Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/A femme avare galant escroc

Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 107-109).


IX — A FEMME AVARE GALANT ESCROC.
Nouvelle tirée de Bocace[1].


Qu’un homme soit plumé par des Coquetes,
Ce n’est pour faire au miracle crier.
Gratis est mort ; plus d’Amour sans payer :
En beaux Louys se content les fleuretes.
Ce que je dis des Coquetes s’entend.
Pour nostre honneur, si me faut-il pourtant
Monstrer qu’on peut, nonobstant leur adresse,
En attraper au moins une entre cent,
Et luy joüer quelque tour de soûplesse.
Je choisiray pour exemple Gulphar.
Le Drosle fit un trait de franc Soudar ;
Car aux faveurs d’une Belle il eut part
Sans débourser, escroquant la Chrestienne.
Notez cecy, et qu’il vous en souvienne,
Galants d’épée ; encor bien que ce tour
Pour vous styler soit fort peu necessaire ;
Je trouverois maintenant à la Cour
Plus d’un Gulphar si j’en avois affaire.
Celuy-cy donc chez sire Gasparin
Tant frequenta, qu’il devint à la fin
De son Epouse amoureux sans meure.

Elle estoit jeune, et belle creature,
Plaisoit beaucoup, fors un poinct qui gastoit
Toute l’affaire, et qui seul rebutoit
Les plus ardens ; c’est qu’elle estoit avare.
Ce n’est pas chose en ce siecle fort rare.
Je l’ay jà dit, rien n’y font les soûpirs.
Celuy-cy parle une langue Barbare
Qui l’or en main n’explique ses desirs.
Le jeu, la jupe et l’Amour des plaisirs
Sont les ressorts que Cupidon employe :
De leur boutique il sort chez les François
Plus de Cocus que du cheval de Troye
Il ne sortit de Heros autresfois.
Pour revenir à l’humeur de la Belle,
Le compagnon ne pût rien tirer d’elle
Qu’il ne parlast. Chacun sçait ce que c’est
Que de parler : le Lecteur s’il luy plaist,
Me permettra de dire ainsi la chose.
Gulphar donc parle, et si bien qu’il propose
Deux cents écus. La Belle l’écouta ;
Et Gasparin à Gulphar les presta,
(Ce fut le bon,) puis aux champs s’en alla,
Ne soupçonnant aucunement sa femme.
Gulphar les donne en presence de gens.
Voilà, dit-il, deux cens écus contans,
Qu’à vostre Epoux vous donnerez, Madame.
La Belle crut qu’il avoit dit cela
Par politique, et pour joüer son rôle.
Le lendemain elle le regala
Tout de son mieux, en femme de parole.
Le Drosle en prit, ce jour et les suivans,
Pour son argent, et mesme avec usure :
A bon payeur on fait bonne mesure.
Quand Gasparin fut de retour des champs,
Gulphar luy dit, son Epouse presente ;
J’ay vostre argent à Madame rendu,
N’en ayant eu pour une affaire urgente
Aucun besoin, comme je l’avois crû :

Déchargez-en vostre livre, de grace.
A ce propos, aussi froide que glace,
Nostre Galande avoüa le receu.
Qu’eust-elle fait ? on eust prouvé la chose.
Son regret fut d’avoir enflé la doze
De ses faveurs ; c’est ce qui la fâchoit :
Voyez un peu la perte que c’estoit !
En la quittant, Gulphar alla tout droit
Conter ce cas, le corner par la Ville,
Le publier, le prescher sur les toits.
De l’en blâmer, il seroit inutile :
Ainsi vit-on chez nous autres François.


  1. Decameron, giornata VIII, novella I.