Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/042

Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 233-236).

XLII
À M. PAUL DE LA PERRIÈRE.
Lyon, l0 mars 1837.


Mon cher ami,

J’ai des remercîments à vous faire, soit pour les services que vous m’avez déjà rendus, soit pour ceux que vous m’offrez encore. Tout autre que vous m’embarrasserait fort par de telles complaisances mais votre amitié est si désintéressée, qu’elle me tient quitte même de toute formule de gratitude ; j’espère du moins qu’elle compte sur le souvenir du cœur, et en ceci elle ne se trompe pas : Souvent je réfléchis à l’inexactitude de ce qu’on dit des affections d’enfance, lorsque je considère les étroites sympathies qui m’ont si fort attaché à vous et à Lallier, qu’avant mon séjour de Paris je n’avais jamais connus.Dieu, qui rapproche les nuages pour en faire jaillir la foudre, est aussi celui qui rapproche les âmes, quand il lui plaît, pour en faire jaillir l’amour. Vous intéresserai-je en vous disant deux mots de la vie que je mène ici ? C’est toujours cette vie bizarre entre des études inconstantes et des occupations importunes. Je compte irrévérencieusement parmi ces dernières les rares plaidoiries qui me conduisent au Palais. La fameuse affaire d’interdiction pendante à l’époque de votre départ a été plaidée deux fois depuis, et se jugera peut-être demain. En deux autres occasions, j’ai dû porter la parole à la barre du tribunal civil et de la police correctionnelle, pour de minimes intérêts. Cette semaine, les assises m’ont donné beaucoup de besogne. Lundi, un pauvre homme, défendu par moi, a été condamné à cinq ans de travaux forcés, non pas tant pour un crime qui n’a pas été prouvé, que pour des antécédents détestables qui étaient trop certains. Avant-hier la scène avait changé et si, présent en notre bonne cité, votre mauvais génie vous eût conduit a la grande salle de l’hôtel de ville, vous eussiez vu le plus humble de vos serviteurs aux côtés de Pitrat, le directeur de la Gazette du Lyonnais, citée pour attaque au gouvernement du roi ; vous auriez entendu une longue harangue du ministère public, requérant contre le chétif journal toute la sévérité de la loi, et le jeune défenseur s’efforçant, selon sa louable coutume, d’occuper une place neutre entre l’accusateur et l’accusé ; et de justifier le second sans irriter le premier. Vous auriez ouï un homme d’État de vingt-quatre ans se prononçant avec une imperturbable audace sur les plus hautes questions du droit constitutionnel, et sur les causes des plus illustres faits contemporains. Je ne sais si, comme la presque totalité de l’auditoire, vous eussiez, après les débats, compté sur un verdict d’acquittement ; mais je sais fort bien que, n’étant pas sourd, vous auriez entendu prononcer une condamnation qui, pour n’être point trop sévère, n’en a pas moins désappointé le défenseur et le défendu. On m’a vraiment complimenté sur mon discours mais, vous le savez, mes pauvres paroles ont ce bonheur d’obtenir des félicitations quelquefois, des convictions presque jamais. Voilà, mon cher ami, la plus mémorable scène de cette vie du barreau, laquelle j’ai l’avantage de mener depuis quatre mois. Jugez du reste.

Je pensais écrire aujourd’hui à N. mais voici qu’aujourd’hui finit, puisque minuit sonne. N’ayant pas le temps de lui écrire demain, qui n’est plus demain, je vous prie de lui communiquer ce qui pourra l’intéresser dans cette lettre, et de faire ensemble avec lui. En particulier je le prie de ne point trop prendre cette habitude d’écrire sans penser qu’il trouve si douce et qui est commune maintenant à beaucoup de gens qui ne sont pas clercs. Je ne le presse pas pour mon article, mais je lui en fais conscience dans l’intérêt de son propre génie, qui a besoin d’un peu d’exercice, s’il ne veut pas s’endormir dans la vapeur des requêtes et des jugements.Ne voilà-t-il pas qu’il se croit un grand homme pour faire le palais! Heureusement l’année s’avance, et j’espère que notre ami ne tombera pas en récidive ; faites vos efforts pour le sauver de sa paresseuse humilité. Présentez mes respects, je vous prie, à M. Bailly. Si vous voyez M. de Kerguelen, chargez-le de dire deux mots d’amitié pour moi aux petits apprentis Marius et Blondeau. Ici tous vos amis vous demeurent très-tendrement attachés mettez au premier rang

Votre dévoué.