Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/049
Mon cher ami,
J’avais espéré vous porter moi-même la réponse à votre dernière lettre mais les retards se multipliant encore et ne me permettant, pas de déterminer d’une façon précise l’époque de mon voyage, il faut bien que j’écrive pour ne pas laisser de lacune dans une correspondance qui nous est si chère. Et d’abord, recevez mes remercîments bien vifs pour les bons offices que vous m’avez rendus. Le conseil municipal ne peut faire sa présentation de candidats qu’après que le budget de la ville, approuvé à Paris, sera revenu apportant implicitement l’approbation du gouvernement pour l’établissement de la chaire de droit commercial. J’espère beaucoup, voyant en ceci quelque chose de providentiel le plus difficile est fait, et je ne puis assez m’étonner qu’un pauvre garçon comme moi en soit venu à faire créer une chaire. Il reste a prendre garde de n’ajouter point un cinquième vers aux « Sic vos non vobis » de Virgile. Si pourtant il en arrivait ainsi, après que tous les moyens humains qui se pouvaient imaginer ont été employés en ma faveur, j’y reconnaîtrais encore une volonté de Dieu, et je m’en consolerais aisément. Toute cette affaire est pour moi une question de vocation : j’en attends la solution avec respect, et j’espère la recevoir avec calme, quelle qu’elle soit.
Il est pourtant vrai qu’un intérêt temporel considérable s’y trouve engagé car j’éprouve comme vous les inquiétudes de la « Res angusta Domi, » et, ce qui est pire, cette inquiétude ne se borne pas à moi seul, elle s’étend à mon petit frère et à ma mère, dont les besoins augmentent à mesure que sa santé s’affaiblit. Et moi qui après tant de sacrifices faits par mon père pour mon éducation, devrais pouvoir le remplacer aujourd’hui et devenir le soutien de ma famille, je ne suis au contraire qu’une charge de plus. Une leçon de droit que je donne tous les jours est le plus positif de mes revenus. La clientèle me laisse de larges loisirs. A l’exception de deux affaires d’assises qui m’ont servi à faire un peu de bruit et point d’argent, deux procès que j’ai conciliés, un que j’ai plaidé au tribunal de commerce la semaine dernière, un mémoire assez considérable que j’ai rédigé dans une contestation entre commerçants, un certain nombre enfin de consultations gratuites, voilà toutes les occupations que m’a données depuis cinq mois cette digne profession -d’avocat, l’une de celles où l’on fait le mieux fortune à la fin, si l’on n’est pas mort de faim au commencement. Et cependant, je vous avouerai que ces préoccupations si rares me pèsent encore je ne m’acclimate point dans l’atmosphère de la chicane ; les discussions d’intérêts pécuniaires me sont pénibles. Il n’est pas de si bonne cause où il n’y ait des torts réciproques il n’est pas de plaidoyer si loyal où il ne faille dissimuler, quelques points faibles. Il existe des habitudes d’hyperboles et de réticence dont les plus respectables membres du barreau donnent l’exemple et auxquelles il faut s’assujettir ; toutes les figures de rhétorique sont réduites en action devant les tribunaux qui n’entendent plus que ce langage. Il est convenu qu’on doit demander deux cents francs de dommages-intérêts quand on en veut cinquante ; que le client ne saurait manquer d’avoir raison en toutes ses allégations, et que l’adversaire est un drôle. Exprimez-vous en termes plus raisonnables, vous passez pour avoir fait des concessions. ; vous vous êtes avoué vaincu ; les confrères vous en font des reproches ; le client se prétend trahi et si vous rencontrez dans le monde un des juges ’qui ont siégé dans l’affaire, il vous aborde en vous disant « Mon cher, vous êtes trop timide !» Mais il me semble que je’retourne à un chapitre que vous avez toujours dû trouver long dans mes lettres, celui de mes chagrins. J’en aurais beaucoup à vous dire toujours les mêmes tristesses autour de moi et ma mère presque aveugle, toujours les mêmes tristesses en moi et les mécontentements que me donne mon naturel incorrigible. En ce moment je souffre d’un mal qui vous paraîtra singulier dans une ville où j’ai des parents et des amis si nombreux, je veux dire l’isolement. Car d’un côté je ne puis épancher auprès de ma mère, dont l’extrême sensibilité rend les émotions très dangereuses, tout ce que j’ai de soucis et de pensées affligeantes je ne puis les décharger dans le cœur de mon frère qui est presque toujours absent et que je ne vois presque jamais seul si j’en parlais à d’autres parents, ce serait leur demander des conseils qui de leur part seraient des ordres. Mes amis, plus heureux que moi, n’ont pas besoin de sortir de leur famille, ils y demeurent habituellement renfermés, il n’existe plus entre nous cette nécessité d’un rapprochementmutuel qu’on éprouvait à Paris.
Rien ne m’est douloureux comme ces longues soirées du dimanche que ma mère passe chez sa soeur, où je vois des groupes joyeux attirés par le retour du printemps remplir les promenades, tandis que je demeure seul, et, ne connaissant pas de plus maussade compagnie que moi-même, je me renferme avec un journal ou avec un livre. J’apprécie maintenant par la privation tout ce que vaut, le commerce de la parole vivante, combien il féconde plus la pensée que la lettre morte des plus grands écrivains. J’ai besoin d’entendre parler, et je ne rencontre guère, soit au palais, soit à l’église, soit dans les sociétés, qu’un langage trivial et mesquin. Je me sens trop jeune encore pour me passer. de modèles et de maîtres, et je rencontre rarement des modèles et des maîtres que je voulusse accepter. Mais je m’en passerais encore si j’avais quelque dédommagement dans les entretiens et les sympathies des jeunes gens de mon âge. Qu’il est fâcheux pour moi, mon excellent ami, que vous ne soyez pas Lyonnais !
Une distraction me reste dans les travaux littéraires auxquels je puis encore me livrer, mais avec des interruptions si nombreuses, et une telle difficulté d’exécution que je crains souvent d’être attaché par l’amour-propre seul à cette plume ingrate qu’il vaudrait peut-être mieux briser. J’ai cependant un service à vous demander. Dans trois semaines environ, j’aurai terminé de copier ma thèse sur Dante qui est devenue un volume. Me permettrez-vous de vous l’adresser, et de vous prier, après l’avoir lue, de la porter chez M. le Clerc, doyen de la faculté des lettres, à l’examen duquel elle doit être soumise ? Ainsi je diminuerai d’autant les délais que j’aurai à subir en arrivant à Paris. La Société de Saint-Vincent de Paul -vous doit aussi des actions de grâces pour la promptitude avec laquelle vous lui avez -fait parvenir le dernier compte rendu. Cette pauvre Société a bien aussi ses tribulations. Elle en a de la part de ses membres dont l’inexactitude la fait souvent languir ; elle en a surtout du côté du dehors, d’où ne cessent de se renouveler des agressions dont il est difficile de reconnaître les auteurs. Il me faudrait autrement d’énergie et de liberté d’esprit que mon tempérament et mes affaires ne m’en laissent, pour faire tête à tout ; et néanmoins il est des circonstances qui m’empêchent de me démettre d’une présidence si mal remplie. Toutefois nous avons eu des consolations de plus d’un genre. Quatre réunions joyeuses ont réuni cet hiver des membres de la Société autour d’une table fraternelle, où les liens de la charité se sont resserrés, tandis que se relâchaient ceux des bourses.
Notre force morale nous vient surtout des autres conférences de Paris et de la province. Cette solidarité fait notre crédit aux yeux du monde, en même temps qu’elle fait notre confiance. La conférence de Dijon nous a écrit naguère pour des renseignements que nous lui avons immédiatement communiqués sur l’œuvre des militaires. Par contre, une lettre de M. X. m’a appris que la conférence de Nimes n’avait pas d’espérance de se rétablir. Voyez si vous ne pourriez pas ranimer la mèche qui fume et relever le roseau brisé. L’existence de trois nouvelles réunions à Paris nous a causé beaucoup de joie. Que l’association, mon ami, est une merveilleuse chose, et comme seule elle rassure et console cet isolement dont je me plaignais tout à l’heure qu’il importe de ne pas en laisser disperser les éléments, ni se ralentir l’attraction qui les rapproche ! C’était pour entretenir la chaleur parmi la jeunesse catholique que je vous proposais une manifestation dans le genre de la souscription ouverte parle l’Univers religieux ? pour l’archevêque de Cologne.
Je sais bien que ni lui, ni l’Église, ni Dieu, n’ont besoin de nos suffrages. Le plus beau suffrage qu’il eut pu désirer, le glorieux prélat, c’est la rétractation de ses collègues, c’est l’arrestation de l’archevêque de Posen. Voici une heure bien solennelle pour cette catholicité d’Allemagne, dont on annonçait tout haut la perte prochaine. Voici l’Irlande qui donne la main à la Pologne à, travers la Belgique et les provinces rhénanes. Je lisais, il y a quelques jours, une énergique protestation de l’archevêque de Tuam contre le système de pervertissement que le protestantisme anglican exerce sur la jeunesse irlandaise. Avant-hier, j’avais entre les mains la lettre de l’archevêque de Posen, et hier je voyais la bulle du Pape à l’archevêque de Malineschargé de la transmettre au clergé prussien. N’est-il pas admirable de sentir s’ébranler tout le Nord, d’entendre le craquement des glaces que le protestantisme avait amoncelées ! La débâcle est proche. Alors on verra entraînées, broyées, ces superbes et paresseuses existences que s’étaient faites les faux pasteurs, ces autorités usurpées des rois on verra ces couronnes qui ont voulu devenir des tiares, ces crosses qui ont voulu devenir des épées, flotter en. débris sur l’abîme avec les innombrables richesses dont la Réforme s’était engraissée, avec ces millions~ de livres menteurs ou défigurés dont elle -leurrait les peuples. N’est-ce pas aussi un remarquable événement que cette lutte nécessaire, désespérée, entre le souverain pontificat et la monarchie absolue, au moment où des amis insensés ou d’habiles ennemis s’appliquaient à confondre leurs causes ? Dans. lequel des deux camps est la liberté ? Dans celui où se réunissent sous les drapeaux de Frédéric-Guillaume toutes les traditions de Joseph II, de Louis XIV, d’Henri VIII, avec le rationalisme de Kant, de Hegel, de Gœthe ? ou dans celui où derrière Grégoire XVI reparaissent les grandes figures de Pie VII, d’Innocent XI, d’Innocent IV, de Grégoire VII ; avec la foi de saint Ambroise, de saint Jean Chrysostome, de saint Thomas ? Pour nous, Français, esclaves des mots, une grande chose est faite la séparation, de deux grands mots qui semblaient inséparables, le trône et l’autel. Le vieux royalisme, que pense-t-il de ses prophéties, et que ne donnerait pas M. de la Mennais pour retirer les siennes ? Oh que Dieu se rit de notre sagesse et qu’il confond notre impatience Mais, mon cher ami, tout serviteurs inutiles que nous sommes, il ne nous est pas permis d’être des serviteurs oisifs. A toutes les grandes œuvres qui se peuvent faire sans nous, malheur à nous si nous ne coopérons pas ! Prenons garde que l’humilité ne soit pas chez les gens de bien le prétexte commode de l’indolence. Quand le Sauveur mourut sur le Calvaire, il pouvait avoir à ses ordres plus de douze légions d’anges, et il n’en voulut pas il voulut bien cependant que Simon le Cyrénéen, un homme obscur, portât sa croix et contribuât ainsi à la grande merveille de la rédemption universelle.
Ne vous découragez donc point, mon cher ami, et ne vous laissez pas aller à vos abattements ordinaires. N’enfouissez pas le talent du père de famille. Vous vous devez aux jeunes hommes de votre génération qui ont reçu les promesses de vos premiers succès. Vous vous devez à vos amis, qui comptent beaucoup sur vous pour les aider à se conserver croyants et bons dans un siècle dangereux. Quant à moi, je ne communie jamais sans prier spécialement pour vous.
Adieu, nous nous trouverons, je pense, dimanche prochain au rendez-vous de la sainte Eucharistie.
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