Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/058

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 322-329).
LVIII
À M. AMPÈRE
Paris, 12 novembre 1850.

Où vous prendre, bien cher ami, et sous quel ciel aller chercher cet aimable et désespérant voyageur ? Au moins, quand vous manquiez au joli rendez-vous de Quimperlé, nous nous consolions par la pensée de vous retrouver à Paris. Je fus chargé de vous adresser les reproches et les espérances de cette compagnie où l’on disait de vous tant de mal et tant de bien. Mais vous n’aurez probablement pas reçu ma lettre. Elle s’est croisée avec celle qui est venue à Morlaix m’apprendre votre belle action et votre départ. La belle action ne m’étonnait point : vous en étiez capable, et Daremberg en était digne. Je savais depuis longtemps ce qu’on pouvait attendre de vous en fait d’oubli de vous-même, et si bien des gens vous grondent de vous être ainsi dépouillé, si j’ai quelque envie de faire comme eux, je ne m’en sens plus le courage quand je me rappelle ce que vous avez sacrifié pour moi. Je me suis hâté d’écrire au ministre comme vous le désiriez mais ce qui me chagrine, c’est qu’on vous ait pris ce logement si commode, et si bien choisi pour vous fixer, ingrat, dans ce Paris où tant de vieilles amitiés ne vous fixent point. Enfin il faudra bien que vous reparaissiez avec les hirondelles, ne fût-ce que pour déménager, et nous mettrons vos manuscrits en désordre, vos hiéroglyphes au pillage, si c’est le moyen de vous forcer à revenir.

Car autrement que deviendrions-nous ? Je ne parle pas des duchesses, et des jolies auditrices qui vont se morfondre à vous attendre dans la cour du Collège de France. Je ne songe point à l’Académie française, obligée de faire deux élections sans vous peu m’importent les salons où vous portiez la science la plus solide et cependant la plus courtoise, la plus enjouée, la mieux accueillie qui fût jamais. Je parle de nous, comme un véritable égoïste c’est-à-dire du petit cercle de vos vrais amis habitués à vous demander chaque jour des Lumières et des services ; je parle de votre serviteur qui revenait de voyage avec un infini besoin de vous entretenir, avec de gros projets de travail à vous soumettre. Voici-dans ces cartons mes sténographies [1] de l’an passé, tout un livre à faire sous ce titre: Le Cinquième siècle, introduction à l’histoire littéraire des temps barbares. Avant de considérer les périls que la barbarie fit courir à l’esprit humain, il m’a parti nécessaire d’examiner où en était l’esprit humain au moment où la barbarie allait devenir maîtresse, ce qu’il avait à perdre, ce qu’il avait peut-être à gagner, ce qu’il fallait arracher au grand naufrage, et je me suis trouvé conduit à l’étude du cinquième siècle comme introduction à l’histoire des siècles suivants. Le sujet est beau, mais j’hésite à l’entamer, je le sais trop et trop :trop peu pour avoir la conscience au repos ; comment parler de tous ces grands hommes, sans avoir vécu dix ans avec eux ; et cependant je sens que si je ne m’en tiens pas à mes études de l’an passé, si je les reprends pour les approfondir, l’attrait et la difficulté me retiendront, je n’en sortirai plus, et l’introduction dévorera l’histoire qu’elle devait précéder. D’un autre côté, je sais trop, trop de détails, trop de ces aperçus qui auraient leur place dans une étude spéciale du cinquième siècle ; je risque d’y perdre de vue ce qui ferait l’intérêt particulier de mon travail, c’est-à-dire les premiers germes des idées, des doctrines, des inspirations qui doivent occuper le moyen âge. Hors de là, je ne ferai qu’un livre de redites et de banalités. Je me défie aussi de la monotonie et de la solennité de mon style. Certainement les Germains ont bien fait leur chemin grâce à vous mais je n’ai pas d’illusion paternelle, et je me demande si mes épaules sont assez fortes pour porter ce fardeau de l’histoire des lettrés aux temps barbares ; si c’est la peine d’écrire, pour ajouter quelques feuilles de plus à celles —que le vent de chaque hiver balaye de nos jardins et de la mémoire des hommes.

Je sais bien que vous me répondrez d’aller vous demander ce conseil à Palerme  ; votre amitié est capable de me conseiller ce voyage dans l’intérêt de ma santé ; et vous voudrez savoir peut-être qui me rend si hardi de songer à écrire un livre, quand il y a quelques mois je menaçais de vous donner le soin de mon oraison funèbre. L’air de Bretagne a fait ces prodiges. Le repos d’esprit, le grand exercice, et le vent de mer ont renouvelé mes forces, et sans avoir comme Aristarque des entrailles d’airain , je crois les miennes assez raffermies pour me laisser travailler tout doucement cet hiver. Si les bonnes nouvelles que je vous donne de votre ami vous sont agréables, remerciez-en madame Ozanam. Cette aimable personne au gouvernement de qui je m’étais tout abandonné, m’a conduit à merveille elle triomphe de faire voir mes joues où elle, a ramené des couleurs inaccoutumées. Il est vrai que je pourrais lui rendre la pareille, et la plus petite de vos amies en est au même point, si bien que nous formons un ensemble assez réjouissant pour ceux qui ont la faiblesse de ne pas nous haïr. Que ne veniez-vous profiter avec nous de cet opiniâtre soleil qui nous a chauffés pendant quarante jours ; la mauvaise volonté de vos bronches y eût cédé, et en même temps vous auriez eu l’une des plus fortes distractions qu’un voyage puisse donner celle de voir ce peuple breton si vieux et si neuf, si peu entamé par la trivialité des mœurs européennes. Vraiment je ne crois pas qu’à moins d’aller en Orient on trouve une nation plus pittoresque dans son costume, plus originale dans son caractère, moins semblable à nous, où l’on se sente plus loin de la vie de chaque jour, plus dépaysé en un mot ; et c’est assurément ce qu’on cherche quand on quitte son pays. Mais je ne taris point là-dessus, et d’ailleurs si par hasard vous avez reçu une lettre de Quimper, je trouve inutile de la recommencer.

Bien des gens vous regrettent, mais aucun plus que notre ami Wallon. C’est vendredi prochain qu’on discute les titres à l’Académie des Inscriptions. Quant à MM. les’quarante, en laissant mourir ce pauvre M. Droz ils ont trouvé le moyen de clore leur grand débat et de réconcilier une fois de plus l’Eglise et l’Université, en réunissant dans une même accolade M. Nisard et M. de Montalembert. Dieu me garde cependant de vous parler politique la plus grande nation du monde en est réduite à se demander chaque matin de quelle humeur le général est allé chez le président, et de quelle humeur le président a congédié le général. C’est là-dessus que se règle le cours de la Bourse, et~que les hommes d’État se déterminent. Du reste, le peuple paraît tranquille et j’ai vu les gens du Morbihan très-peu disposés à déterrer les fusils de la chouannerie. Mais qu’importent ces nouvelles à un homme qui est attaché à la suite de Sésostris, et qui va nous rendre les révolutions oubliées des grands empires d’Orient ? Croyez que nous suivons de toute notre curiosité et de tous nos vœux vos belles recherches; nous ne sommes pas si intéressés qu’en ressentant vivement nos privations, nous ne demeurions sensibles à votre gloire. Vous avez donc revu Florence, heureux ami ? vous allez revoir Rome, Naples, cette incomparable Sicile ! Ah! qu’il me faut de vertu pour ne pas vous aller !Que de douces pensées j’ai laissées sous les pierres et plus loin sous les buissons de lauriers-rosés qui vont border votre route. Il ne nous est pas difficile de vous accompagner en esprit : vous avez beau nous fuir, soyez sûr que nous ne sommes pas loin de vous. C’est l’assurance que madame Ozanam me charge de vous donner : vous n’avez pas besoin de la mienne. - Vous pouvez avoir oublié ce que je vous dois, mais vous savez si je vous aime.

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Dans l’année scolaire 1849 et 1850, Ozanam fit son cours sur le cinquième siècle. Son auditoire fut plus nombreux que jamais, et, pour la première fois, il céda aux instances de tous ceux qui l’entouraient, et consentit à laisser sténographier ses leçons. Le succès fut complet et fit bien amèrement regretter que tous ses cours n’aient pas pu être ainsi conservés. Ces sténographies ont été publiées en 1855, après la mort d’Ozanam, et forment les deux premiers volumes de ses Œuvres complètes La Civilisation au cinquième siècle. Voici ce que M. Ampère en dit dans la préface qui les précède : «Ozanam avait fait sur cet important sujet un cours dont on possède vingt et une leçons, recueillies avec beaucoup d’exactitude par un sténographe intelligent. Les cinq premières, revues et rédigées par l’auteur, ont paru dans le Correspondant sous ce titre Du Progrès dans les siècles de décadence et Études sur le Paganisme; elles sont précédées d’un avant-propos, qui est comme son testament littéraire. Ces cinq leçons, rédigées par Ozanam, me semblent former un des morceaux les plus élevés et les plus achevés qui soient sortis de sa plume.

« Quant aux leçons sténographiées, on doit regretter, sans doute, qu’il n’ait pu les revoir et y mettre le fini d’exécution qu’on remarque dans celles qu’il a rédigées. Cependant une considération tempère pour moi l’amertume de ce regret, et j’y trouve comme une consolation et un dédommagement.

« Les leçons sténographiées, qui conservent la parole même du professeur saisie et fixée dans le feu de l’improvisation, feront connaître à ceux qui ne t’ont pas entendue cette parole pleine de mouvement, d’éclat et de force. En effet, si les leçons qu’il a revues et polies avec un soin si heureux montrent l’écrivain habile, les leçons improvisées nous rendent l’orateur inspiré, et quelque admiration qui soit due au premier, le second était peut-être encore au dessus.

« En général, les improvisations d’Ozanam se font remarquer par une correction qui a surpris des hommes accoutumés à celles de nos plus grands orateurs ; l’improvisation véritable offre toujours quelques inégalités ;s’il s’en rencontre parfois même chez Ozanam, elles sont certes bien rachetées par la vigueur de l’expression, l’entraînement de la parole, par les traits ardents, qui sans cesse illuminent et colorent ce ferme langage.

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  1. Voyez page 328.