’étoit plein que de legs qui l’auroient consolée,
Si les biens réparoient la perte d’un mari
Amoureux autant que cheri.
Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui n’abandonne pas le soin du demeurant,
Et du bien qu’elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-cy, par ses cris, mettoit tout en allarme ;
Celle-cy faisoit un vacarme,
Un bruit, et des regrets à percer tous les cœurs ;
Bien qu’on sçache qu’en ces malheurs,
De quelque desespoir qu’une ame soit atteinte,
La douleur est toûjours moins forte que la plainte ;
Toûjours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l’affligée
Que tout a sa mesure, et que de tels regrets
Pourroient pécher par leur excés :
Chacun rendit par là sa douleur rengregée.
Enfin, ne voulant plus joüir de la clarté
Que son époux avoit perduë,
Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté
D’accompagner cette ombre aux enfers descenduë.
Et voyez ce que peut l’excessive amitié !
(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie)
Une esclave en ce lieu la suivit par pitié,
Prête à mourir de compagnie ;
Prête, je m’entends bien ; c’est à dire, en un mot,
N’ayant examine qu’à demi ce complot,
Et, jusques à l’effet, courageuse et hardie.
L’esclave avec la Dame avoit été nourrie ;
Toutes deux s’entraimoient, et cette passion

Etoit cruë avec l’âge au cœur des deux femelles :
Le monde entier à peine eût fourni deux modeles
D’une telle inclination.
 
Comme l’esclave avoit plus de sens que la Dame,
Elle laissa passer les premiers mouvemens ;
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette ame
Dans l’ordinaire train des communs sentimens.
Aux consolations la veuve inaccessible
S’appliquoit seulement à tout moyen possible
De suivre le defunt aux noirs et tristes lieux.
Le fer auroit été le plus court et le mieux,
Mais la Dame vouloit paître encore ses yeux
Du tresor qu’enfermoit la biere,
Froide dépoüille et pourtant chere ;
C’étoit là le seul aliment
Qu’elle prist en ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu’entre d’autres de tant de sortes
Nôtre veuve choisit pour sortir d’icy bas.
Un jour se passe, et deux, sans autre nourriture
Que ses profonds soûpirs, que ses frequens helas,
Qu’un inutile et long murmure
Contre les Dieux, le sort, et toute la nature,
Enfin sa douleur n’obmit rien,
Si la douleur doit s’exprimer si bien.
 
Encore un autre mort faisoit sa residence
Non loin de ce tombeau, mais bien differemment,
Car il n’avoit pour monument
Que le dessous d’une potence :
Pour exemple aux voleurs on l’avolt là laissé,
Un Soldat bien recompensé
Le gardoit avec vigilance.
Il étoit dit par Ordonnance
Que si d’autres voleurs, un parent, un ami,
L’enlevoient, le Soldat, nonchalant, endormi,
Rempliroit aussi-tôt sa place.

C’étoit trop de severité ;
Mais la publique utilité
Deffendoit que l’on fist au garde aucune grace.
Pendant la nuit il vid aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau.
Curieux, il y court, entend de loin la Dame
Remplissant l’air de ses clameurs.
Il entre, est étonné ; demande à cette femme
Pourquoy ces cris, pourquoy ces pleurs,
Pourquoy cette triste musique,
Pourquoy cette maison noire et melancolique.
Occupée à ses pleurs, à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles,
Le mort pour elle y répondit ;
Cet objet, sans autres parolles,
Disoit assez par quel malheur
La Dame s’enterroit ainsi toute vivante.
Nous avons fait serment, ajoûta la suivante,
De nous laisser mourir de faim et de douleur.
Encor que le soldat fust mauvais orateur,
Il leur fit concevoir ce que c’est que la vie.
La Dame cette fois eut de l’attention ;
Et déja l’autre passion
Se trouvoit un peu ralentie :
Le tems avoit agi. Si la foy du serment,
Poursuivit le soldat, vous deffend l’aliment,
Voyez-moy manger seulement,
Vous n’en mourrez pas moins. Un tel temperament
Ne déplut pas aux deux femelles,
Conclusion qu’il obtint d’elles
Une permission d’apporter son soupé :
Ce qu’il fit ; et l’esclave eut le cœur fort tenté
De renoncer dés-lors à la cruelle envie
De tenir au mort compagnie.
Madame, ce dit-elle, un penser m’est venu :
Qu’importe à vôtre époux que vous cessiez de vivre ?
Croyez-vous que luy-même il fût homme à vous suivre
Si par vôtre trépas vous l’aviez prevenu ?

Non, Madame, il voudroit achever sa carriere.
La nôtre sera longue encor si nous voulons.
Se faut-il, à vingt ans, enfermer dans la biere ?
Nous aurons tout loisir d’habiter ces maisons.
On ne meurt que trop tôt ; qui nous presse ? attendons.
Quant à moy, je voudrois ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts ?
Que vous servira-t-il d’en être regardée ?
Tantôt, en voyant les tresors
Dont le Ciel prit plaisir d’orner vôtre visage,
Je disois : Helas ! c’est dommage !
Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela.
A ce discours flatteur la Dame s’éveilla.
Le Dieu qui fait aimer prit son tems ; il tira
Deux traits de son carquois : de l’un il entama
Le soldat jusqu’au vif ; l’autre effleura la Dame.
Jeune et belle, elle avoit sous ses pleurs de l’éclat ;
Et des gens de goût délicat
Auroient bien pû l’aimer, et même étant leur femme.
Le garde en fut épris : les pleurs et la pitié,
Sorte d’amours ayant ses charmes,
Tout y fit : une belle, alors qu’elle est en larmes,
En est plus belle de moitié.
Voilà donc nôtre veuve écoutant la loüange,
Poison qui de l’amour est le premier degré ;
La voilà qui trouve à son gré
Celuy qui le luy donne. Il fait tant qu’elle mange ;
Il fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d’être aimé que le mort le mieux fait ;
Il fait tant enfin qu’elle change ;
Et toûjours par degrez, comme l’on peut penser,
De l’un à l’autre il fait cette femme passer.
Je ne le trouve pas étrange.
Elle écoute un amant, elle en fait un mari,
Le tout au nez du mort qu’elle avoit tant cheri.
 
Pendant cet hymenée, un voleur se hazarde
D’enlever le dépost commis au soin du garde :

Il en entend le bruit, il y court à grands pas,
Mais en vain, la chose étoit faite.
Il revient au tombeau conter son embarras,
Ne sçachant où trouver retraite.
L’esclave alors luy dit, le voyant éperdu :
L’on vous a pris vôtre pendu ?
Les Loix ne vous feront, dites-vous, nulle grace
Si Madame y consent, j’y remedieray bien.
Mettons nôtre mort en la place,
Les passans n’y connoitront rien,
La Dame y consentit. O volages femelles !
La femme est toûjours femme[2]. Il en est qui sont belles ;
Il en est qui ne le sont pas :
S’il en étoit d’assez fideles,
Elles auroient assez d’appas.
 
Prudes, vous vous devez défier de vos forces :
Ne vous vantez de rien. Si vôtre intention
Est de resister aux amorces,
La nôtre est bonne aussi ; mais l’execution
Nous trompe également ; témoin cette Matrone.
Et n’en déplaise au bon Petrone,
Ce n’étoit pas un fait tellement merveilleux
Qu’il en dût proposer l’exemple à nos neveux.
Cette veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on luy vid faire,
Qu’au dessein de mourir, mal conceu, mal formé :
Car de mettre au patibulaire
Le corps d’un mary tant aimé,
Ce n’étoit pas peut-être une si grande affaire ;
Cela luy sauvoit l’autre : et, tout consideré,
Mieux vaut goujat debout qu’Empereur enterré.

  1. Ce conte, publié d’abord en 1682, forme la fable XXVI du recueil de Fables choisies de 1694.
  2. Cet hémistiche proverbial est tiré du Dépit amoureux (acte IV, sc. II) :
    Et comme un animal est tousjours animal,
    Et ne sera jamais qu’animal, quand sa vie
    Dureroit cent mil ans ; aussi, sans repartie,
    La femme est tousjours femme….