Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/102

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 546-553).

CII
À M. AMPÈRE.
San Jacopo, 22 juin 1853.

Mon cher ami,

C’est tout à l’heure seulement, et à Livourne, que j’ai eu le plaisir de lire et de faire lire à madame Ozanam vos charmantes et trop flatteuses pages. Assurément je sais depuis longtemps de quelles aimables erreurs vous êtes capable, quand il s’agit de moi ; je connais les grâces d’expression que l’amitié met sous votre plume. Cependant laissez-moi dire que vous avez dépassé tout mon désir, et que vous nous avez comblés, nous, et nos pauvres Franciscains. Oui, je veux vous remercier aussi pour ces pieux mendiants que vous traitez avec tant de bonté, dont vous rendez si bien l’inspiration, que vous faites vivre dans ce tableau raccourci, mille fois mieux que moi dans ma longue galerie. Vos trois pages ont toute la couleur et tout le parfum de ce jardin de couvent que vous crayonnez avec ces jasmins grimpant le long des cloîtres. Amélie et moi, en juges désintéressés, nous avons décidé que cet article était un de vos morceaux les plus exquis. Je veux ajouter que vos regrets pour le professeur absent ont touché autre chose que mon amour-propre, et l’accent m’en est allé jusqu’au fond du cœur.

On accuse les religieux d’intriguer un peu : les miens viennent de me faire entrer à la Crusca, avec toute sorte d’honneurs et une gracieuse lettre où l’on veut bien me dire que je succède à M. Fauriel. En même temps un Père Frediani, lui aussi franciscain et poëte fort goûté à Florence, va publier une traduction du petit volume. Enfin du fond de sa cellule d’Ara-Coeli,le général de l’Ordre m’adresse des remercîments avec un diplôme, qui n’est pas pour moi le moins touchant de mes titres. Il me met au nombre des bienfaiteurs de la famille Franciscaine, et m’associe aux mérites des frères Mineurs qui travaillent et prient par tout le monde.

Me voilà donc affilié comme notre ami Dante à cet ordre, dont il prit l’habit en mourant et qui protège ses restes. Car il faut que je finisse ce point en vous contant un fait inédit et digne de votre curiosité. Quand le cardinal del Poggetto à Ravenne fit condamner le livre d de Monarchia, il eut la pensée d’exhumer les ossements de Dante et de les jeter hors de terre sainte. Alors les religieux de Saint-François enlevèrent secrètement les restes du poëte et les déposèrent dans la sépulture commune des frères, où le cardinal n’osa pas les poursuivre. Le tombeau froid, mesquin, devant lequel vous vous êtes sans doute arrêté comme moi, n’est plus qu’un cénotaphe. Ce récit se trouve dans les archives du couvent ; mais jusqu’ici on s’est gardé de le publier, les uns par égard pour le cardinal, les autres pour le poète, les autres pour le tombeau. Quant à moi, je n’ai pas de Dante le génie, ni la femme acariâtre et les six enfants ; mais pour peu que ma destinée continue, je pourrai devenir son digne confrère dans un ordre pauvre et voyageur.

Ne croyez pas, cher ami, que j’aie voulu attendre la publication de votre article pour vous remercier c’était assez qu’il fût écrit et je devinais que vous ne me maltraiteriez point. Je vous aurais répondu, il y a quinze jours, si j’avais pu vous donner de mes nouvelles, c’est-à-dire si j’avais su vous dire ce qu’on faisait de moi ; surtout s’il m’eût été permis de prendre rendez-vous sous quelque feuillée solitaire des environs de Paris, pour vous entendre lire une autre Hilda. Mais ces quinze jours se sont passés dans de grandes incertitudes, en attendant des avis de médecins et des informations de logements. La conclusion est que nous redevenons Italiens au moins pour deux mois, que nous allons, comme le beau monde de Florence, de Sienne et de Livourne, passer juillet et août all’Antignano, joli village au pied de Montenero, où petite Marie prendra les bains et moi le bon air. J’aurai l’aimable société du professeur Ferrucci, et par lui les livres de la bibliothèque de Pise, ma pourvoyeuse de cet hiver. Ma femme et mon enfant ne seront pas seules non plus, et si le beau temps nous revient, si Dieu permet que le progrès de ma guérison continue, nous pourrons passer là d’heureux moments. Le souvenir des absents n’y manquera pas, mais cette fois mêlé de l’espérance de les revoir. En effet ces deux mois d’accointance avec la mer m’ont déjà fait un bien inattendu. J’ai eu le plaisir de reprendre peu à peu la liberté, la facilité de vivre ; je fais sans fatigue de longues promenades je passe des matinées sur les écueils à contempler les vagues dont je connais maintenant tous les jeux. Les forces reviennent lentement, mais je devais m’y attendre après une si longue crise assurément si juillet et août, qui passent pour de grands médecins, veulent me bien traiter, je serai guéri cet automne.

Hélas j’avais compté voyager en Italie, et vous voyez que j’aurais fait peu de chemin, si je ne vous accompagnais tous les mois en Amérique. Présentement je reviens de la Nouvelle-Orléans où j’ai tout vu, comme à Washington, à New-York, sous la conduite du plus savant et du plus aimable guide. Figurez-vous la bonne fortune de trouver à côté de soi sur le bateau à vapeur, au débarcadère du chemin de fer, dans les rues de ces villes laborieuses ; mais un peu brutales, convenez-en, un des esprits les plus délicats et en même temps les plus richement ornés de ce siècle : un écrivain, un poète, qui sait vous expliquer les rouages de la constitution américaine, et en même temps vous démontrer la machine à broyer le riz qui vous fait plonger le regard dans la forêt vierge et compter les balles de coton. Je ne finirais pas si je vous disais tout le bien que je pense de ce voyageur, mais je vous sais un peu injuste à son égard et aussi sévère pour lui qu’indulgent pour les autres. Vous avez raison de persévérer dans cette sévérité où vous êtes seul de votre avis, la postérité vous en tiendra compte. Vous pensiez n’avoir qu’une tente sur la rive du Nil et une chambre garnie au bord du Mississipi et vous vous serez construit sur les deux fleuves deux monuments.

Vous comprenez qu’une sainte émulation me gagne ; depuis que je me trouve plus capable de penser et d’écrire, malgré les protestations de madame Ozanam, j’écris aussi mon Odyssée, mon voyage à Burgos[1]Ne vous fâchez point : j’avais tout un portefeuille de notes aux trois quarts rédigées, et puis des légendes, des romances achetées dans la rue, puis enfin le poëme du Cid, les vers de Jorge Manrique, quelques extraits de votre Tiknor, et comme tout est dans tout, j’ai fini par faire entrer dans Burgos nombre de figures à moi connues. C’est après tout un travail court, sans efforts, qui s’interrompt facilement, qui admet la variété et le caprice, et tel qu’il convenait à mon état d’esprit. J’ai même fini par faire la paix avec mon impitoyable gardienne en lui lisant certaine page où elle a reconnu le joyeux bruit.. des cuisines espagnoles.

Nous sommes bien loin, vous le voyez, des tables tournantes. Est-ce que nous autres, disciples de Galilée, nous nous prêtons aux rêveries de je ne sais quel Allemand, popularisées par la frivolité des Français ! Tout de bon, M. Matteucci a exprimé la même opinion que M. Chevreul, attribuant ces mouvements à une impulsion musculaire dont nous n’avons pas conscience. Mais voici qui est mieux. Un malheureux père Barnabite de Livourne ayant publié un mémoire favorable aux tables, dans lequel la physique, dit-on, était faible, et la philosophie un peu boiteuse,l’université de Pise s’est rassemblée, formée en tribunal elle a jugé le mémoire du religieux, et l’a déclaré erroné, attentatoire aux sciences humaines et divines, matérialiste, panthéiste, peut-être même brahmaniste et bouddhiste. Ici au logis, point d’expérience nous n’avons pas assez de fluide électrique pour le prodiguer de la sorte.

Un ermite de Montenero ne peut guère songer à l’Académie des Inscriptions. En prenant le parti de rester en Italie, je renonçais nécessairement à briguer le fauteuil du vénérable M. Pardessus. Sans doute en ceci, comme en tant d’autres choses, j’aurais eu besoin de votre avis. J’ai cru le pressentir. D’ailleurs dans un moment si solennel pour moi, où toutes les questions de mon avenir sont suspendues à la grande question de ma santé, quand je demande à Dieu de me laisser vivre pour ma femme et mon enfant ; il me semble qu’il y aurait une sorte de témérité à demander le superflu, ce qui flatte l’amour-propre littéraire. Il me semble qu’il faut attendre avec recueillement que la Providence décide de ma guérison, et si elle permet que je rentre dans ma carrière, alors je pourrai aspirer aux honneurs légitimes qui en couronneraient la fin. Je ne dis pas que je pourrai m’en rendre digne mais la bienveillante illusion de mes amis m’aidera.

Voilà les nouvelles de céans donnez-nous bientôt des vôtres. Faites que nous sachions où vous prendre, au moins par la pensée, puisque nous ne pouvons vous saisir autrement. Mille tendres amitiés partout où l’on se souvient de nous, c’est-à-dire chez madame de Salvo, chez M. Lenormant et encore dans quelques autres charitables maisons. Ma belle-mère, qui va malheureusement nous quitter, ma femme, et même, si vous le permettez, petite Marie, vous font mille compliments affectueux pour moi vous savez si je vous aime, mais vous ne saurez jamais assez toutes les raisons que j’ai de vous aimer.


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  1. Un Pèlerinage au pays du Cid, Œuvres complètes, t. VII, p. 1. Ce travail qu’Ozanam commença dans un moment de mieux fut achevé all’Antignano en juillet et dans les premiers jours d’août, peu-de semaines avant sa mort ; alors qu’il était si faible qu’il ne pouvait écrire plus de deux ou trois lignes sans s’étendre sur un canapé. Les dernières pages de ce récit sont les dernières qu’il ait écrites. Après il ne reprit la plume que pour tracer quelques prières qu’il répétait souvent et que l’on voulait conserver.