Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/019

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 85-88).
XIX
A.M.X.
Paris, 17 juin 1845.

Mon cher ami,

Votre lettre est venue me confirmer les tristes nouvelles qu’on m’avait données. Pourquoi ne m’avoir pas dès le premier moment fait part de vos douleurs ? je vous remercie de cette sollicitude qui vous faisait craindre de surprendre ma femme par des impressions pénibles. Mais Amélie n’a pas besoin de ménagements jusqu’à ce point de vouloir ignorer les peines de ses amis. Elle me charge de dire à madame X. qu’elle s’associe vivement à ses épreuves, et qu’elle ne se console un peu qu’en la sachant remise et en bonne voie de santé. Vous demandez s’il y a de l’union à Paris, parmi les catholiques. Je crois que jamais on ne s’entendit mieux sur le but, mais que jamais on ne différa davantage sur les moyens. Vous pouvez, ce me semble, suivre de loin les mouvements et les divisions de l’armée militante. Je ne parle pas des catholiques froids, hésitants, inactifs, quoiqu’il en faille tenir compte, puisque beaucoup d’entre eux ont encore assez de foi pour vouloir sauver leurs âmes. Je laisse de côté le petit nombre de gallicans sincères, des hommes de bien timides, ou des esprits indépendants qui aiment à fair bande à part. Mais parmi ceux qui combattent vous apercevez d’abord les enfants perdus de l'Univers, que tout le monde désavoue, soit pour cause de violence, soit pour défaut de talent ; et il est vrai que jamais le journal ne fut si pauvrement écrit que depuis trois mois. Derrière ces tirailleurs vous trouvez à l’avant garde l’éloquente phalange conduite par M. de Montalembert, grossie de l’accession de MM. Lenormant et de Cormenin. Ceux-ci ne sont assurément pas pusillanimes ; ils ont trop de talent pour ne pas rester dignes, sans cesser d’être forts. Ils montrent qu’on peut être véhément sans emportement, sans trivialité, sans injustice. Ils me semblent soutenus par ce petit groupe d’hommes capables, zélés, mais peut-être plus circonspects, où vous comptez M.Dupanloup, M. de Vatimesnil, MM. Beugnot, de Barthélémy, de Fontette ; je placerai sur cette ligne la rédaction habituelle du Correspondant. M. de Carné fait l’arrière-garde avec Sa Grandeur l’archevêque de Paris, et la Presse, dont les articles sur les affaires religieuses sont maintenant rédigés par des catholiques parfaitement intentionnés, mais peut-être un peu effrayés du bruit

qui se fait, autour d’eux. Ceux-ci gémissent, de l’ardeur trop bouillante du jeune et noble pair : ils croient à la possibilité d’une transaction, au pouvoir du temps et de la modération pour mener a fin les questions difficiles. Ces trois fractions sont d’accord sur tous les chefs principaux, sur le maintien du concordat, par conséquent du budget des cultes ; sur le droit et le devoir qu’ont les catholiques de revendiquer les libertés créées par deux révolutions ; sur la nécessité d’obtenir l’enseignement libre, et le maintien des congrégations religieuses. Mais ces trois fractions diffèrent par les armes qu’elles emploient, par les voies de résistance qu’elles proposent et pour mon compte je ne m’en afflige point. Je pense qu’on est plus fort quand on est plus nombreux, quand on combat en plusieurs régiments, et sur plusieurs points à la fois. Je ne voudrais pas qu’il y eût un parti catholique, parce qu’alors il n’y aurait plus une nation qui le fût, parce que nous réaliserions, pour ainsi dire, le vœu de Caligula, nous n’aurions qu’une tête afin qu’on pût l’abattre d’un seul coup. J’aime mieux que Dieu ait répandu ses dons avec diversité qu’il y ait des hommes hardis, quand même on devrait les trouver téméraires ; qu’il y en ait de prudents, dût-on les accuser de tiédeur ; que surtout nul ne puisse par ses fautes personnelles compromettre la cause commune de l’Église, et qu’enfin le ciel nous préserve seulement de deux espèces d’hommes qui font perdre les batailles : les lâches et les traîtres. Tout ce que vous me dites de votre société archéologique et de tous vos efforts pour réveiller vos concitoyens de leur sommeil, m’intéresse infiniment continuez à faire le bien possible, en attendant le bien désirable. Je comprends tout ce que vous devez trouver d’affligeant dans vos fonctions officielles. Cependant tout ce que je vois d’hommes expérimentés continue de croire qu’après le clergé, la magistrature est encore de tous les corps de l’État le moins corrompu. Mais je m’habitue à compter toujours sur beaucoup de mal partout où je vois beaucoup d’hommes. Adieu, mon cher ami venez donc bientôt, j’ai tant à vous dire, tant à écouter de vous.

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