Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Belphegor

Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 343-351).


VII. — BELPHEGOR.

Nouvelle tirée de Machiavel.

A Mademoiselle de Chammelay.


De vôtre nom j’orne le frontispice
Des derniers vers que ma Muse a polis.
Puisse le tout, ô charmante Philis !
Aller si loin que nôtre los franchisse
La nuit des tems ! nous la sçaurons dompter,
Moy par écrire, et vous par reciter.
Nos noms unis perceront l’ombre noire ;
Vous regnerez long-tems dans la memoire
Aprés avoir regné jusques icy
Dans les esprits, dans les cœurs même aussi.
Qui ne connoit l’inimitable Actrice
Representant ou Phedre ou Berenice,
Chimene en pleurs, ou Camille en fureur ?
Est-il quelqu’un que vôtre voix n’enchante ?
S’en trouve-t-il une autre aussi touchante,
Une autre enfin allant si droit au cœur ?
N’attendez pas que je fasse l’eloge
De ce qu’en vous on trouve de parfait ;
Comme il n’est point de grace qui n’y loge,
Ce seroit trop, je n’aurois jamais fait.
De mes Philis vous seriez la premiere,
Vous auriez eu mon ame toute entiere,
Si de mes vœux j’eusse plus presumé ;
Mais, en aimant, qui ne veut être aimé ?
Par des transports n’esperant pas vous plaire,
Je me suis dit seulemeni vôtre ami,
De ceux qui sont Amans plus d’à demi :
Et plût au sort que j’eusse pû mieux faire !

Cecy soit dit : venons à nôtre affaire[1].
  Un jour Satan, Monarque des enfers,
Faisoit passer ses sujets en reveuë.
Là confondus, tous les états divers,
Princes et Rois, et la tourbe menuë,
Jettoient maint pleur, poussoient maint et maint cri
Tant que Satan en étoit étourdi.
Il demandoit en passant à chaque ame :
Qui t’a jettée en l’eternelle flame ?
L’une disoit : Helas ! c’est mon mari ;
L’autre aussi-tôt répondoit : C’est ma femme.
Tant et tant fut ce discours repeté,
Qu’enfin Satan dit en plein Consistoire :
Si ces gens cy disent la verité,
Il est aisé d’augmenter nôtre gloire.
Nous n’avons donc qu’à le vérifier.
Pour cet effet, il nous faut envoyer
Quelque demon plein d’art et de prudence,
Qui, non content d’observer avec soin
Tous les hymens dont il sera témoin,
Y joigne aussi sa propre experience.
Le Prince ayant proposé sa sentence,
Le noir Senat suivit tout d’une voix.
De Belphegor aussi-tôt on fit choix.
Ce Diable etoit tout yeux et tout oreilles,
Grand éplucheur, clair-voyant à merveilles,
Capable enfin de penetrer dans tout,
Et de pousser l’examen jusqu’au bout.
Pour subvenir aux fraix de l’entreprise,
On luy donna mainte et mainte remise,
Toutes à veuë, et qu’en lieux differens
Il pût toucher par des correspondans.
Quant au surplus, les fortunes humaines,
Les biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref, ce qui suit nôtre condition,

Fut une annexe à sa legation.
Il se pouvoit tirer d’affliction
Par ses bons tours et par son industrie,
Mais non mourir, ny revoir sa patrie,
Qu’il n’eût icy consumé certain tems :
Sa mission devoit durer dix ans.
Le voilà donc qui traverse et qui passe
Ce que le Ciel voulut mettre d’espace
Entre ce monde et l’eternelle nuit ;
Il n’en mit guere, un moment y conduit.
Nôtre Demon s’établit à Florence,
Ville pour lors de luxe et de dépense :
Même il la crut propre pour le trafic.
Là, sous le nom du seigneur Roderic,
Il se logea, meubla, comme un riche homme ;
Grosse maison, grand train, nombre de gens ;
Anticipant tous les jours sur la somme
Qu’il ne devoit consumer qu’en dix ans.
On s’étonnoit d’une telle bombance :
Il tenoit table, avoit de tous côtez.
Gens à ses frais, soit pour ses voluptez,
Soit pour le faste et la magnificence.
L’un des plaisirs où plus il dépensa
Fut la loüange : Apollon l’encensa ;
Car il est maître en l’art de flaterie.
Diable n’eut onc tant d’honneurs en sa vie.
Son cœur devint le but de tous les traits
Qu’Amour lançoit : il n’étoit point de belle
Qui n’employât ce qu’elle avoit d’attraits
Pour le gagner, tant sauvage fût-elle ;
Car de trouver une seule rebelle,
Ce n’est la mode à gens de qui la main
Par les presens s’aplanit tout chemin :
C’est un ressort en tous desseins utile.
Je l’ay jà dit, et le redis encor,
Je ne connois d’autre premier mobile
Dans l’Univers que l’argent et que l’or.
Nôtre envoyé cependant tenoit compte

De chaque hymen en journaux differens :
L’un, des époux satisfaits et contens,
Si peu remply que le Diable en eut honte :
L’autre journal incontinent fut plein.
A Belphegor il ne restoit enfin
Que d’éprouver la chose par luy-même.
Certaine fille à Florence étoit lors,
Belle, et bien faite, et peu d’autres tresors ;
Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême ;
Et d’autant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paroissoit revétu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le Pere dit que Madame Honnesta,
C’étoit son nom, avoit eu jusques-là
Force partis ; mais que parmy la bande
Il pourroit bien Roderic preferer,
Et demandoit tems pour délibérer.
On en convient. Le poursuivant s’applique
A gagner celle où ses vœux s’adressoient.
Fêtes et bals, serenades, Musique,
Cadeaux, festins, fort bien appetissoient,
Alteroient fort le fonds de l’ambassade.
Il n’y plaint rien, en use en grand Seigneur,
S’épuise en dons. L’autre se persuade
Qu’elle luy fait encor beaucoup d’honneur.
Conclusion, qu’aprés force prieres,
Et des façons de toutes les manieres,
Il eut un oüi de Madame Honnesta.
Auparavant le Notaire y passa,
Dont Belphegor se mocquant en son ame :
Hé quoy ! dit-il, on acquiert une femme
Comme un Château ! ces gens ont tout gâté.
Il eut raison : ôtez d’entre les hommes
La simple foy, le meilleur est ôté.
Nous nous jettons, pauvres gens que nous sommes,
Dans les procés, en prenant le revers ;
Les si, les cas, les Contrats, sont la porte
Par où la noise entra dans l’Univers ;

N’esperons pas que jamais elle en sorte.
Solemnitez et loix n’empéchent pas
Qu’avec l’hymen amour n’ait des débats.
C’est le cœur seul qui peut rendre tranquille :
Le cœur fait tout, le reste est inutile.
Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états :
Chez les amis, tout s’excuse, tout passe ;
Chez les Amans, tout plaît, tout est parfait :
Chez les Epoux, tout ennuye et tout lasse.
Le devoir nuit, chacun est ainsi fait.
Mais, dira-t-on, n’est-il en nulles guises
D’heureux ménage ? Aprés meur examen,
J’appelle un bon, voir un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Sur ce point là c’est assez raisonné.
Dés que chez luy le Diable eut amené
Son épousée, il jugea par luy-même
Ce qu’est l’hymen avec un tel demon ;
Toûjours débats, toûjours quelque sermon
Plein de sottise en un degré suprême :
Le bruit fut tel que Madame Honnesta
Plus d’une fois les voisins éveilla ;
Plus d’une fois on courut à la noise.
Il luy falloit quelque simple bourgeoise,
Ce disoit-elle : un petit trafiquant
Traiter ainsi les filles de mon rang !
Meritoit-il femme si vertueuse ?
Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse :
J’en ay regret ; et si je faisois bien…
Il n’est pas seur qu’Honnesta ne fist rien :
Ces prudes là nous en font bien accroire.
Nos deux Epoux, à ce que dit l’histoire,
Sans disputer n’étoient pas un moment.
Souvent leur guerre avoit pour fondement
Le jeu, la juppe, ou quelque ameublement
D’Eté, d’Hyver, d’entre-tems, bref un monde
D’inventions propres à tout gâter.
Le pauvre Diable eut lieu de regreter

De l’autre enfer la demeure profonde.
Pour comble enfin, Roderic épousa
La parenté de Madame Honnesta,
Ayant sans cesse et le pere et la mere,
Et la grand’sœur avec le petit frere ;
De ses deniers mariant la grand’sœur,
Et du petit payant le Precepteur.
Je n’ay pas dit la principale cause
De sa ruine, infaillible accident ;
Et j’oubliois qu’il eut un Intendant.
Un Intendant ? qu’est-ce que cette chose ?
Je definis cet être, un animal
Qui, comme on dit, sçait pécher en eau trouble,
Et plus le bien de son maitre va mal,
Plus le sien croist, plus son profit redouble,
Tant qu’aisément luy même acheteroit
Ce qui de net au Seigneur resteroit :
Donc par raison, bien et dûment déduite,
On pourroit voir chaque chose reduite
En son état, s’il arrivoit qu’un jour
L’autre devinst l’Intendant à son tour,
Car regagnant ce qu’il eut étant maître,
Ils reprendroient tous deux leur premier être.
Le seul recours du pauvre Roderic,
Son seul espoir, étoit certain trafic
Qu’il pretendoit devoir remplir sa bourse,
Espoir douteux, incertaine ressource.
Il étoit dit que tout seroit fatal
A nôtre époux ; ainsi tout alla mal :
Ses agents, tels que la plûpart des nôtres,
En abusoient : il perdit un vaisseau,
Et vid aller le commerce a vau-l’eau,
Trompé des uns, mal servy par les autres.
Il emprunta. Quand ce vint à payer,
Et qu’à sa porte il vit le creancier,
Force luy fut d’esquiver par la fuite,
Gagnant les champs où de l’âpre poursuite
Il se sauva chez un certain fermier,

En certain coin remparé de fumier.
A Matheo, c’étoit le nom du Sire,
Sans tant tourner, il dit ce qu’il étoit ;
Qu’un double mal chez luy le tourmentoit,
Ses creanciers, et sa femme encor pire ;
Qu’il n’y sçavoit remede que d’entrer
Au corps des gens et de s’y remparer,
D’y tenir bon ; iroit-on là le prendre ?
Dame Honnesta viendroit-elle y prôner
Qu’elle a regret de se bien gouverner ?
Chose ennuyeuse, et qu’il est las d’entendre :
Que de ces corps trois fois il sortiroit,
Si-tôt que luy Matheo l’en prieroit ;
Trois fois sans plus, et ce, pour recompense
De l’avoir mis à couvert des Sergens.
Tout aussi-tôt l’Ambassadeur commence
Avec grand bruit d’entrer au corps des gens.
Ce que le sien, ouvrage fantastique,
Devint alors, l’histoire n’en dit rien.
Son coup d’essay fut une fille unique
Où le Galand se trouvoit assez bien :
Mais Matheo, moyennant grosse somme,
L’en fit sortir au premier mot qu’il dit.
C’étoit à Naple. Il se transporte à Rome ;
Saisit un corps : Matheo l’en bannit,
Le chasse encore : autre somme nouvelle.
Trois fois enfin, toûjours d’un corps femelle,
Remarquez bien, nôtre Diable sortit.
Le Roy de Naple avoit lors une fille,
Honneur du sexe, espoir de sa famille :
Maint jeune Prince étoit son poursuivant.
Là d’Honnesta Belphegor se sauvant,
On ne le pût tirer de cet asile.
Il n’étoit bruit, aux champs comme à la ville,
Que d’un manant qui chassoit les esprits.
Cent mille écus d’abord luy sont promis.
Bien affligé de manquer cette somme
(Car les trois fois l’empéchoient d’esperer

Que Belphegor se laissast conjurer)
Il la refuse ; il se dit un pauvre homme,
Pauvre pecheur, qui sans sçavoir comment,
Sans dons du Ciel, par hazard seulement,
De quelques corps a chassé quelque Diable,
Apparemment chetif et miserable,
Et ne connoist celuy-cy nullement.
Il a beau dire, on le force, on l’ameine,
On le menace, on luy dit que, sous peine
D’être pendu, d’être mis haut et court
En un gibet, il faut que sa puissance
Se manifeste avant la fin du jour.
Dés l’heure même on vous met en presence
Nôtre Demon et son Conjurateur,
D’un tel combat le Prince est spectateur ;
Chacun y court ; n’est fils de bonne mere
Qui pour le voir ne quitte toute affaire.
D’un côté sont le gibet et la hart ;
Cent mille écus bien comptez d’autre part.
Matheo tremble et lorgne la finance.
L’esprit malin, voyant sa contenance,
Rioit sous cape, alleguoit les trois fois,
Dont Matheo suoit dans son harnois,
Pressoit, prioit, conjuroit avec larmes,
Le tout en vain. Plus il est en alarmes,
Plus l’autre rit. Enfin le manant dit
Que sur ce Diable il n’avoit nul credit.
On vous le hape ; et meine à la potence,
Comme il alloit haranguer l’assistance,
Necessité luy suggera ce tour :
Il dit tout bas qu’on batist le tambour ;
Ce qui fut fait, dequoy l’esprit immonde
Un peu surpris au manant demanda :
Pourquoy ce bruit ? coquin, qu’entends-je là ?
L’autre répond : C’est Madame Honnesta
Qui vous reclame, et va par tout le monde
Cherchant l’Epoux que le Ciel luy donna.
Incontinent le Diable décampa,

S’enfuit au fonds des enfers, et conta
Tout le succés qu’avoit eu son voyage.
Sire, dit-il, le nœud du mariage
Damne aussi dru qu’aucuns autres états.
Vôtre grandeur void tomber icy bas,
Non par flocons, mais menu comme pluye,
Ceux que l’hymen fait de sa confrairie ;
J’ay par moy-même examiné le cas.
Non que de soy la chose ne soit bonne :
Elle eut jadis un plus heureux destin ;
Mais, comme tout se corrompt à la fin,
Plus beau fleuron n’est en vôtre Couronne.
Satan le crut, il fut recompensé,
Encor qu’il eût son retour avancé.
Car qu’eût-il fait ? Ce n’étoit pas merveilles
Qu’ayant sans cesse un Diable à ses oreilles,
Toûjours le même, et toûjours sur un ton,
Il fût contraint d’enfiler la venelle ;
Dans les enfers encore en change-t-on.
L’autre peine est à mon sens, plus cruelle.
Je voudrois voir quelque Saint y durer[2] ;
Elle eût à Job fait tourner la cervelle.
De tout cecy que pretends-je inferer ?
Premierement, je ne sçay pire chose
Que de changer son logis en prison :
En second lieu, si par quelque raison
Vôtre ascendant à l’hymen vous expose,
N’épousez point d’Honnesta s’il se peut :
N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.

  1. Cette nouvelle forme la fable XXVII du recueil de 1694 ; seulement, le prologue qui précède a été supprimé.
  2. Fables choisies, 1694 :
    Je voudrois voir quelques gens y durer.