Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/079

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 426-429).
LXXXIX
À M.L.
Biarritz, 19 octobre 1852.

Mon cher ami,

L’exil qu’on m’inflige est bien long, et quoique j’aie avec moi ce qui m’est le plus cher, j’éprouve tous les jours que les jouissances de la famille ne font pas oublier les peines de l’amitié. Je ne puis m’accoutumer à la pensée de rester encore cinq mois sans voir ni vous, ni Cornudet, ni cet excellent Pessonneaux, ni aucun de ceux que Dieu m’a donnés pour compagnons de route sur la terre. Cette séparation me désole cependant j’ai l’extrême douceur de voir ma femme et mon enfant pleines de santé, de pouvoir jouir d’elles, et donner à l’éducation de ma petite Marie un temps qu’autrefois je n’avais pas ; enfin de posséder en ce moment mon frère Charles, qui a fait deux cents lieues pour venir passer trois semaines avec nous. Avec cela je devrais être heureux et bénir la miséricordieuse Providence et pourtant, cher ami, je me sens bien triste, et j’ai plus que jamais besoin, de vos bonnes prières.

Des Pyrénées, on m’a envoyé au bord de la mer, près Bayonne, dans un lieu charmant j’y ai repris des forces ; toutefois, il s’en faut encore de beaucoup que je sois guéri. L’hiver approche, et je crains bien que mon rétablissement ne soit ajourné a l’été prochain, si même Dieu veut que je me rétablisse jamais.

Un des ennuis de. cette situation, c’est l’incertitude où elle me laisse pour toutes choses. J’avais d’abord pensé retourner à Paris en novembre, afin d’y soutenir ma candidature à l’Institut. Mais je renonce à me présenter, et je ne sais maintenant si je dois passer l’hiver à Bayonne, dont le climat est assez doux, ou bien aller chercher en Espagne un ciel plus sec et plus chaud. Ce dernier parti me séduirait, il me ferait connaître un grand pays, et me familiariserait avec une belle langue mais le voyage est très-fatigant.

Le pire est le désœuvrement où je suis obligé de vivre. Sans doute.je me-trouve trop bien entouré pour que mon cœur n’ait pas d’occupation. Mais c’est mon esprit qui en manque et lorsque j’arrive au bout d’une journée n’ayant rien fait, cette oisiveté me pèse comme un remords, et il me semble que je ne mérite ni le pain que je mange, ni le lit où je me couche. D’ailleurs mon imagination trouvant ma tête vide s’y établit en maîtresse, et y broie du noir tout à son aise : je suis bien moins troublé de mes maux présents que de leurs conséquences probables. Les pensées de la foi n’ont pas assez d’empire pour m’arracher à ces tentations. Je ne dis point certes que la religion soit impuissante même sur mon misérable cœur elle me préserve du désespoir, elle me donne tous les jours quelques rayons de lumière, elle m’empêche souvent de livrer un champ libre à mes tristesses. Mais je n’ai pas la force d’en faire davantage, je ne réussis pas à. me contenir tout à fait, et je ne crois pas offenser Dieu en me laissant aller à cet épanchement auprès d’un ami qui est plus ferme que moi et qui peut me tendre une main secourable.

Cependant je suis un ingrat. Car en m’enlevant a mes amis, à mes goûts, à mes études, la Providence a tout fait pour m’adoucir la peine de cet éloignement. J’ai vu des pays superbes, des montagnes dont les beautés m’ont ravi, tout brisé que j’étais de fatigue et de découragement. Nous avons vécu et nous vivons au milieu de populations chrétiennes, qui nous donnent la consolation de savoir que la foi n’est pas éteinte en France. Enfin je trouve à Bayonne une conférence de Saint-Vincent de Paul très-florissante, bien pénétrée de notre premier esprit, infatigable aux bonnes œuvres. Plusieurs membres de cette conférence m’ont fait le plus aimable accueil. Bayonne a aussi une belle cathédrale gothique, d’une forme élancée, élégante et simple, où l’on peut prier Dieu tout au large comme dans nos grandes églises du Nord. Que dites-vous du coup qui a frappé Corriudet ? Il a été admirable dans une épreuve si terrible ;. la lettre qu’il m’a écrite était merveilleusement simple, calme, charitable, et digne en tout d’un grand chrétien. Heureusement il reste assez de ces beaux exemples pour honorer notre siècle. Je conserve aussi de vous dès lettres que je devrais bien relire quand je suis dans mes jours d’abattement. Adieu, cher ami, pardonnez-moi mes humeurs sombres je suis de tout mon cœur votre ami.