Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/056

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 316-318).

LVI
A M. CHARLES OZANAM.
Truscat, 15 octobre 1850.

Mon bon frère,

Hier soir, en arrivant à Truscat, j’y ai trouvé une lettre d’Alphonse avec quelques lignes de toi. Celle que tu m’avais écrite à tout hasard chez M. de la Villemarqué ne m’a pas encore rattrapé. C’est qu’en effet j’ai fait depuis bien du chemin. Après avoir visité le port de Brest, nous étions partis pour Morlaix, en nous arrangeant de manière à voir sur le chemin Notre-Dame du Fol-Goat et Saint-Pol de Léon. Au quatorzième siècle vivait dans ces bois, près de Lesneven, un pauvre fou qui s’en allait matin et soir criant Ave Maria et mendiant son pain. Il mourut et fut enterré comme un chien, hors du cimetière, mais au bout de quelques semaines on vit fleurir sur sa sépulture un beau lis dont les feuilles portaient, en lettres d’or, Ave Maria. Aussitôt l’émoi se mit dans le pays, les pèlerins et les offrandes affluèrent, et sur le tombeau du fou s’éleva, comme une autre fleur, cette charmante église de Notre-Dame du Fol-Goat, toute chargée des plus précieuses ciselures de l’art gothique. Un peu plus loin nous trouvions Saint-Pol de Léon, dont les clochers se dessinent si bien sur un paysage mélancolique et tout près de la mer. Mais au-dessus de tous s’élance le roi des clochers, le Cresker, le plus beau de ceux que j’ai vus, parce qu’il est le plus hardi et le plus harmonieux. Il n’a que trois cent soixantedix pieds de haut, cinquante de moins que la flèche de Strasbourg. Mais la flèche de Strasbourg, qui devait avoir cinq cents pieds, a été tronquée, elle manque de ces proportions exactes que j’admirais à Saint-Pol. Elle s’arrête dans son essor, tandis qu’on ne voit pas de raison pour que celle-ci ne parte pas un jour comme la flèche d’un arc pour percer le ciel.

Nous étions à Morlaix le 8 au soir. Nous avons été accueillis de la manière la plus affectueuse, hébergés pendant trois jours par une famille que nous ne connaissions point, et qui n’a d’autres liens avec nous que ceux de Saint-Vincent de Paul. J’y ai visité une conférence naissante, mais pleine d’activité puis on m’a forcé de pérorer au congrès ou les savants de Bretagne s’étaient réunis pour traiter de l’amélioration de la race chevaline et des pierres druidiques ; pour couler à fond la question des Bardes et celle des engrais. Ainsi j’ai beau fuir le travail jusqu’au fond de la province, il a trouvé moyen de me ressaisir en route, et j’avais à Morlaix non pas une petite Sorbonne, mais un vrai Collège de France, avec la plus belle moitié du genre humain dans l’auditoire. Je n’ai pourtant pas souffert de cette désobéissance à mes Hippocrates, et j’étais assez gaillard pour partir samedi dans le plus remarquable véhicule que nous ayons eu. En voyant ce vénérable équipage, un passant s’est écrié « Vraiment l’auteur de cette voiture aurait dû prendre un brevet d’invention.» Il l’aurait dû, en effet, puisque nous l’avons trouvée douce dans ce pays qu’on appelle la Montagne Noire. Enfin nous avons traversé la Bretagne dans sa largeur, de Morlaix à Hennebon, et après avoir renouvelé notre pèlerinage à Sainte-Anne d’Auray, où j’ai bien prié pour vous deux, nous voici chez notre excellent ami Francheville. J’y resterai probablement jusqu’à dimanche soir.