Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/051

Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 298-303).

LI
À M.L...
Lyon, 11 août 1838.


Mon cher ami,

C’est d’abord comme président de la Société de Saint-Vincent de Paul à Lyon que je dois écrire à M. le secrétaire général pour lui rendre compte des opérations du conseil de direction. Interprète de plusieurs opinions que je n’ai pas toujours partagées, je dois être court pour rester impartial. À la suite de notre dernière assemblée générale du 19 juillet, des inquiétudes de plus d’un genre s’étant manifestées dans le sein dé la Société, je crus qu’il y avait lieu de convoquer le conseil. Quelques membres se plaignaient de l’inexactitude d’un grand nombre aux réunions religieuses ils pensaient qu’il serait bien de stimuler la piété et l’esprit de fraternité chrétienne par des moyens qui préservassent nos conférences de dégénérer en bureaux de bienfaisance. D’autres, au contraire, s’alarmaient de quelques actes de protection ecclésiastique, qui leur semblaient autant d’empiétements, et qui pouvaient assimiler la Société à certaines congrégations religieuses, louables sans doute a tous égards, mais absolument différentes dans leur but, Enfin il s’en trouvait qui témoignaient à la fois ces deux sortes d’appréhensions, et réclamaient un ensemble de mesures capables de donner à notre œuvre un caractère en même temps profondément chrétien et absolument laïque.

Quatre réunions du conseil se sont succédé dans un espace de trois semaines, et je puis attester qu’il ne s’en est jamais tenu de plus graves, soit par le choix des membres qui les composaient, soit par la double préparation de la réflexion et de la prière, soit par la franchise des discussions, soit enfin par la vive chanté qui n’a cessé d’y régner. Sans entrer dans le détail des allégations présentées de part et d’autre, je vais seulement rapporter les décisions qui en sont résultées.

1° À dater de la prochaine assemblée générale, la présidence effective de la séance devra être exercée, non pas par M. le curé, mais par le président de la Société. Le procès-verbal s’exprimera en ces termes « M. le curé honore la réunion de sa présence. » Un local sera cherché, si faire se peut, pour éviter l’inconvénient de siéger dans une sacristie. 2° Les présidents des conférences sont invites à rappeler fréquemment aux assemblées qu’ils président, que le but dé la Société est-surtout de réchauffer et de répandre dans la jeunesse l’esprit du catholicisme ; qu’à à cette fin l’assiduité aux séances, l’union d’intentions et de prières, sont indispensables, et que la visite des pauvres doit être le moyen et non le but de notre association. 3° Comme les conférences de Paris jouissent pendant les deux octaves de saint Vincent de Paul d’indulgences dont les conférences de province sont privées, le conseil de direction de Paris est prié de faire solliciter à Rome, dans le plus bref délai, des indulgences applicables à la Société tout entière.

4° Enfin on adjure le conseil de Paris de se donner à lui-même une existence soutenue et plus énergique, de se réunir plus souvent et d’entretenir une correspondance plus active avec les conférences de province, afin de prévenir l’isolement et l’extrême individualité de quelques-unes, de réchauffer le zèle languissant des autres. En ce qui les concerne, les conférences de Lyon protestent que jamais elles ne se permettraient un acte important comme la réimpression du règlement, un sermon de charité, une manifestation tendant à compromettre l’obscurité de la Société de Saint-Vincent de Paul sans s’être assuré l’assentiment du conseil de Paris elles comprennent que toute leur force est dans l’union, et que toute la spécialité de leur œuvre est précisément dans son universalité. Maintenant, mon cher ami, je voudrais pour tout au monde m’entretenir de vive voix pendant deux heures avec vous et vous communiquer mille ces choses qui se disent et qui ne s’écrivent pas. Les dangers réels que nous pouvons courir à Lyon, et ceux imaginaires qui nous ont peut-être préoccupés davantage ; les défiances et les rancunes Lamenaisiennes des uns, l’ardeur un peu cléricale des autres. Mon système mitoyen déplaisant a tous et me suscitant tous les jours des récriminations contraires, sans néanmoins qu’on me permette de donner ma démission : mes craintes par conséquent, et pourtant mes espérances. ~Car il me semble qu’avec une organisation forte que vous pourriez nous donner aisément, l’œuvre de la régénération de la jeunesse étudiante commencerait à s’accomplir par nos mains. Voyez donc à quel point nous serons responsables du mal que nous ne préviendrons pas, du bien que nous aurons omis de faire ! Dieu sait combien d’idées traversent mon esprit, et comme elles feraient mieux, pour obtenir leur exécution, de se loger dans le vôtre.

Vous comprenez sans doute à mes regrets, cher ami, que notre entrevue projetée pour le 15 août est renvoyée. Je vous assure que depuis deux ans je fais un dur apprentissage d’une vertu qui ne m’était pas familière : l’abandon de moi-même à la volonté divine. Mes plans se renversent successivement, sans toutefois être assez complétement détruits pour m’empêcher de les rétablir et de m’y attacher encore. Cette fois, par exemple, après avoir voté le traitement de son professeur, le conseil municipal n’avait plus qu’à former la liste de ses candidats ; et voilà qu’il y surseoit sans fixer de terme. Ce délai, combiné avec l’avis que vous me transmettez de la part de M. le Clerc, et surtout avec l’état peu brillant de ma santé, me décide à retarder encore mon départ jusqu’aux premiers jours d’octobre. Veuillez donc, en continuant de bons offices dont je ne sais comment vous témoigner ma reconnaissance, suspendre l’impression, reporter mon manuscrit chez M. le Clerc en le priant de vouloir bien le lire pour m’en donner plus tard son avis.

Vous achèveriez d’avoir des droits à mes remercîments sans fin, si, considérant la peine que j’ai à faire mon voyage, vous me veniez chercher vous même. Si à votre retour de Rouen, après avoir passé un mois dans votre famille où vous avez à régler des affaires, vous vous laissiez descendre le long de. cette belle Saônejusqu’à l’île Barbe que je vous ai montrée. Là, dans une petite maison que nous louons, il y aurait assez de place pour vous bien recevoir, comme il y a dans toute ma famille assez d’amitié pour se réjouir longtemps de votre venue. Vous savez qu’un peu plus loin, là où cette même rivière va perdre sa couleur et son nom, une autre hospitalité non moins ancienne vous attendrait. Ainsi balancé au doux courant des eaux, entre nos demeures et nos affections, salué par tant d’autres qui vous aiment ici, accueilli dans nos conférences par ceux mêmes qui ne vous connaissent pas, vous passeriez parmi nous quelques jours ; et je vous reconduirais ensuite, heureux de prolonger notre rapprochement, jusque dans cette capitale qui vous a fasciné et vous retient en dépit de nos désirs.

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