Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/073


LXXIII
À M. LE VICOMTE DE LA VILLEMARQUÉ.
Sceaux, 25 octobre 1851.

Mon cher ami,

Le mois d’octobre qui s’achève me rappelle que l’année dernière, à pareille époque, nous revenions, ma femme et moi, charmés de votre Bretagne et comblés de vos bontés. Il est bien juste qu’en l’honneur de l’anniversaire je vous fasse une petite visite. Mais où vous prendre, cher ami ? sous les ombrages bien connus de Kerbertrand, ou au milieu des constructions monumentales de Keransker ? Je me décide pour ce dernier lieu, j’en prends le chemin que vous m’avez gracieusement enseigné, et comme je ne vois plus ces deux bœufs qui défendaient si vaillamment l’entrée de votre cour, j’entre sans façon. J’admire vos tours qui s’élèvent, et le front déjà menaçant de votre donjon seigneurial. Je vous conjure de ne pas faire creuser si fort les oubliettes, de peur que vous ne m’y jetiez quelque jour. Je m’informe surtout de la maîtresse cheminée où nous devons pendre la crémaillère ; car point ne ferai-je faute à votre invitation. Tout va bien, l’Isole et l’Ellé admirent l’édifice qui les dominent et font mille détours pour ne point s’arracher de son voisinage.

Mais, cher ami, la saison d’hiver interrompt tous ces travaux. N’en profiterez-vous point afin de faire un tour à Paris, et de vous informer si nous ne démolirons pas en 1852 les châteaux que vous bâtissez en 1851  ? Vous avez bien pu vous enfuir, mais il ne faut pas croire qu’il soit aussi facile de vous faire oublier. C’est le seul pouvoir que je refuse à la châtelaine de Keransker. On ne vous oublie donc pas, on vous regrette, et vos amis voudraient nourrir l’espérance de vous revoir. Ah ! que nous passerions de bons moments au coin du feu ! Nous parlerions-de tant de lieux aimés, de tant de personnes qui en font si bien les honneurs. Un doux entretien nous promènerait de Lorient à Nizon, et de Nizon à Quimper. Nous reparlerions aussi de Taliésin et de Slywach’enn ils me paraissent faire assez bien leur chemin dans le monde, malgré l’abandon de leur coupable père, qui a jeté la harpe celtique pour prendre la truelle et le niveau. Surtout nous causerions d’Ampère : voilà un joli chapitre de conversation ! Vous sauriez comment cet excellent ami, désireux d’aller à Londres, et honteux de s’y trouver seul homme d’esprit au milieu de tant de badauds, nous a décidés à l’accompagner. — Vous voyez que je ne me maltraite pas. — Il était échauffé, ardent comme une locomotive, et il a fini par nous emporter en Angleterre. Mais là le train s’est décroché ; nous sommes restés au bord de la Tamise, et notre ami à toute vapeur a passé l’Atlantique. Voici que je viens de recevoir de lui une lettre datée de Montréal. Vraiment sa dévorante activité me ravit et m’effraye. Vous l’eussiez vu au Palais de cristal se jeter sur les machines les plus compliquées, et ne pas les quitter qu’il, n’en eût compris tous les rouages. Mais l’industrie ne satisfaisait pas sa curiosité, même dans ce temple de fées où tous les mondes avaient envoyé leurs tributs. En huit jours il a fait le tour de l’Angleterre pour étudier les grands établissements agricoles, et maintenant je le croyais à New-York qu’il a déjà traversé le Canada, visité les lacs ; tout à l’heure les eaux du Mississipi l’auront amené jusqu’à la Nouvelle-Orléans, toujours observateur infatigable, avec ce don merveilleux de s’intéresser à tout, à un poëme comme à un engrais, à une filature comme à une révolution. Mais ce qui est encore mieux, c’est que l’ardeur de l’esprit ne dessèche pas le cœur, et que cet homme qui prodigue son intérêt aux machines en garde la meilleure part pour ses amis. Que de fois dans nos courses, en nous déroulant le projet de ses navigations, il nous a parlé de vous et de madame de la Villemarqué avec une grande affection, avec un vif regret de ne pouvoir vous visiter ces vacances ! Heureusement que les finances de notre errant ami ne sont pas si grandes que ses désirs, et la personne chargée de ses fonds m’assure qu’il n’a pas de quoi faire le tour du monde. Sérieusement il compte revenir au printemps prochain. Mais ne nous reprochez pas de l’avoir laissé partir ; j’ai fait autant de résistance qu’en permettait l’amitié, ç’est-a-dire jusqu’au point où plus d’opposition l’aurait fâché ; il m’effraye en effet autant qu’il m’étonne. J’ai toujours peur d’apprendre qu’il est dans quelque mauvaise bourgade, au bord des bois avec quelque vilain mal, et. ce qui serait encore pis, avec un médecin américain. Je le vois sans amis, à cent lieues d’un prêtre. Cependant je dois ajouter qu’il s’est embarqué très-bien portant, ses nouvelles sont bonnes, et il quittera l’Amérique avant la saison des fièvres jaunes. En attendant priez pour lui, il aime que ses amis prient, et ne l’oubliez pas le soir, dans cette réunion de la famille devant Dieu, à laquelle nous prenions part l’année dernière avec tant d’édification et de douceur.

Je me sens coupable devant vous d’un dernier crime. C’est que moi, si bien accueilli de vos Bretons, la main chaude encore de leurs étreintes fraternelles, je sois allé voir les Saxons, leurs mortels ennemis, Soyez en paix, mon cher, j’ai vu les Anglais, je les ai quelquefois admirés, mais ils ne m’ont pas séduit. Sans doute on ne peut voir sans étonnement leur fleuve couvert d’une forêt de navires, et leurs docks où viennent s’accumuler les richesses des deux mondes. Mais quelle tristesse dans cette ville de brouillards et de fumée quel mauvais jour dans les monuments ! Mais surtout, cher ami, quel mépris du pauvre, et quelle haine de l’Église ! On les loue de respecter les lois, et ils ne respectent pas l’homme. Il faut être catholique, il faut être fervent, il faut être héroïque dans ce pays-. là pour aller voir un indigent et lui tendre la main. On vante leur application à conserver les traditions, et ils foulent aux pieds la seule tradition qui soit d’origine divine. Nous sommes bien mauvais, mais assurément nous valons mieux.

Après ce témoignage de patriotisme, j’ai la conscience en repos, et je sens que je puis dormir. Adieu donc, cher ami, présentez a madame de la Villemarqué les compliments de ma femme, et mes respects ; à vos jolis enfants les baisers de ma petite fille, et pour vous, cher ami, agréez l’assurance de mon tendre attachement.