Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/084

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 457-460).

LXXXIV
À M. CHARLES OZANAM.
Bayonne, 23 novembre 1852.

Mon cher frère,

Nous voici revenus depuis hier, ayant mis fin à cette grande aventure où nous avons été plus heureux que sages. Le bon Dieu nous a vraiment protégés d’une façon toute merveilleuse. Amélie et petite Marie n’ont pas éprouvé de sérieuses fatigues, et je ne me suis jamais mieux porté, malgré le temps abominable que nous avons eu pendant trois jours, malgré le vent froid de Burgos, et malgré la maladresse des habitants qui ne savent pas se chauffer. Si j’ai failli m’enrhumer, c’est chez une dame riche, excellente, qui nous a parfaitement reçus, mais qui nous a laissés geler pendant deux heures, les pieds mouillés devant un brasier éteint. Enfin point de rhume. Il faut avouer qu’à part le mauvais temps en Castille, tout a été favorable. A Burgos, une auberge très-supportable, à peu près comme les hôtels de second ordre en France, des lits propres, une assez bonne nourriture ; pour revenir, le coupé d’une diligence. Seulement afin de ne pas manquer la messe, il a fallu nous arrêter à Tolosa dimanche matin et aller coucher à Saint-Sébastien, d’où nous sommes revenus hier tout à notre aise. Ce retour a été un des jolis moments du voyage. En Castille nous avions laissé un ciel pluvieux, une terre dépouillée, l’hiver enfin. Mais à partir de Vittoria nous avons descendu pendant près de dix heures, et à mesure que nous nous enfoncions dans la vallée, nous retrouvions la verdure, les arbres chargés de feuilles, la chaleur. On aurait dit que nous quittions les régions glacées du Nord pour les pays les plus favorisés du Midi, et c’était précisément le contraire.

De Saint-Sébastien à Béhobie un soleil doux éclairait ces belles montagnes, ces mamelons riants, cette mer si bleue. Vraiment, pour le charme du paysage, tu as bien vu ce que le nord de l’Espagne a de plus beau le reste doit t’inspirer moins de regrets. La nature y est âpre, la population misérable, quoique avec une singulière originalité. Enfin, Burgos a des beautés du premier ordre pour tout le monde ; mais elle a surtout le charme des souvenirs qu’il faut connaître afin de s’intéresser à toutes ces ruines. Tu aurais eu quelque peine à t’y retrouver.

Pour ce qui me touche, je suis très-heureux d’avoir, pu faire ce pèlerinage, qui m’a tenu plus que je ne m’en promettais, et qui jettera une vive lumière sur mes études, si Dieu me permet de les continuer. De cette manière, mon année n’est pas tout à fait perdue. J’avais employé mes loisirs de l’automne à étudier un peu l’Espagne du moyen âge ; mais je ne puis pas me représenter un pays que je n’ai pas vu. La scène principale du moyen âge espagnol est à Burgos, où se passent la plupart des actions héroïques célébrées dans les ballades populaires. C’est la terre des chevaliers, c’est la terre des saints. Ailleurs j’aurais vu des épisodes, mais c’est à Burgos qu’il fallait chercher le poëme. Je l’ai trouvé tout entier. Ce n’est, à vrai dire, que tradition, souvenir, et le plaisir de dire : j'ai vu l'endroit . Mais il y a les monuments. D’abord l’admirable basilique dont je te parlais dans ma dernière lettre, et où nous avons encore passé dès heures sans avoir fini d’en voir les beautés. Ensuite plusieurs églises curieuses où sont prodigués les retables et les tombeaux sculptés dans le goût le plus ingénieux de la Renaissance. Enfin deux grands monastères que nous allions voir quand j’interrompis ma lettre. Le premier, celui de Las Huelgas, est un couvent de dames nobles, fondé par Alfonse VIII en 1185 pour prier sur la sépulture des rois, et pour donner un asile aux princesses qui voudraient fuir le monde dans ce siècle orageux. Le second monastère, celui des Chartreux, fut élevé par la grande Isabelle en mémoire de son père le roi Juan Il. Un labyrinthe de cloîtres silencieux conduit à la chapelle toute resplendissante, toute découpée dans le style fleuri du quinzième siècle. Là au milieu du chœur, au pied d’un autel, s’élève le mausolée du roi Juan II et de sa femme, merveille d’albâtre sculpté, avec un nombre infini de saints, de personnages allégoriques, de moines et de docteurs, d’enfants qui se jouent il ne leur manque que la parole, et encore s’ils ne parlent pas, c’est, comme disait un Espagnol, parce qu’on ne parle pas chez les Chartreux. J’ai donc trouvé dans ce lieu admirable l’apogée de l’art castillan, quand l’Espagne vivait encore de son génie national, avant qu’elle fût agrandie, mais attristée, et bientôt opprimée par la dynastie autrichienne. En trois jours de séjour, j’ai vu trois cents ans d’histoire. C’est assez te dire, cher frère, combien je suis reconnaissant envers Dieu qui m’a donné la force de faire ce voyage, envers toi dont les soins m’y avaient préparé, envers cette pauvre Amélie qui en a eu toute la sollicitude.

Au retour nous avons trouvé toutes vos bonnes lettres. Je te remercie aussi de tes conseils, et de cet or que tu me prépares avec toute la passion d’un alchimiste, purifiée par la tendresse d’un frère. Amélie te serre la main et embrasse tendrement sa mère, à qui petite Marie envoie des provisions de baisers.

Adieu, nous sommes tout à vous.