Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/028

Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 157-160).
XXVIII
À M.X.
Paris, 16 mai 1835.

Mon cher ami,

Je vous en veux de m’avoir si peu parlé de vous dans votre dernière lettre, et de m’avoir si longuement parlé de moi ce que je fais est bien peu de chose. J’ai beaucoup de peine à travailler ; les idées que j’exprime laborieusement ne sont pas les miennes. J’essaye de me faire l’écho des jeunes chrétiens au milieu desquels je vis. Mais combien cet écho est faible, combien sont froides ces paroles lentement combinées, en comparaison de cette foi lumineuse, de cette charité brûlante, de cette courageuse espérance, qui palpitent dans des âmes comme la vôtre, comme celles de plusieurs qui vous ressemblent! Si vous saviez comme je suis faible! comme ma bonne volonté est facilement brisée par le choc des circonstances ! comme je passe de la présomption ambitieuse au découragement et à l’inaction ! quelle vanité dans mes pensées , quelle impuissance dans mes œuvres. Oui, j’ose le dire, la Providence m’a entouré de tant de sollicitude, elle m’a si bien ménage les bienfaits de l’éducation, elle m’a prodigué de si bons parents, de si sages précepteurs, des amis si exemplaires, que souvent je me prends à croire qu’elle voulait de moi quelque chose de plus qu’une vertu vulgaire et cependant mon âme est comme un sable stérile que les pluies du ciel inondent sans le féconder. Et toutefois, aux jours où nous sommes, il faudrait de grandes vertus et des hommes forts. Sans doute l’empire du mal commence à être miné de toutes parts, et les temps approchent où la vérité sera saluée de nouveau reine du monde. Mais tant que durera la vie terrestre du genre humain, le mal ne saurait disparaître du milieu de lui le mal est toujours quelque part sur la terre, tantôt comu :e tyran, tantôt comme esclave. Jamais il ne fait de si redoutables efforts que lorsqu’il voit sa tyrannie lui échapper pour ressaisir son sceptre qui tombe, il réunit toutes ses forces à toute réaction religieuse correspond nécessairement une réaction contraire de l’impiété. Ainsi, tandis que le désert se fait autour des idoles du XVIII° siècle, tandis que la solitude de nos temple se peuple de nouveau, tandis que l’indifférence s’anéantit, et que M. Lacordaire fait tonner la parole de Dieu sur un auditoire de six mille hommes à l’étroit dans la grande nef de Notre-Dame ; le rationalisme n’est, point oisif il multiplie ses revues périodiques, il organise une propagande séductrice autour des jeunes gens, il entoure de ses émissaires, il assiège nos hommes les plus illustres, il provoque la défection de ceux qui naguère étaient nos gloires, il détrône l’abbé de la Mennais de ces hauteurs ou son génie et sa foi l’avaient placé, il nous fait trembler pour la muse virginale de Lamartine.

Ces choses sont tristes, mais elles sont vraies. Nous sommes punis, catholiques, d’avoir mis plus de confiance dans le génie de nos grands hommes que dans la puissance de notre Dieu. Nous sommes punis de nous être enorgueillis en leur personne, d’avoir repoussé avec quelque fierté les affronts de l’incrédule et de lui avoir montré, pour nous justifier a ses yeux, nos philosophes et nos poètes au lieu de lui montrer l’éternelle croix. Nous sommes punis de nous être appuyés sur ces roseaux pensants, quelque mélodieux qu’ils fussent ils se sont brisés sous notre main. C’est plus haut désormais que nous devons chercher notre secours ; ce n’est point un bâton fragile qu’il nous faut pour traverser la terre ce sont des ailes, ces deux ailes qui portent les anges la foi et la charité. Il faut remplir ces places qui sont devenues vides. A la place du génie qui nous fait défaut, il faut que la grâce nous conduise, il faut être courageux. il faut être persévérant, il faut aimer jusqu’à la mort, il faut combattre jusqu’à la fin. Ne comptons pas sur une victoire aisée Dieu nous l’a faite difficile, afin de faire plus glorieuses nos couronnes. Hélas ! mon cher, je ne sais si vous éprouvez ce que j’éprouve mais je me sens parfois tant d’abattement et de mollesse, que j’ai besoin d’écrire ainsi des exhortations et des résolutions fortes pour me relever ; je suis comme les enfants qui grossissent leur voix quand ils ont peur. Je me sens meilleur, quand je viens de m’épancher dans le cœur d’un ami qui vaut mieux que moi. Ainsi sans le savoir, vous me faites du bien et ces lignes que vous lirez dans quelques jours, ces lignes dont vous êtes l’objet, avant de vous parvenir, auront un peu raffermi mon cœur, et m’auront donné de l’énergie pour quelque temps.

Adieu, je porte cette lettre à votre ami, je voudrais qu’il pût vous porter avec elle quelques-uns des sentiments de profonde et de chaleureuse amitié que je nourris pour vous.