Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/039

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 244-246).

XXXIX
A M. LE COMTE DE CHAMPAGNY.
Bellevue, près Paris, 31 juillet 1848.

Monsieur et cher ami,

Votre affectueuse lettre m’est arrivée dans un moment où le souvenir d’une amitié aussi chrétienne que la vôtre devait m’être plus sensible que jamais, au moment où je venais, de vous apprendre la mort de mon excellent et très-aimé beau-père ; il a expiré dans nos bras, frappé d’une sorte d’apoplexie foudroyante. Il nous laisse, en nous quittant, toutes les consolations que laisse un chrétien mort. dans la paix de Dieu et avec les œuvres d’une vie toute méritoire. Mais rien ne remplacera pour nous la douceur de sa tendresse qui était extrême, ni la sagesse de ses conseils qui étaient éclairés par toutes les lumières de la foi, de l’expérience la plus consommée et de la conscience la plus délicate. Veuillez donc, monsieur et ami, prier pour lui et pour les siens qui ont bien de la peine à se remettre d’un coup si fort et si peu attendu. Hélas ! monsieur, vous me demandez mon jugement sur la situation présente. Nous sommes une pauvre famille sous le jugement de Dieu ! Dans le nuage de douleur où nous vivons ; je ne vois plus où la Providence nous mène, si ce n’est qu’elle nous mène où elle veut. Sans doute, quand on voit mourir tous ces généraux blessés, toute cette fleur de l’armée d’Afrique, cet héroïque archevêque, et ce Chateaubriand qui était comme le représentant de l’antique France, il semble que la patrie s’en va. Il semble qu’elle s’en va avec tout ce que nous avons aimé, avec la liberté même qui ne paraît plus possible que sous la condition de l’état de siège ; avec la popularité renaissante du catholicisme, compromise par les difficultés présentes de Pie IX. Mais je ne me suis jamais dissimulé le péril de la situation. J’ai toujours cru à l’invasion des barbares ; j’y crois plus que jamais. Je la crois longue, meurtrière, mais destinée tôt ou tard à plier sous la loi chrétienne, et par conséquent à régénérer le monde. Seulement, je suis sûr que nous assisterons à toute l’horreur de la lutte. Je ne sais pas si nos enfants vivront assez pour en voir la fin.

Nous avons appris avec chagrin, ma femme et moi, que madame de Champagny était souffrante et que vous aviez un enfant malade. Ah ! si les douleurs de famille, les plus amères d’ici-bas, sont des expiations réservées par la Providence à ceux qu’elle aime, serrons-nous la main, monsieur et ami, et prenons courage, car il me semble que nous serons bien partagés.