Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/086

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 464-466).
LXXXVI
À M. CHARLES OZANAM.
Bayonne, 4 décembre 1852.

Mon bon frère,

Je viens te conter notre pèlerinage au village natal de saint Vincent de Paul. Nous sommes donc partis vendredi matin,non sans quelque difficulté, car le bateau ne marchait plus. Mais heureusement la diligence marchait fort bien, et après quatre heures de trajet par un pays accidenté et curieux que tu connais, elle nous a mis à Dax. Là un excellent déjeuner nous attendait on prétend que la petite ville est fort gourmande, et que l’odeur de ses cuisines se sent de la grande route. Après, nous avons traité avec un voiturier qui, abusant un peu de notre simplicité, nous a fait payer comme pour un voyage, quand il s’agissait d’une promenade. En effet, trois quarts d’heure après, nous étions à l’arbre de saint Vincent de Paul. Figure toi un tronc vénérable, assez creux et assez large pour y établir un autel, comme on l’a fait l’année dernière, quand on y a dit la messe. Il ne tient plus au sol que par l’écorce sur la moitié de sa circonférence, car le reste a été dévoré par le temps. Encore la partie conservée est-elle déchirée par de larges fentes d’un effet admirable pour un peintre. Ce tronc vermoulu, porte cependant des branches énormes qui s’étendent de tous côtés, et qui se chargent d’un feuillage épais. On dit que chaque année l’arbre du Saint est le premier à prendre ses feuilles ; au mois de décembre il en garde encore beaucoup. Je voudrais qu’on l’étayât contre la violence des ouragans qui ont encore dernièrement déraciné des milliers de pins, mais les gens du pays disent que ce serait douter de la Providence. A quelques pas de l’arbre est la maison où saint Vincent naquit, c’est celle d’une famille de paysans à leur aise et bien établis. Entre l’arbre et la maison était un oratoire à la place duquel les Lazaristes font bâtir une chapelle, petite, mais élégante ils y joindront une maison de retraite tenue par leurs missionnaires, et un hospice confié aux Sœurs de Charité. Saint Vincent de Paul y prendra plus de plaisir qu’au plus beau monument gothique. De là nous avons repris notre route, pour Notre-Dame de Buglosse trois quarts de lieue plus loin. Le pays est affreux, coupé de marais, sans culture. On arrive enfin et l’on descend dans une pauvre auberge. Tout près est l’église de Buglosse qui sera bientôt remplacée par une belle basilique byzantine déjà à moitié construite. Le vieux sanctuaire n’en est pas moins vénérable par une image de la sainte Vierge honorée de toute la contrée, par une statue ancienne de saint Vincent de Paul, et surtout par le concours des pèlerins. C’est là que samedi matin nous avons accompli notre pèlerinage, et que nous avons eu la consolation de communier en demandant à Dieu les trois guérisons qui nous intéressaient. Il y avait longtemps que je ne m’étais senti si touché, et je suis revenu rempli de cette confiance que tu me prêchais inutilement, il y a quelques semaines. Au retour, M. le curé de Saint Vincent de Paul nous attendait sur la route avec un domestique armé d’une échelle et d’une scie. Il lui a fait couper sous nos yeux une branche du chêne vénéré que je vais envoyer au conseil général. Mais en même temps Amélie s’est approvisionnée de feuilles, de rameaux et de glands dont elle compte vous faire part. Ce sont de bien chers souvenirs. Petite Marie était toute joyeuse devoir sur la lande des moutons qui devaient être les arrière-petits-enfants de ceux que gardait le Saint. Encore un voyage, cher frère, où nous t’avons bien regretté. Pourquoi faut-il que nous ne prenions pas nos plaisirs ensemble, quand tu partages si complètement toutes nos douleurs ?