Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/077

Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 438-441).
LXXVII
À M. ET Mme SOULACROIX
Naples, 3 novembre 1841.

Chers parents,

Cette date bien tardive vous dira nos contrariétés. Vos conseils nous avaient décides, malgré beaucoup d’hésitation, à attendre à Naples les réponses des ministres. A l’ambassade de France on avait reçu de M. Guizot les recommandations les plus bienveillantes; mais rien de M. Villemain. Ces cinq jours de retard, sans avoir été inutiles, nous ont pourtant coûté un peu cher. Il a fallu commencer notre tour par Messine au lieu de Palerme, où nous aurions trouvé plus de muletiers et plus de concurrence. Néanmoins nous devons à la Providence, et par conséquent aux bonnes prières de tous ceux qui nous aiment, de bien sincères actions de grâces. Ce qu’on disait il y a vingt ans des brigands de la Sicile, après avoir cessé d’être vrai, grâce à une sage organisation, a recommencé cette année. Par tout sur notre passage c’étaient des récits de vols et d’assassinats, qui effrayaient très-sérieusement rios guides. Défense aux aubergistes de laisser partir les voyageurs avant le jour. De loin en loin des rassemblements de troupes pour intimider les bandits, et pourtant sans cesse de nouveaux crimes. Nous avons eu le bonheur d’échapper à tous ces périls que nous croirions imaginaires, si les magistrats les plus graves ne nous en avaient assuré la réalité. La litière, véhicule souverainement incommode, les auberges où il pleuvait par le plancher, une nourriture détestable, tout ce qui pouvait nuire, ne nous a causé qu’une très-passagère fatigue, dont cinq jours de repos nous ont parfaitement remis. Enfin, depuis quelque temps des ouragans terribles régnent dans ces parages. Des navires ont péri vendredi dernier dans le golfe même de Naples, et nous venons d’avoir la plus heureuse traversée. Les inconvénients nombreux que je viens de résumer font qu’un voyage de Sicile ne saurait être une affaire d’agrément. Nous le savions d’avance, et s’il ne se fut agi que de santé et de plaisir, assurément nous ne l’aurions jamais entrepris. Mais il en est autrement si l’on se propose pour but l’étude d’abord, puis ensuite les hautes jouissances qui l’accompagnent. L’Italie déflorée par les récits des innombrables touristes, défigurée et souvent corrompue par le contact trop fréquent des étrangers, dépouillée de beaucoup de ses monuments par les guerres dont elle a été le théâtre, et par le mauvais goût dont elle a été l’école, l’Italie ne saurait être étudiée complétement que dans cette île où se sont réfugiées ses vieilles mœurs, ses vieilles traditions, sa vieille langue. Là, les temples grecs sont debout, et couronnés de leurs beaux portiques, mieux qu’à Athènes et à Thèbes. Le génie des Doriens règne encore sur Agrigente, et quand on s’assied au milieu des ruines de Syracuse, on sent remuer autour de soi toute l’histoire. Rome a marqué son empreinte aussi puissamment dans l’amphithéâtre de Catane qu’au Colisée. Le palais moresque de la Ziza éternise, comme Grenade et Cordoue, la gloire passagère des Arabes. C’est à Montréal, parmi les splendeurs de son admirable basilique, c’est là seulement, qu’on peut concevoir l’éclat chevaleresque et la foi religieuse des Normands qui reconquirent ces contrées. Puis tout l’art du moyen âge, la peinture préludant par de gigantesques mosaïques à ses futures merveilles ; l’architecture réunissant les deux styles byzantin et gothique, pour des créations dont aucun autre lieu n’offre l’exemple. Partout de vieux tableaux sur bois à fond d’or conservés avec un respect ailleurs inconnu. Enfin une nature admirable dans sa sauvage et virginale beauté. Le phare de Messine et le golfe de Palerme éclipseront toujours dans mes souvenirs les tableaux si vantés de Baïa et de Castellamare. C’est assez vous dire, chers parents, combien ce voyage a été intéressant et profitable. Je ne saurais vous exprimer combien il a été charmant et doux par le courage avec-lequel ma compagne en a supporté les désagréments, par l’absence de tout malaise sérieux, par la gaieté, l’enjouement qui ne l’ont jamais quittée. Ses forces y ont gagné, et les miennes n’y ont rien perdu. Mon gosier un peu souffrant dans la litière s’est remis aussitôt j’espère pouvoir faire mon cours. Je profite de ce court repos à Naples pour écrire selon votre avis ; la nécessité de lire, de prendre des notes et de faire des démarches ne me permet malheureusement pas d’être plus long et de vous, dire ; comme je le voudrais, combien vous aime votre fils.

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