Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/022

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 95-97).

XXII
A M. L. .
Nogent-sur-Narne, 11 septembre 1845.

Mon cher ami,

Pardonnez, si je réponds un peu tard a votre dernière lettre. Elle m’est venue trouver à la campagne, où je vis depuis tantôt quinze jours. C’est une action méritoire d’avoir repris votre long travail sur saint Bonaventure ; et ce mérite vous a porté bonheur, si j’en puis juger par mon impression. J’ai lu attentivement vos treize pages, et j’y ai trouvé ce qu’on désire le plus dans une traduction, et ce qu’on y trouve le moins, c’est-à-dire un style naturel, sans contrainte, sans affectation, sans néologisme, rien qui rappelle la présence du traducteur, et qui laisse regretter l’original. Je connais assez les difficultés de ce genre de besogne pour m’étonner de la façon dont vous les avez vaincues. J'ai adopte le système de coupures dans les fragments dont j’ai donné la traduction à la fin de mon volume sur Dante, et qui

n’y venaient qu’a titre de pièces justificatives. Je répugnerais, au contraire, extrêmement à mutiler un auteur qu’il s’agit de faire connaître et comprendre. Ces lenteurs, qui m’impatientent, peuvent aider d’autres esprits et ces allusions obscures, qui me découragent, sont peut-être celles où d’autres, plus laborieux que moi, trouveront des lumières inattendues. Continuez donc, mon cher ami, ce travail épineux, en le mettant sous la protection du saint qui voulut sans doute servir Dieu non seulement auprès de ses contemporains, mais auprès de la postérité. Je vous recommande toujours, comme modèle de style la Connaissance de Dieu et de soi même, le Traité du libre arbitre, et l' Instruction sur les états d'oraison , par Bossuet. Joignez-y la Logique de Port-Royal. Au fond la langue française dérive surtout du latin scolastique, et c’est lui qui a fait l’éducation de tous nos grands écrivains.

De mon côté, je pousse, autant que je puis, mon interminable volume sur l'Histoire de la civilisation chrétienne chez les Germains. Le séjour de la campagne me donne un loisir que je ne connaissais pas depuis longtemps. Nous sommes à trois quarts d’heure au delà de Vincennes, sur un coteau qui domine la Marne. Le jardin est grand, l’air très-pur, le temps admirable. Ma femme reprend rapidement ses forces, et mon enfant se développe comme une petite fleur. C’est un de ces moments de bonheur comme il y en a bien peu dans la vie, et qui font sentir de plus près la bonté de la Providence. Nous comptons bien que vous viendrez cet Avent entendre le Père Lacordaire. D'ici là, ayez soin de vous aux premiers brouillards d’octobre ; conservez-vous pour vos amis. C’est un peu vous conserver pour moi.