Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/031
Mille remercîments, mon cher Henri, pour tes services que tu m’as rendus, pour ta bonne lettre et les nouvelles intéressantes qui y sont contenues. L’histoire de M. nous a grandement réjouis. Je me défie des vocations qui parlent si haut et si longtemps à l’avance ; ce qui enrage ne dure pas. Des vocations silencieuses et discrètes sont beaucoup plus sûres. Il paraît que nous sommes parvenus à cet endroit de la vie où le chemin se divise en deux, et où l’on fait un choix irrévocable ; voilà plusieurs de nos amis qui s’enfoncent dans la voie étroite du séminaire ; en voilà beaucoup qui descendent dans la large carrière du mariage. Je te payerai la monnaie de ta pièce en t’annonçant que C. à l’âge de vingt et un ans, s’apprête à allumer incessamment les torches de l’hymen avec quelques billets de cent mille francs. C’est une bénédiction ; la fin du monde annoncée par les esprits sombres de notre époque est ajournée jusqu’à nouvel ordre, Le dernier numéro de la Revue contient une poésie de Francheville, laquelle ressemble fort à un épithalame, et il y est question de choses que la vertu reconnue du jeune homme me commande regarder comme un préliminaire de mariage. Telles sont les nouvelles qu’il m’est permis de publier que serait-ce si je pouvais révéler tout ce qui m’est dit à l’oreille !
Pour me fortifier contre la contagion de l’exemple et me retremper dans l’amour de la solitude et de la liberté, je suis allé avec mon frère en pèlerinage à la Grande-Chartreuse. Il va sans dire que nous sommes allés à pied et que nous ne sommes pas morts de tristesse en route. Le premier jour, nous avons fait plus de douze lieues, ainsi je suis désormais ton égal. Je ne te dirai pas ce que nous avons vu, parce que tu as déjà fait le même pèlerinage. Tout ce que je puis dire, c’est que j’ai trouvé là une nature que je n’aurais pas le talent de décrire et des hommes que je n’aurais pas la force d’imiter. Toutefois l’impression que ce voyage a produite sur moi diffère beaucoup de l’idée que je m’en étais faite à l’avance. Je n avais entendu parler que de sublimes horreurs, de torrents, de précipices, de déserts, d’effrayantes austérités ; et je n’ai vu qu’une solitude délicieuse, une végétation magnifique, de riches prairies, des forêts où la verdure du hêtre se mêle à la noirceur du sapin, des rochers entremêlés de rosiers, des ruisseaux tombant, en élégantes cascades sur un lit de gazon et de mousse ; de tous côtés des touffes de campanules bleues, de larges et gracieuses fougères semblables à des palmiers nains, de grands troupeaux sur les montagnes, des oiseaux dans les bois, et là dans-le vallon, le monastère majestueux et grandiose, les moines au vêtement antique, au visage serein, exprimant dans tous leurs traits le bonheur et la quiétude ; les chants s’élevant à toutes les heures du jour, avec force, avec harmonie les hymnes de la nuit montant vers le ciel à l’heure où les crimes se multiplient et où les vengeances de Dieu se préparent enfin les charmantes chapelles de Notre-Dame à Casaliban, et de Saint-Bruno, avec leurs fontaines et leurs souvenirs de sept cents ans. Je ne sais si cette idée n’est point bizarre, mais la Chartreuse, ainsi placée dans ce creux des montagnes, me semblait comme un nid solitaire où des âmes saintes rassemblées et couvées sous les ailes maternelles de la religion grandissaient paisiblement pour s’envoler un jour au ciel.
La religion, mère pleine de condescendance et de bonté, a réuni autour de ce nid sacré toutes les harmonies de la nature, toutes les grâces de la création. Et c’est chose remarquable que les anachorètes et les moines de tous les temps, en se retranchant les jouissances artificielles de la société, en s’exilant du tumulte et des plaisirs des villes, en traitant durement leur chair, aient toujours recherché pour le lieu de leur solitude, des positions pittoresques, de grands aspects, des paysages magnifiques, et ne se soient jamais refusé le plaisir des yeux. C’est une remarque qui se vérifie à chaque instant en Italie toutes les sommités des montagnes y sont couronnées de monastères. Il en était de même dans la vieille France. S’il était quelque part une montagne hardiment suspendue, une vallée riante, une forêt aux mélancoliques ombrages, le voyageur était sûr d’y voir s’élever un clocher surmonté d’une croix et d’y rencontrer dans les pieux sentiers la trace des sandales des cénobites. La nature dans sa simplicité, dans sa virginité, est profondément chrétienne ; elle est remplie de solennelles- tristesses et d’ineffables consolations ; elle ne parle que de morts et de résurrections, de chutes passées et de glorifications futures. Les montagnes surtout disent beaucoup de choses à l’âme dont elles sont en quelque sorte l’image richesse et nudité, hauteurs sans mesures, abîmes sans fond, tableaux innombrables et divers, désordre immense, traces d’antiques bouleversements, élancements, efforts pour atteindre le ciel, toujours impuissants, toujours renouvelés ! N’est-ce point là l’image de notre pauvre existence ? Les, montagnes avec leur variété ressemblent à la nature humaine, comme la mer avec son immensité ressemble à la nature-divine. C’est ainsi que sur le globe que nous foulons aux pieds sont écrites en caractères ineffaçables les leçons d’une philosophie sublime, et cette philosophie n’est autre que celle écrite en caractères non moins ineffaçables dans les pages de l’Évangile.
De la Grande-Chartreuse nous sommes allés visiter le Grand-Som, montagne très-élevée d’où l’on domine tout le Dauphiné, une partie de la Savoie, et d’où l’on découvre toute la chaîne des Alpes. Nous avions de la neige jusqu’aux genoux, et les traces des loups étaient fraîchement empreintes tout à l’entour. Nous sommes ensuite descendus à Grenoble par le Sapey et pendant une journée entière nous avons encore joui des plus admirables points de vue. Dans cette partie du Dauphiné, les vignes sont suspendues aux arbres comme en Italie, la terre y est aussi fertile qu’en Piémont, la population y paraît belle, riche et fort religieuse, à en juger par la quantité de gens qui saluaient mon frère l’abbé le long des chemins, ou qu’on voyait a l’église le dimanche. Grenoble est une jolie ville,. assise au bord de l’Isère et environnée de fortifications inaccessibles. Cependant Lyon vaut mieux, surtout quand on y a sa famille et ses amis.
Sous ce dernier rapport tu me fais ici un grand vide. Où sont nos longues conversations, nos jérémiades faites en commun et qui se terminaient toujours par quelques paroles d’encouragement et d’espérance ? Où sont nos promenades du soir, nos chateaux en Espagne, nos folies d’étudiants ? Ici les vacances présentes ne ressemblent point aux vacances passées. La crainte du choléra avait glacé les esprits à notre arrivée ; on est resté isolé et sauvage point de diners d’amis, point de parties de campagne. Adieu, en attendant l’accolade fraternelle, reçois de moi la promesse tant de fois renouvelée d’être toute ma vie ton fidèle ami.