Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/088

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 469-471).
LXXXVIII
À M. CHARLES OZANAM.
Nice, 2 janvier 1853.

Mon cher frère, Un mot de Nice avant de partir, pour te rassurer sur un retard qui n’est ni malheur, ni accident, et qui nous a fait voir les plus beaux endroits du monde. De Marseille à Toulon nous avons fait un charmant voyage ; à Toulon, cette rade magnifique, rivale de Brest, l’arsenal avec toutes les. richesses de la marine française, l’escadre de la Méditerranée réunie pour nous recevoir. Nous avons visité le géant de la flotte, le Valmy, de 130 canons, monté par onze cents hommes. Je n’ai jamais rien vu de plus imposant que ce volcan mobile qui porte tant de foudres obéissantes et de courages disciplinés. Mais au lieu de trouver une diligence pour Nice, nous n’avons pu nous faire conduire qu’à Draguignan, abominable village dans un ravissant pays. De Draguignan une voiture particulière nous a menés coucher Cannes et le lendemain ici, en passant par Fréjus, les montagnes de l’Esterelle, Antibes ; c’est-à-dire par une route enchanteresse bordée d’oliviers, d’orangers tout couverts de leurs fruits, sans parler des palmiers qui se balancent de loin en loin sur quelque ruine romaine, ou près de quelque villa moderne. Tout ceci est admirable, et ne paraît plus rien lorsque, en, arrivant près d’Antibes, on voit se déployer tout à coup le rideau des Alpes Maritimes qui ferment l’horizon, le front couvert de neige, le pied dans une mer étincelante. C’est alors seulement que les Pyrénées et la côte de Biscaye sont vaincues. Toute la création est là, avec la majesté des glaciers et l’opulence des régions tropicales les oliviers, gros comme nos plus beaux chênes ; les orangers en forêts, les lauriers-roses dans le lit desséché des ruisseaux, les aloès et les nopals comme en Sicile.

Mais de, tous les fruits qu’on trouve en Provence, les meilleurs, ce sont les cousins et les cousines. Amélie a trouvé tous les siens à Marseille. À Toulon, encore une phalange de Magagnos enfin à Cannes, hier 1er  janvier, à qui ai-je souhaité la bonne année  ? qui a été ravi de nous voir quand moi-même j’étais enchanté de rencontrer un parent si cher à notre bonne mère ? C’est M. Coste, notre vieux cousin établi là avec ses deux vieilles domestiques ; il désirait bien nous retenir pour la journée, mais nous voulions pousser jusqu’à Nice, et c’est là qu’après un fort médiocre dîner, nous rappelant que vous fêtiez en famille l’année nouvelle, nous avons bu une goutte de malaga à votre santé. J’espère que vous nous avez rendu la pareille avec un certain frontignan dont je n’ai pas perdu le souvenir. Demain, à quatre heures du matin, départ pour Gênes. C’est la dernière étape fatigante qu’il nous reste à faire, mais par cet admirable chemin de la Corniche. Ah que tout ce pays me rappelle notre pauvre père ! qu’il en parlait souvent ! C’était le théâtre de ses premières campagnes, et il avait fait bien des fois le coup de feu contre les montagnards piémontais. Je pense beaucoup à lui, et penser à lui, n’est-ce pas en même temps se souvenir de vous ?

Durant cette partie de notre voyage qui commence à devenir longue, les douleurs n’ont pas reparu. Mais pour ne pas laisser chômer ma patience et ta tendresse, il est survenu quelque chose de nouveau. À Toulon, à force de courir, de visiter la terre ferme. et les vaisseaux, les pieds enflaient de plus belle et j’avais des spasmes ; là-dessus, consultation du docteur Magagnos, major de l’hôpital militaire, professeur de clinique, etc. Le docteur m’ausculte, il trouve aussi un peu de dilatation au cœur, mais rien de dangereux, et me permet de passer outre, à condition de prendre de la digitale. Enfin j’espère que cette petite épreuve ne se prolongera pas, et que le bon Dieu me l’aura envoyée à ce renouvellement de l’année pour me faire dire « Volo quomodo vis, volo quandiu vis … »