Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/002

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 9-11).




II


À M. CHARLES OZANAM


Paris, 30 janvier 1842


Mon bon Charles,

J’ai tardé quelque temps de répondre à ta petite lettre. J’avais été pourtant bien sensible à cette aimable attention, d’autant plus méritoire au milieu de tes études et de tes devoirs. Mais toute la semaine passée, les tristes nouvelles que je recevais de Lyon m’avaient singulièrement abattu.

Au milieu de ces pertes qui éclaircissent si douloureusement les rangs de notre famille, vous avez dû être bien affligés, mes pauvres frères, et j’aurais beaucoup donné pour me trouver avec vous. Surtout Alphonse, obligé par son ministère de consolation de se mêler à tous ceux qui pleurent, le spectacle de tant de deuil et l’épanchement de tant de cœurs désolés lui ont laissé sans doute de cruelles impressions. Pour toi, tu ne les as vus que de loin et tu n’avais jamais connu intimement les parents que nous avons perdus.

Il faut se relever vers le ciel quand on est frappé sur la terre. J’ai peur que tout ceci ne remue un peu trop ton imagination, déjà trop portée aux pensées mélancoliques. À mesure qu’on est plus isolé ici-bas, il faut au contraire y devenir plus fort et plus courageux. Il faut dans les heures de tristesse, quand la vie est lourde à porter, il faut se souvenir que tout ce qui passe est court, et que dans quelques années nous retrouverons ceux qui nous manquent. Mais en même temps rappelons-nous que nous ne les retrouverions pas, qu’ils ne nous recevraient point, si nous nous présentions au rendez-vous les mains vides, et que ces jours rapides passés sur la terre doivent être bien remplis. Ils ne le seront que par l’accomplissement fidèle de la vocation à laquelle on est destiné : cette vocation, il la faut connaître, il la faut suivre : souvent, et j’en ai fait l’expérience, Dieu nous laisse à cet égard dans une longue incertitude ; mais il ne refuse jamais ses lumières au moment du besoin. Il y a à cet égard, dans l’Oraison dominicale, une prière qu’on ne médite peut-être point assez : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ; » c’est-à-dire, non point comme en enfer où elle s’accomplit par force et par contrainte, non comme parmi les hommes où souvent on la fait avec ignorance ou avec murmure, mais comme parmi les anges où on la sert avec intelligence et avec amour.

Pardon de ce petit sermon qui empiète un peu sur les droits de notre aîné. Mais une autre fois nous causerons plus gaiement. J’ai d’ailleurs disposé du peu de gaieté que les circonstances me laissent pour le pauvre Théophile, qui ne peut pas aussi vivement sentir nos chagrins et qui a bien assez de ses peines.

Adieu, nous vous embrassons, Alphonse et toi, de grand cœur.