Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/031

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 208-215).


XXXI


A M. FOISSET.


Paris, 26 janvier 1848.

Mon cher ami,

Je profite du premier moment libre que je trouve, pour vous souhaiter la bonne année et pour répondre à vos lettres ; je mets du nombre celle que vous m’adressâtes en me renvoyant mes cahiers de Droit commercial, qui s’étaient égarés pendant mon absence et que j’ai eu la surprise de retrouver il y a quelques semaines. Que vous avez dû être fâcheusement étonné de mon silence à cet égard, quand vous m’avez écrit si longuement, avec tant d’affection, avec cette ouverture de cœur et ces aimables détails qu’on réserve aux vieux amis ! Vous m’adressiez un appel dont mon cœur a été bien ému, vous m’excitiez à des pensées dont je ne suis pas digne. Je conserve toutes vos lettres comme des trésors d’amitié chrétienne ; mais je ne crois pas que nulle autre m’ait plus touché.

Ceci ne veut pas dire que je n’aie pas été trèsreconnaissant de ce que vous.m’avez écrit au mois d’octobre. Comment ne vous remercierais-je pas d’avoir bien voulu accueillir ma demande indiscrète, et vous charger d’être le parrain de mes Germains, de mes barbares ? J’en suis d’autant plus reconnaissant que je sais bien de quelles occupations vous êtes surcharge je ne voudrais faire tort ni à vos justiciables, ni à vos pauvres, ni au public qui attend de vous quelque œuvre de longue haleine ; et cependant rien ne serait plus utile que votre jugement sérieux et motivé sur un livre qui doit peut-être décider de, l’emploi de mes prochaines années. Mes deux essais sur Dante et sur les Germains sont pour moi comme les deux jalons extrêmes d’un travail dont j’ai déjà fait une partie dans mes leçons publiques, et que je voudrais reprendre pour le compléter. Ce serait l’histoire littéraire des temps barbares l’histoire des lettres et par conséquent de la civilisation depuis la décadence latine et les premiers commencements du génie chrétien jusqu’à la fin du treizième siècle. J’en ferais l’objet de mon enseignement pendant dix ans, s’il le fallait et si Dieu me prêtait vie ; mes leçons seraient sténographiées et formeraient la première rédaction du volume que je publierais, en les remaniant à la fin de chaque année. Cette façon de travailler donnerait à mes écrits un peu de cette chaleur que je trouve quelquefois dans la chaire, et qui m’abandonne trop souvent dans le cabinet. Elle aurait aussi l’avantage de ménager mes forces en ne les divisant point et en ramenant au même but le peu que je sais et le peu que je puis. Le sujet serait admirable, car il s’agit de faire connaître cette longue et laborieuse éducation que l’Église donna aux peuples modernes. Je commencerais par un volume d’introduction, où j’essayerais de montrer l’état intellectuel du monde à l’avénement du christianisme ce que l’Église pouvait recueillir de l’héritage de l’antiquité, comment elle le recueillit, par conséquent les origines de l’art chrétien et de la science chrétienne, dès le temps des catacombes et des premiers Pères. Tous les voyages que j’ai faits en Italie l’an passé ont été tournés vers ce but.

Viendrait ensuite le tableau du monde barbare, à peu près comme je l’ai tracé dans le volume qui attend votre jugement puis, leur entrée dans la société catholique et les prodigieux travaux de ces hommes, comme Boëce, comme Isidore de Séville, comme Bède, saint Boniface, qui ne permirent pas à la nuit de se faire, qui portèrent la lumière d’un bout à l’autre de l’empire envahi, la firent pénétrer chez des peuples restés inaccessibles, et se passèrent de main en main le flambeau jusqu’à Charlemagne. J’aurais à étudier l’œuvre réparatrice de ce grand homme, et à montrer que les lettres, , qui n’avaient pas péri avant lui, ne s’éteignirent pas après. Je ferais voir tout ce qui se fit de grand en Angleterre ait temps d’Alfred, ’en Allemagne sous les Othon, et j’arriverais ainsi à Grégoire VII et aux croisades. Alors j’aurais les trois plus glorieux siècles du moyen âge les théologiens comme saint Anselme, saint Bernard, Pierre Lombard, Albert le Grand, saint Thomas, saint Bonaventure ; les législateurs de l’Eglise et de l’État, Grégoire VII, Alexandre III, Innocent III et Innocent IV ; Frédéric II, saint Louis, Alphonse X toute la querelle du sacerdoce et de l’empire ; les communes, les- républiques Italiennes, les chroniqueurs et les historiens les universités et la renaissance du droit ; j’aurais toute cette poésie chevaleresque, patrimoine commun de l’Europe latine, et, au-dessous, toutes ces traditions épiques particulières à chaque peuple, et qui sont le commencement des littératures nationales. J’assisterais à la formation des langues modernes et mon travail s’achèverait par la Divine Comédie, le plus grand monument de cette période, qui en est comme l’abrégé et qui en fait la gloire.

Voilà ce que se propose un homme qui a failli mourir il y a dix-huit mois, qui n’est pas encore bien remis, assujetti à toutes sortes de ménagements que vous connaissez d’ailleurs plein d’irrésolution et de faiblesses.

Mais je compte d’abord sur la bonté de Dieu, s’il veut achever de me rendre la santé, et me conserver l’amour qu’il m’a donné pour ces belles études. Je compte ensuite sur mon cours, où je trouverai désormais au lieu d’une distraction, un soutien, une règle, une raison de ne pas abandonner mon plan. J’y trouverai aussi la mesure dans laquelle des questions si multipliées doivent être traitées, non pour le petit nombre des savants, mais pour le public lettré ; car, je n’ai jamais eu la prétention d’aller jusqu’au fond d’aucun de ces sujets dont chacun suffirait à l’emploi de plusieurs vies. D’ailleurs, voici huit ans que je me prépare sans interruption, soit par mon enseignement, où j’ai fait successivement l’histoire littéraire d’Italie, d’Allemagne, d’Angleterre, au moyen âge, soit par les fragments où j’ai essayé de fixer et de réunir quelques-unes de mes recherches et de les soumettre aux bons conseils de mes amis.

Maintenant que je me suis laissé aller à une confession si longue et si indiscrète, faites qu’elle me profite, et outre l’avis que vous voudrez bien me donner publiquement sur mon pauvre livre, soyez assez bon pour me dire ce que vous pensez du dessein d’y donner suite. Je vous demandais tout à l’heure d’être impartial~ j’ai rayé le mot, sachant bien que je demandais une chose impossible à l’amitié ; mais soyez sincère, je suis encore assez jeune pour être corrigible.

Les études sur les Poëtes franciscains se rattachent au plan que je viens de vous confier, et aux origines de la Divine Comédie. Je crains que le second article ne vous ait beaucoup moins satisfait que le premier mais il était nécessaire pour arriver au troisième, qui sera non le meilleur, mais le plus intéressant, sur le Bienheureux Jacopone dé Todi. Vous voyez que je n’abandonne pas le Correspondant, malgré les dissidences que je vous ai exprimées sur les affaires d’Italie. Cependant n’allez pas croire que je sois devenu Giobertiste, comme le disent quelques personnes contrariées de ne pas me voir partager leurs alarmes. J’honore les grands services philosophiques rendus par Gioberti, mais je déplore son dernier livre ; je pense, comme on l’a si bien dit, que c’est un crime contre la liberté de vouloir inaugurer son règne par des proscriptions. Seulement je persiste à tout espérer de la sainteté, de la haute intelligence, du grand caractère de Pie IX, et à remercier Dieu de nous avoir donné le plus grand pape peut être que le monde ait vu depuis six cents ans. J’ai admiré comme vous le beau discours de M. de Montalembert, tout en regrettant qu’il s’engageât et nous engageât peut-être plus qu’il n’aurait voulu sous les drapeaux du ministère, et qu’il rompît trop durement, sans distinction et sans réserve, avec toutes les fractions de l’opposition libérale. Après que je vous ai tant parlé de moi, vous m’en voudriez si je, ne vous disais rien de ma famille. Madame Ozanam, qui est toujours de moitié avec moi, surtout quand il s’agit de vous, et qui tout à l’heure encore voulait me prendre une de vos lettres sous prétexte qu’elles lui appartiennent ; ma chère Amélie, dis-je, si longtemps éprouvée par le chagrin, jouit depuis quelques mois d’une satisfaisante santé. Notre petite Marie se porte à ravir, grandit et ne maigrit pas ; et la voici à page le plus heureux de l’enfance, deux ans et demi déjà assez développée pour causer, comprendre et nous couvrir de caresses, trop petite encore pour étudier, pour se faire sérieusement punir. Nous jouissons avec une profonde reconnaissance de ce court bonheur que Dieu nous a donné. Nous avons aussi les souvenirs de notre beau pèlerinage de l’année dernière et dont les émotions ne s’effaceront pas de sitôt. Enfin, nous avons des amis, qui sont en grande partie les vôtres ; il est inutile de vous dire ce qu’on trouve de ressources auprès d’eux. dans les bons et les mauvais jours. Je ne parle pas de la famille de ma femme, de mes frères que vous ne connaissez point et dont la tendresse nous est bien douce.

Vous voyez que la divine Providence me traite avec ces ménagements .dont les faibles ont besoin. Assurément, elle y mêle assez d’épreuves pour me rappeler qu’il faut chercher le repos ailleurs qu’ici bas, mais jusqu’à présent elle me fait un partage bien indulgent ; et je suis bien mauvais de n’en pas montrer plus de reconnaissance. La jeunesse s’en va et je ne m’aperçois point que j’en devienne meilleur. Voilà que dans trois mois j’aurai trente-cinq ans.

Nel mezzo del cammin di nostra vita.

En supposant que je fasse le reste du chemin jusqu’au bout, il faudra bien y arriver et j’ai peur de m’y trouver les mains vides. Priez pour moi, monsieur et cher ami. C’est beaucoup de prier pour ceux qu’on aime, mais c’est encore mieux de venir les aider de ses encouragements et de ses conseils. Ne vous verrons-nous point ce printemps ? Vous ne sauriez croire combien votre charité et votre sagesse seraient utiles dans ce pays-ci. J’en veux garder l’espérance, elle me rend moins amer l’adieu par lequel il faut finir cette lettre, en m’excusant bien de la finir si tard.